Montréal, 29 mars 2003  /  No 122  
 
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Pascal Salin est professeur d'économie à l'université de Paris Dauphine. Il est l'auteur de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000).
Cet article est paru dans L'agefi (Lausanne) le 17 mars 2003.
 
OPINION
 
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE:
LE MYTHE DE L'INDÉPENDANCE
 
par Pascal Salin
  
 
          Les faillites spectaculaires de quelques grandes entreprises (Enron ou Worldcom aux États-Unis, Swissair en Suisse) ou les pertes abyssales de certaines autres (Vivendi ou France Télécom en France) ont suscité de grandes inquiétudes au sujet du bon fonctionnement du système capitaliste et fait naître toutes sortes de projets de « régulation » de ce système dont certains prétendent même avoir pour but de « réformer le capitalisme ». Or, ces inquiétudes sont excessives et ces projets sont dangereux.
 
          Le capitalisme n'est pas une institution que l'on peut modifier à son gré, il est essentiellement le produit d'une évolution spontanée qui a conduit à sélectionner les formes d'organisation les plus aptes à permettre la coopération des êtres humains dans la production de richesses. Même si sa forme juridique a fait l'objet de dispositions légales dans la plupart des pays, une organisation comme la société anonyme est bien le produit de ce processus d'expérimentation. Et au lieu de s'alarmer des quelques péripéties récentes, on devrait admirer les miracles réalisés tous les jours par le système capitaliste. 
  
          Ce système est le plus efficace, parce qu'il est le plus juste: il est fondé sur le respect des droits de tous ceux qui coopèrent dans les activités productives. Bien sûr, aucun système ne peut être parfait, mais le capitalisme n'en reste pas moins le système qui est relativement le meilleur. Ainsi, on devrait s'étonner que les quelques dérapages spectaculaires de la période récente soient aussi peu nombreux. Ils sont certes douloureux pour ceux qui en sont les victimes, actionnaires, salariés, créanciers, mais aucun système humain ne pourra jamais prémunir tous les individus contre tous les risques. Et ces dérapages comportent aussi une face positive dans la mesure où ils apportent des leçons et peuvent susciter des réformes nécessaires. 
  
          Mais de ce point de vue aussi, il nous semble que la réponse ne doit pas se trouver dans un accroissement des contraintes légales et réglementaires, mais dans des adaptations spontanées de ceux qui sont directement concernés. Ainsi, l'éclatement de la firme de consultants Andersen apporte une preuve spectaculaire de la capacité de régulation d'un système capitaliste. Voici une firme réputée qui, au demeurant, avait en partie fondé sa notoriété sur sa rigueur déontologique depuis qu'elle avait dénoncé des manipulations comptables d'une grande firme américaine dans les années trente et qui disparaît brutalement parce qu'une poignée de ses membres – sur les 80 000 qu'elle comprenait dans le monde – a failli à ce code déontologique! Et il y a fort à parier que les firmes de consultants mettent maintenant en oeuvre des procédures rigoureuses pour contrôler le respect d'un code de déontologie par leurs membres. 
  
     « Une société ne peut fonctionner bien que s'il existe des systèmes de contrôle. Et, de ce point de vue, le contrôle par la concurrence constitue la meilleure solution. »
 
          Nous n'avons certes pas l'intention de passer en revue tous les projets de réforme qui ont fleuri récemment à la suite de ces événements malheureux. Mais nous voudrions insister sur une proposition qui semble être très favorablement accueillie à travers le monde, à savoir l'idée qu'il conviendrait d'accroître le nombre et les pouvoirs des administrateurs indépendants dans les conseils d'administration des grandes entreprises. Malheureusement, on fait totalement fausse route lorsqu'on déplore le manque d'indépendance des membres des conseils d'administration. 
  
          De manière générale, il existe un véritable mythe de l'indépendance à notre époque. On s'imagine que l'indépendance est la clef d'une bonne gestion. On créera donc une banque centrale indépendante, un organisme indépendant pour répartir les fréquences hertziennes ou pour attribuer des licences d'exploitation dans les télécommunications, une autorité indépendante pour contrôler les marchés financiers, etc. Mais une société ne peut fonctionner bien que s'il existe des systèmes de contrôle. Et, de ce point de vue, le contrôle par la concurrence constitue la meilleure solution. Si l'on est indépendant, c'est-à-dire qu'on n'a de comptes à rendre à personne, on est irresponsable. Et l'on peut profiter de son indépendance pour faire de bonnes choses, certes, mais aussi pour en faire de mauvaises. Même avec de la bonne volonté, on est dépendant de ses préjugés, de ses informations, de ses projets personnels, au lieu d'être au service de ceux que l'on devrait servir. 
 
          Les membres d'un conseil d'administration ne doivent pas être indépendants, ils doivent être propriétaires, donc responsables. Dans les faits, d'ailleurs, un membre « indépendant » de conseil d'administration n'est pas véritablement indépendant, en ce sens qu'il est redevable à celui qui l'a nommé – en général le président – d'une position qui lui apporte prestige et rémunération. Il aura donc intérêt à être le moins indépendant possible et à se comporter en reflet du président. Si, en France, le conseil d'administration de Vivendi a trop tardé à démettre son président, c'est parce que beaucoup de ses membres étaient « indépendants ». S'ils avaient dû défendre la valeur de leur patrimoine – et donc celle des autres actionnaires, parmi lesquels les petits actionnaires – ils auraient agi plus vigoureusement et plus rapidement. Le capitalisme est fondé sur la propriété et donc sur la responsabilité. Plus une organisation s'en éloigne, plus elle est fragile. L'urgence n'est pas de « réformer le capitalisme » par des gadgets, tels que les administrateurs indépendants, mais de le respecter. 
 
 
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