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Montréal, 12 avril 2003 / No 123 |
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par
Christian Michel
Il est plus facile de parler de sagesse que de morale. La morale s'énonce sous forme d'obligations et d'interdits, elle a un côté dogmatique que notre époque n'apprécie guère. Et lorsqu'on parle de sagesse, il semble qu'elle ne puisse venir que |
En parlant de Associer sagesse et capitalisme dans un même propos relève de la provocation. Est-ce que le capitalisme n'est pas bassement matérialiste, grossièrement jouisseur? Est-ce qu'il ne pratique pas l'exploitation des faibles par appât du gain, le gâchis des richesses naturelles par imprévoyance? Devant une telle réputation, il est téméraire d'affirmer comme je vais le faire que le capitalisme appelle les êtres humains à la sagesse plus que n'importe quel autre mode d'organisation de la société. C'est pourtant la proposition que je vais essayer de soutenir. Ma tentative de recherche d'une sagesse dans le capitalisme a pour but de le dégager d'un discours économique et productiviste déshumanisant. Le capitalisme ne se réduit pas à des chiffres. Si nous voulons gagner plus de gens à la cause du capitalisme, nous devons mettre en avant la dimension spirituelle du marché et de la libre entreprise. Mais d'abord, il convient de préciser: qu'entendons-nous par Sagesse Les sages de toutes les époques sont au moins d'accord sur un point: la sagesse ne vient pas d'ailleurs, elle ne nous est pas donnée, elle est en nous, il est vain de l'attendre de l'extérieur: Éléphants Mais si ce n'est pas l'extérieur qui nous apporte la sagesse, cela ne veut pas dire, loin de là, que nous pouvons faire comme si la réalité n'existait pas. Ce sont les psychotiques qui inventent leur propre monde, les sages vivent dans la seule réalité qui existe, celle qui est là, autour de nous. On cite souvent une vieille histoire tirée de la tradition de l'hindouisme védique(1). Un homme rend visite à un sage et lui demande, comme le veut la coutume, quel est le sens de la vie. Le sage lui enseigne quelques principes de la pensée védique, lui apprend que le monde est Brahman, c'est-à-dire Dieu, et que notre conscience individuelle se confond avec celle de Brahman. Notre homme s'en va tout ravi, convaincu qu'il a découvert le sens de la vie, que sa conscience fusionne avec celle de Brahman et crée toute réalité. Sur le chemin du retour, il décide de tester cette révélation extraordinaire. Il se plante bravement au milieu de la route, face à un éléphant qui vient vers lui, convaincu qu'il peut transformer la réalité de l'éléphant pour que l'éléphant ne lui fasse aucun mal. Le cornac sur le dos du mastodonte a beau lui crier De retour en claudicant misérablement vers le sage, notre homme proteste que si tout est bien dans Dieu, et si sa conscience ne fait qu'un avec celle de Dieu, alors l'éléphant aurait dû faire ce que lui, notre homme, demandait, c'est-à-dire ne pas le renverser. Il existe deux courants dans les grandes traditions de sagesse. L'un des deux est stérile. C'est celui qui soutient que le Vrai Moi, le moi spirituel, est destiné à planer là-haut, indifférent au monde. Le plus nous serions en contact avec Brahman, le moins nous nous soucierions du monde, et inversement, si le monde nous préoccupe encore, si nous sommes toujours émus par sa beauté et choqués par ses injustices, c'est que nous n'aurions pas atteint notre Vrai Moi. À la rencontre du Vrai Moi Cette anecdote avec l'éléphant nous enseigne l'autre courant de sagesse. Le monde est Brahman et partir à la rencontre de Brahman, c'est nécessairement rencontrer le monde et se mesurer à lui. La réalité existe. Non seulement elle existe, mais elle résiste. C'est même la meilleure définition que nous pouvons donner de la réalité: elle est ce qui résiste. En imagination, je peux exaucer n'importe lequel de mes désirs: être à Paris et à Tokyo en même temps, séduire la plus belle femme... Mais dans mon imaginaire, je ne rencontre que moi. Cette femme que je crois séduire n'a pas