Montréal, 29 mars 2003  /  No 122  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LE PROCÈS RÉCURRENT DES ÉCONOMISTES
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          La théorie économique n'a plus vraiment la cote dans notre pays. La France fut pourtant un des berceaux de la philosophie libérale qui a permis à la science économique de s'autonomiser en tant que discipline du savoir et de s'affranchir de la censure religieuse ou politique. Il suffit de citer Turgot, Say, Bastiat, ou encore Cournot, Walras, pour constater que la France a apporté des contributions inestimables à l'édification de la pensée économique.  
  
          Certes, sa contribution actuelle aux avancées de la théorie contemporaine est moins nette, et cette relative modestie n'est sans doute pas sans rapport avec le fait que la majorité des intellectuels français rejoint le verdict sévère d'une opinion publique qui considère que l'économie ne peut être objet de science. Quand le chercheur commence à courir après l'opinion, il en oublie souvent sa mission principale et ses obligations.
 
La mauvaise réputation de la théorie économique 
  
          Le procès de la théorie économique est sans arrêt instruit et le verdict est sévère: les facultés de sciences économiques se dépeuplent et les résultats produits par la science économique seraient dans l'incapacité de résoudre les grands problèmes contemporains. À quoi bon étudier l'économie?  
  
          Ce verdict s'appuie pourtant sur un grave et profond malentendu. Tout d'abord, ce n'est pas parce que l'on n'applique pas le bon remède que la médecine est inefficace. Il convient aussi de s'interroger sur la réalité d'une « opinion publique » et la légitimité d'un tel instrument artificiel façonné autant par un système médiatique monolithique – malgré les apparences de la concurrence – et une éducation nationalisée qui distille, à l'intérieur de programmes officiels orientés, une opinion autorisée.  
  
          Que ce soit au sein du système éducatif ou dans la presse écrite et audiovisuelle, on est en droit de se poser des questions sur le sort réservé au traitement des questions économiques et à la présentation de la théorie économique. Le plus souvent, on entretient des clichés quand on ne fait pas purement et simplement du sensationnel. Effrayer l'homme de la rue en invoquant la « dictature des marchés », c'est bien plus vendeur qu'un austère cours d'économie démontrant les vertus de l'échange libre. Mais pourquoi un cours d'économie devrait-il être austère? Sans doute, la responsabilité de nos économistes universitaires, et notamment l'usage ubuesque qu'ils font des modèles mathématiques, est très grande. 
  
La cause: l'imposture scientiste difficile à dénoncer 
  
          Depuis plus d'un siècle, les développements de la connaissance économique sont intimement liés au recours aux outils statistiques et mathématiques sans lesquels on serait bien en peine de construire et tester une théorie. Cependant, il existe une certaine forme de scientisme en France – pour ne pas dire une imposture – qui rejaillit sur l'enseignement de l'économie et n'a pas de quoi susciter des engouements à défaut de vocations parmi les jeunes.  
  
          Cette imposture est difficile à démonter car ceux-là même qui dénoncent l'usage abusif des mathématiques en économie sont souvent aussi les mêmes qui contestent la réalité du marché et la nécessité de son analyse objective. Ils ont recours à une association basique, mais fausse, qui sert de grille de perception confuse dans l'inconscient collectif et que l'on pourrait résumer par la formule suivante: 
  
          Emprise des mathématiques = Hégémonie de la théorie néo-classique = Libéralisme dominant. 
  
          Pourtant, le libéralisme est loin d'être dominant que ce soit en France ou dans le monde. Mais, en France, il y a bien plus d'ennemis du libéralisme que de défenseurs. Ces derniers sont bien timides face aux grands meeting antimondialisation et leur discours est le plus souvent caricaturé quand il n'est pas simplement étouffé. Organisez une conférence en faveur de l'économie de marché ou du libre-échange, et vous aurez contre vous non seulement les militants ATTAC et les leaders syndicaux, mais aussi les électeurs du Front National, du Parti Communiste et de la gauche révolutionnaire, du Parti Socialiste, de la droite jacobine et étatiste. Il est vrai que cette impression de domination du libéralisme est bien là. C'est que la réalité du marché et des forces économiques qui le composent est, elle, bien tenace quoi qu'en pensent ses pourfendeurs. Car, le marché existe malgré nous, ce qui en fait bien une réalité objective, donc l'objet d'une science légitime. 
  
     « Cette imposture est difficile à démonter car ceux-là même qui dénoncent l'usage abusif des mathématiques en économie sont souvent aussi les mêmes qui contestent la réalité du marché et la nécessité de son analyse objective. Ils ont recours à une association basique, mais fausse. »
 
          En économie, la tentation scientiste est forte puisque le travail de l'économiste professionnel français consiste le plus souvent à manipuler un raisonnement mathématique pour asséner un résultat que l'on a déjà, par avance, postulé. Le scientisme consiste à se donner les apparences de la démonstration scientifique pour cacher son idéologie derrière une modélisation sophistiquée.  
  
Scientisme et étatisme 
  
          Contrairement à l'impression commune, l'idéologie à l'oeuvre est le plus souvent destinée à servir la cause interventionniste et la prétention régulatrice des hommes d'État. Car les hommes aspirent spontanément à vivre libres. Alors il faut une dose importante de conditionnement pour leur faire admettre de céder un peu de leur liberté au profit d'entité abstraite comme l'État ou le Parti. La liberté n'a pas besoin de l'idéologie et elle se présente souvent même comme son opposé.  
  
          Aujourd'hui, l'idéologie étatiste se cache derrière des formules mathématiques anodines. L'utilisation des outils mathématiques à des fins extra-scientifiques n'est pas nouvelle. Pythagore recherchait dans l'ordre des nombres l'idée de perfection et d'harmonie. Pascal avait eu recours à la théorie des probabilités, dont il a été un précurseur, pour prouver l'existence de Dieu.  
  
          À l'époque soviétique, on avait recours à l'outil mathématique (les matrices Leontieff) pour établir la supériorité de la planification économique sur le marché. Plus près de nous, les modèles keynésiens du type IS-LM ont servi de caution scientifique aux politiques de « régulation de la conjoncture » dans tous les pays capitalistes. Ainsi, le modélisateur, notamment dans les laboratoires français qui reçoivent les crédits et la reconnaissance académique de l'État, est un interventionniste déguisé qui s'ingénie à mettre en équation la mystique du « planificateur bienveillant » sans jamais s'interroger sur la nature, la réalité et les véritables objectifs de ce fameux planificateur. Un économiste libéral se fourvoierait à rechercher dans une équation la véracité de son raisonnement puisque ce sont avant tout des considérations morales qui motivent les aspirations à une plus grande liberté individuelle. 
  
          Les récents développements de la recherche en économie en France renforcent, de manière plus sournoise, cette dérive. Les chercheurs invoquent la référence au modèle abstrait de concurrence pure et parfaite en déclinant des conditions précises pour légitimer l'intervention publique lorsque ces conditions ne sont pas réunies. Mais, ces conditions ne seront jamais réunies, précisément parce qu'elles sont aussi extraordinaires qu'irréalistes. Du coup, l'intervention publique devient la référence et la norme, tandis que le marché libre est l'exception, ce qui reflète assez bien la situation de l'économie française: l'État intervient quasiment dans tous les domaines en invoquant soit l'exception culturelle, l'exception agricole, les externalités ou les défaillances supposées du marché. 
  
          Le comble est que l'État se propose d'intervenir pour imposer les règles de la concurrence en brandissant une définition du marché qui anéantit la réalité même de la dynamique compétitive. 
 
 
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