d'autres idées et pas d'autres sentiments que les miens; ce Paris ou ce Tokyo que j'invente ne connaissent pas d'embouteillages autres que ceux que j'y mets. Si donc je veux rencontrer Brahman, et pas seulement mon illusion de Brahman, c'est dans le monde que je dois le chercher. Teilhard de Chardin découvrait le vrai chemin vers Dieu dans ce qu'il appelait À côté de ce courant de fausse sagesse, qui nous invite à fuir la réalité du monde, il existe une autre tradition, toute aussi contestable aujourd'hui, qui associe la sagesse à des valeurs d'équilibre et de conformité à un certain ordre établi. Or, si la sagesse consiste à ne pas refuser le monde, mais au contraire à vivre plongé dans la réalité et en harmonie avec elle, alors nous devons reconsidérer la vision que nous avons de la sagesse comme un état de stabilité. La science contemporaine nous l'apprend: l'univers n'est pas stable, notre environnement n'est pas immuable. Ce que nous appelons La sagesse du capitalisme La sagesse se découvre dans l'action. Mais que dois-je faire? Au contraire des animaux, l'être humain n'est pas programmé pour agir. En plus, il y a de l'inconnaissable dans le monde, par exemple, l'avenir, et nous commettons parfois le plus grand mal en croyant agir pour le bien. C'est pourquoi agir comporte toujours un risque et entraîne toujours une responsabilité. Les sages ne nous disent jamais quoi faire. Ils ne leur appartient pas de nous déresponsabiliser de la décision. Ce ne serait pas ma vie si les décisions qui la jalonnent n'étaient pas celles dans lesquelles je me reconnais. Le capitalisme est une sagesse en ce sens qu'il se refuse à déresponsabiliser les gens. Le capitalisme n'apporte pas de réponse à la question Cette compatibilité des actions humaines et la cohabitation entre tous les styles de vie sont possibles en suivant une règle simple qui gouverne les relations des hommes entre eux et des hommes avec la nature. Cette règle peut être fondée en raison, c'est-à-dire qu'elle est universelle. Elle s'énonce ainsi: chacun peut faire ce qu'il veut avec ce qui lui appartient et seulement avec ce qui lui appartient. Les juristes appellent cette règle simple: le droit de propriété(3). Propriété Beaucoup de philosophes, de John Locke à Hans-Hermann Hoppe, en passant par Rothbard et Nozick, ont pensé cette question de la propriété. Ils nous ont montré comment le premier être humain qui établit un lien entre un élément de nature et lui-même (ce qu'en anglais on appelle homesteading) donne naissance à un droit de propriété. Comme l'a souligné Ayn Rand, la propriété n'est pas seulement le droit à une chose, c'est surtout le droit à une action(4), et c'est le droit aux conséquences heureuses ou défavorables de cette action. Le droit de propriété, par conséquent, découle de la nature de créateur de l'être humain(5). Et cette activité créatrice de l'être humain est l'expression de la sagesse la plus haute, puisque l'être humain seul de toute la nature a une activité consciente, et sa fonction dans le monde consiste précisément à imprimer sur la matière la marque de la conscience et de la raison. L'être humain créateur L'homme est relié à la nature, issu d'elle, mais il est supérieur à elle en raison du degré plus élevé de sa conscience. Cette affirmation fait trembler les écologistes. Est-ce que cette supériorité de l'homme n'est pas de l'orgueil prométhéen, de la folie scientiste? Certes, si l'univers était achevé, vouloir y ajouter quelque chose ou le changer, serait une révolte sacrilège contre l'Esprit. Mais puisque la construction de l'univers n'est pas terminée et que nous, les êtres humains, sommes apparus au cours de l'évolution avant qu'elle n'arrive à son terme, c'est que nous avons un rôle à y jouer, avec notre intelligence, nos passions et nos ambitions. La sagesse consiste à agir dans le monde pour accélérer cette évolution. Le sage d'aujourd'hui dans tous les domaines est un entrepreneur. Par conséquent, de toutes les formes de propriété, la propriété capitaliste est moralement la plus haute. La sagesse chrétienne le proclame depuis Thomas d'Aquin: la propriété des moyens de production est un droit naturel, c'est-à-dire qu'elle est en accord avec la volonté de Dieu, elle est le dessein même de Dieu pour l'Homme. Le mal que l'église et les sages dénoncent et dont nous risquons tous d'être atteints, est l'effritement, l'appauvrissement, de notre personne. Le remède à cette vie fade et sans épaisseur est la réaffirmation pleine et entière du droit de propriété. En régime socialiste, les gens dans leur majorité sont privés de la maîtrise de leur vie, car ce juste rapport à la réalité est impossible sans le droit de propriété. Pour un être humain, qui n'est pas un ange dans l'éther, vivre, c'est agir, et agir sur des choses. Si nous ne possédons rien, nous n'avons pas de choses avec lesquelles agir (ou alors, nous agissons de façon illégitime avec ce que nous ne possédons pas, ce qui est le fait des voleurs et des hommes de l'État). Et si nous n'agissons pas, nous ne sommes pas la cause d'événements dont nous pouvons assumer la responsabilité. Et pour un événement dont nous ne sommes pas responsables, nous ne serons ni remerciés, ni payés, ni condamnés, ni félicités... c'est-à-dire que l'irresponsabilité affaiblit la relation que nous entretenons avec autrui et nous éloigne de la réalité. Liens La propriété capitaliste nous rend ce service de ne pas nous séparer de nos actes; c'est-à-dire qu'elle nous incite à prendre conscience de la réalité. Elle nous rappelle qu'il existe des éléphants là-bas et nous interpelle: Alors qu'est-ce que tu vas faire? Prétendre que les éléphants n'existent pas, comme ce personnage de Brecht qui criait: Le sens profond du droit de propriété est d'établir des liens. La propriété capitaliste tisse des liens et noue des relations dans le monde, c'est-à-dire que le monde n'est plus indifférencié. L'amour, l'amitié et la culture remplissent le même rôle que le droit de propriété. Ils cassent l'uniformité et la banalité du monde: pas n'importe quel homme, mais mon ami; pas n'importe quel objet, mais un symbole dont le déchiffrement me relie à ma culture. De même, en devenant propriétaire d'un outil ou d'une entreprise, nous faisons surgir hors de l'uniformité un élément de nature avec lequel nous établissons un lien privilégié: pas n'importe quel outil, mais mon outil, pas n'importe quelle firme, mais celle dont je suis actionnaire... Bien sûr, nous entretenons d'autres relations avec les êtres humains et avec la nature que des relations de propriétaires(6). Nous avons des liens d'amitié et de famille, nous sommes émus par le spectacle de la mer, la majesté d'une chaîne de montagnes, la douceur d'un paysage, autant d'expériences qui nous relient à des éléments de nature sans que nous ayons besoin d'en être propriétaires. Ces relations et ces émotions entrent en résonance avec notre moi profond, mais précisément parce qu'elles sont si personnelles, ces expériences ne sont pas universalisables. Telle forêt, qui inspire à Paul un poème, laissera Pierre indifférent; telle jeune fille, qui sera le grand amour de la vie de Pierre, paraîtra à Paul aussi sotte que laide. En revanche, le respect de la propriété de chacun sur son corps et sur ce qu'il produit est universalisable, c'est le minimum que nous nous devons tous sur cette planète. Cette reconnaissance de la propriété est le socle sur lequel reposent les relations plus chaleureuses, conviviales et familiales. Lorsque Paul aura fini de composer des vers sur la forêt et qu'il aura besoin de bois pour se chauffer, la question de savoir à qui appartient la forêt deviendra d'une brûlante actualité. Le Tao du capitalisme Le lieu où nous établissons des relations entre les hommes et avec la nature et qui ne sont pas des relations d'amitié et de contemplation, ce lieu est ce que les économistes appellent Mais si
Le marché n'est donc pas le chaos, puisque, comme l'évolution, il est régi par un principe organisateur, le droit de propriété. Le marché n'est pas non plus le dessein d'un seul homme ou groupe d'hommes, c'est-à-dire qu'il n'est pas limité dans ses possibilités par la capacité de cet homme ou de ce groupe. Le marché est un des courants dans le grand fleuve de l'évolution, qui coule dans l'univers depuis le Big Bang. Loin d'être une illusoire recherche de l'équilibre, comme le croyaient les économistes classiques, le marché nous demande un perpétuel dépassement de soi. Et précisément parce qu'il n'est pas contrôlé ni restreint par le mental, le marché imagine. Il invente, il crée, et surtout, il accepte l'imprévu. Accepter l'imprévu veut dire que le marché capitaliste n'est pas seulement productif, il est fécond. Je voudrais vous lire quelques lignes qui sont pour moi une expression parfaite de la pensée Tao:
Le paradigme de la Qu'avons-nous à perdre? Cependant, n'y a-t-il pas là une démission inquiétante de la raison? Pouvons-nous accorder au marché cette confiance aveugle? La division du travail, qui est le mode d'organisation économique de l'humanité, est déjà un acte de confiance auquel nous nous livrons tous. Savoir que nous ne contrôlons pas la fourniture des biens les plus essentiels à notre vie devrait nous plonger dans l'angoisse. L'alimentation, les médicaments, l'électricité... nous viennent de gens que nous ne connaissons pas, à la fin d'une longue chaîne que personne ne contrôle, et précisément, c'est lorsque que quelqu'un a voulu contrôler cette chaîne par la planification de l'économie qu'elle s'est rompue et que des pénuries sont apparues. Mais peut-on aller encore plus loin dans la non-intervention de l'État? Peut-on prendre le risque du capitalisme? L'alternative est simple:
2) Ou bien le mal ne domine pas l'évolution, nous pouvons faire confiance à la main invisible, et l'État est un fardeau inutile, voire dangereux. Si le marché n'est pas le chaos et si les conflits peuvent être résolus par d'autres moyens qu'arbitraires, alors pourquoi ne pas laisser faire? Si le marché est régi par un principe organisateur qui exclut la violence, le capitalisme est moins dangereux que tous les autres régimes, puisque tous les autres régimes n'interdisent pas la violence, au contraire, ils l'institutionnalisent. La violence n'est pas proscrite dans nos sociétés, elle un monopole que se réservent jalousement les hommes de l'État. Lâcher prise L'hémisphère gauche de notre cerveau, le siège de la rationalité, est plus avancé dans l'évolution que l'hémisphère droit, où sont localisées les fonctions primitives, les émotions, la sexualité. Dans le processus d'évolution, il est courant que le stade le plus élevé réprime et étouffe le stade inférieur au lieu de l'intégrer. Toute la psychologie de l'affectivité depuis Freud, en particulier la psychologie transpersonnelle et les travaux philosophiques de Ken Wilber, sont fondés sur cette constatation. Parce que le mental est plus avancé dans l'ordre de l'évolution, des patients s'infligent des souffrances inutiles en réprimant leurs émotions, car ils se disent, bien sûr inconsciemment, que laisser s'exprimer l'animal en eux serait une régression dans la chaîne de l'évolution. Or, la fin de la souffrance ne s'atteint pas en procédant à l'opération inverse: étouffer le mental et se livrer à nos pulsions. La fin de la souffrance coïncide avec la prise de conscience que la raison et les émotions, le cerveau droit et le cerveau gauche, ne sont pas dans une relation de pouvoir, l'un essayant de réprimer l'autre, mais peuvent fonctionner ensemble. Typiquement, cette découverte s'opère lorsque le sujet trouve en lui assez de courage pour faire lâcher prise au mental. Alors, le sujet découvre la richesse de son inconscient, de sa sexualité, de ses émotions, de son imaginaire; il cesse d'en avoir peur. Il entre en contact avec une source d'énergie féconde dont le manque de confiance en lui-même l'avait privé. Lorsqu'un groupe humain adopte le capitalisme, il cesse de s'infliger la souffrance inutile de la répression politique. Toute la vitalité et l'énergie de cette communauté qui étaient consacrées à la bureaucratie, deviennent disponibles pour la création. Comme le patient qui est persuadé que ses émotions vont le détruire s'il les laisse s'exprimer, nous croyons encore qu'une société sans répression est vouée au désordre anarchique. Remarquons pourtant que les pires horreurs du siècle n'ont pas été causées par le désordre, mais par la soif de l'ordre. Lorsqu'on objecte au capitaliste qu'il faut à la société un gouvernement pour remplir la fonction de garde-fou, on peut répondre que le seul garde-fou dont nous avons besoin est celui qui nous protégera de la folie des gouvernements. Comme l'écrivait Elias Canetti, une société humaine n'a pas à craindre l'indépendance d'esprit, mais l'obéissance. Le laissez faire collectif de l'humanité adoptant le capitalisme n'est donc pas différent du lâcher prise individuel de l'être humain prenant contact avec la partie profonde et créatrice de lui-même. Nature Une objection au laissez faire souvent entendue nous vient des écologistes et des adeptes du Nouvel Âge. En voilà qui n'ont pas de sympathie pour le mental raisonneur et technicien. Ils encouragent volontiers l'individu au lâcher prise du mental. Vive l'intuition, l'imagination, la spontanéité, nous disent ces amoureux du naturel. Mais, paradoxalement, lorsqu'il s'agit de défendre la nature, ils veulent nous imposer le verdict des experts. Or les experts ne peuvent pas établir la vérité scientifique de leurs analyses sur l'état des relations entre la planète et l'humanité (la preuve en est le désaccord affiché entre eux). Il n'existe pas en effet un point extérieur d'où ces experts pourraient surplomber notre condition humaine et l'analyser scientifiquement, comme l'on fait d'un élément isolé de la nature, un cristal ou une niche écologique... Par conséquent, nous n'avons pas accès à la vérité de Gaia. Mais nous savons que si chacun s'occupe du petit élément de nature avec lequel il a établi un lien, c'est-à-dire si chacun s'occupe de sa propriété, alors ensemble nous ne causerons pas de mal à la planète. En effet, pour mesurer l'impact de notre action sur la nature, nous sommes guidés par la réponse en retour (un feedback) que la nature nous envoie. Les propriétaires qui voudraient ignorer le message de Gaia seraient vite mis en face de la réalité. Leur élément de nature perdrait de sa valeur, ce qui est un argument généralement convaincant pour des propriétaires. Devant le risque de cette perte de valeur, chaque propriétaire change de comportement, celui qui possède un cours d'eau le pollue moins et interdit aux autres de le polluer, parce qu'un égout se vend moins bien qu'une rivière; celui qui ne prend pas soin de son corps s'aperçoit que ses primes d'assurances maladie augmentent... Le rôle du marché est d'ouvrir notre conscience à la réalité. C'est cela la sagesse capitaliste. Nous connaissons depuis Max Weber la filiation entre Cette lecture directe de la Nature est possible si nous élargissons assez notre champ de conscience pour sortir de l'idéologie et rencontrer la réalité. Or, le lieu où les besoins et les désirs de l'humanité, où les ressources et les contraintes de la nature, se révèlent dans leur réalité, ce lieu est le marché. C'est le marché qui nous communique l'information sur la demande des biens matériels exprimée par les êtres humains et sur la capacité de la nature à la satisfaire. Et le langage, très compréhensible, utilisé dans ce dialogue entre les hommes et la nature est celui des prix. Les économistes de l'École autrichienne et Friedrich Hayek nous l'ont appris, les prix ne sont que de l'information, les prix sont le message que la nature nous envoie sur sa capacité à répondre aux désirs des hommes pour une de ses ressources à un moment donné. On pourrait schématiser ce dialogue ainsi: le prix d'un produit baisse, et c'est comme si la nature nous disait: Pour que soit compris ce dialogue entre les êtres humains et la nature à travers le marché, encore faut-il qu'il ne soit pas censuré. Or les hommes de l'État étouffent l'information sous forme de contrôle des prix, de quotas de production, de barrières douanières, de monopoles et autres subventions(9)... Ainsi nous vivons toujours plus retranchés de la réalité. Le « Principe-responsabilité » La sagesse capitaliste est compatible avec le « principe En revanche, lorsqu'un gouvernement entraîne tout un pays dans une certaine politique, l'effet de masse cumule les conséquences. Comme le coût d'une éventuelle erreur est supporté par la collectivité, y compris par les malheureux qui ne voulaient pas de cette politique, la réponse en retour de la nature met beaucoup plus de temps à devenir lisible. Lorsque la prise de conscience a lieu, les dommages sur les êtres humains et sur la planète peuvent être devenus déjà irréversibles. Nous n'avons pas accès à la vérité de Gaia, mais si chacun s'occupe de sa propriété et se laisse guider dans ses initiatives par l'impact immédiatement lisible qu'elles ont sur cette propriété, y compris sur son corps, alors personne ne causera de dommage à la nature. Au contraire, chacun de nous deviendra plus conscient de son propre rapport à la réalité. Et si personne individuellement ne cause un dommage à la nature, globalement la planète ne souffrira pas de dommage non plus. En revanche, si des politiciens décrètent au niveau mondial comment nous devons nous comporter, ils s'immiscent entre nous et la réalité. Ils nous privent de l'expérience directe de la réalité sans pouvoir garantir que leur action à l'échelle globale est bénéfique. Au contraire, la masse d'informations que ce gouvernement universel devra traiter est beaucoup trop importante pour que nous puissions même imaginer de la centraliser(11). Pouvoir et séduction L'absence de centralisation du pouvoir est la meilleure garantie des libertés que nous donne le capitalisme. Il ne nous propose pas de Maison Blanche ni de Kremlin à conquérir. Le capitalisme n'est pas démocratique, il ne demande pas que nous abandonnions notre pouvoir à des délégués. Mais est-ce à dire qu'il n'existe pas de relations de pouvoir dans le capitalisme? Bien sûr que si, mais le pouvoir économique est d'un autre ordre que le pouvoir politique. Le pouvoir politique est le pouvoir de la force armée. Je dirais que c'est le versant mâle du pouvoir. Selon la formule de Ken Wilber, pendant des milliers d'années, le problème principal de nos sociétés humaines a été de contenir les effets de la saturation de testostérone dans le monde. Trop de machisme, trop de pouvoir politique, trop d'armée et de police… Le capitalisme en se développant entraîne la montée d'une autre forme de pouvoir, qui en est le versant féminin. La forme capitaliste et féminine du pouvoir est la séduction. Certes, la séduction est un pouvoir, mais ce n'est pas le pouvoir de contraindre, c'est le pouvoir de susciter nos désirs. Si des firmes comme Michelin, Microsoft, Mitsubishi, peuvent exercer un jour du pouvoir sur moi, c'est seulement dans l'exacte mesure où je désire entrer en relations avec elles, comme employé, fournisseur ou consommateur. Si je ne suis pas séduit par ce qu'elles offrent, ces firmes ne peuvent rien contre moi. Le pouvoir politique est le pouvoir de contraindre et sa limite est la mort de ses victimes; le pouvoir du capitalisme est le pouvoir de séduire et sa limite est l'intérêt de l'échange. L'émergence de cette énergie féminine qui anime le capitalisme est un autre signe de l'évolution humaine. Pornographie Et la pornographie dans tout cela? Je l'ai mentionnée dans mon titre pour deux raisons. D'abord parce qu'il faut annoncer un sujet plus accrocheur que Je ne prends pas la pornographie dans son sens étymologique. Dans le sens où je l'entends, est pornographique tout ce qui se pratique sans amour. Rien de ce que nous faisons avec amour ne peut être laid. L'amour transfigure tout. Or, il ne peut pas exister d'amour en dehors d'une relation libre. On ne peut pas aimer son esclave et lui refuser sa liberté. Les sociétés dans lesquelles nous vivons ne font pas de nous des esclaves au sens propre du terme, mais nous enserrent dans des obligations légales et administratives, qui constituent autant de contraintes arbitraires. Les relations spontanées se distendent, donc la place laissée à l'amour se réduit.
Vous ne pouvez pas décider sous quelle forme vous allez vous marier; la loi l'a prévue à votre place. Vous ne pouvez pas décider du type d'éducation à donner à vos enfants; l'école est obligatoire et les programmes sont établis par un ministère. Ces décisions qui concernent si intimement les êtres que nous aimons sont prises à notre place. Nous sommes déresponsabilisés des formes de la relation que pouvons entretenir avec autrui, c'est-à-dire que peu à peu ces relations d'amour perdent de l'importance, puisque nous n'en sommes pas responsables. Ainsi, l'on voit les mariages se briser et les familles se décomposer. À l'échelle de la société, la question se pose de la même façon. Si mon voisin est malade ou chômeur, ce n'est pas mon problème, il y a des services d'aide sociale pour cela. Nous payons des impôts pour ne pas entendre geindre les pauvres. Dans la société démocrate sociale, chacun de nous est encouragé à s'enfermer dans son cocon et à se désintéresser du sort des autres. Chacun pour soi, l'État pour tous. La démocratie sociale construit un monde matérialiste et égocentrique. Le processus est le suivant. Les hommes de l'État de tous temps ont eu besoin d'un discours de légitimation de leur pouvoir. Autrefois, les hommes de l'État prétendaient que nous devions accepter leur pouvoir parce qu'il était voulu par Dieu, ou parce qu'il allait réaliser la société sans classe, ou encore défendre la civilisation contre les barbares... Aujourd'hui, dans tous les pays industrialisés, le discours de légitimation du pouvoir politique est celui de la Ainsi les hommes de l'État ne peuvent rien promettre d'autre que de l'argent. Ils doivent donc mobiliser tous les instruments de leur propagande pour convaincre la société que seul l'argent est désirable. Et comme cet argent est celui des autres, les hommes de l'État promettent une société généreuse comme la prostituée promet l'amour. Nous pratiquons les gestes de la générosité, mais pas la générosité. Ces gestes n'ont pas de sens s'ils ne sont pas accomplis librement. Les esclaves qui construisent un hôpital sans être payés ne sont pas des bienfaiteurs, ou alors loin de les libérer, nous les ferons fouetter pour qu'ils soient encore plus généreux. Les milliardaires qui paient des impôts ne sont pas généreux, ils sont volés. L'État-providence est une pornographie de la générosité, car il nous force à accomplir les gestes, même si nous n'éprouvons pas le sentiment. Le capitaliste connaît la valeur de la générosité, car il connaît la valeur de la propriété. Une société à peu près civilisée et aimable n'est pas celle où chacun vit selon les lois de l'amour (ce serait utopique). Il suffit que cette société soit organisée pour que les projets individuels vers plus de conscience et d'amour puissent s'exprimer. Ces projets individuels profitent à la communauté toute entière. Par exemple, dans certaines sociétés primitives, pour être un grand Héros – ce qui est bien une ambition purement individuelle – il vous faut capturer plus de gibier que tous les autres chasseurs; ensuite il faut en faire don. Plus ce chasseur veut être grand, plus enflé est son ego, plus la communauté en profite. C'est exactement ce qui se passe avec les capitalistes. Ils accumulent une fortune, puis créent des fondations qui portent leur nom et financent toutes sortes d'initiatives pour le plus grand bénéfice de l'ensemble de la communauté (par exemple une fondation pour la recherche scientifique ou pour aider les plus démunis). Je ne sais si Teilhard de Chardin était un libertarien, mais je souscris à cette pensée: Dans un parc à côté de chez moi, pendant les longues soirées d'été, des musiciens se réunissent souvent pour jouer du jazz. Ils ne se connaissent pas toujours entre eux. Pendant un long moment, ils essaient de s'accorder, ils y parviennent pendant quelques mesures, puis ils tombent dans la cacophonie. Ce serait facile à ce moment-là qu'un des musiciens se tourne vers les autres et leur dise: Je vous invite à prendre votre place dans la musique du capitalisme.
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