Montréal, 13 septembre 2003  /  No 128  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
TÉLÉ-RÉALITÉ: QUAND LA FICTION
DÉPASSE LA RÉALITÉ
 
par Gilles Guénette
 
  
          À voir la place qu'occupe la question des mariages gai dans les médias depuis quelques mois, on serait porté à croire que la grande majorité des Canadiens sont gais et qu'ils veulent se marier. La réalité, bien sûr, est toute autre: une infime parcelle de l'infime minorité que constituent les gais dans la population veulent se marier (tellement qu'un populaire animateur de radio s'est demandé l'autre matin, « Est-ce qu'on fait tout ce débat pour rien? »). La réalité est une notion bien... abstraite. Prenez le phénomène de la « télé-réalité ». On nous vend le concept comme s'il s'agissait de « la réalité » alors qu'en fait il s'agit d'une télé... tout ce qu'il y a de plus arrangée.
 
Freak Shows nouveau genre 
  
RÉALITÉ [realite]. n. f. • 1° Philo. Caractère de ce qui est réel, de ce qui ne constitue pas seulement un concept, mais une chose. [...] • Cour. Caractère de ce qui existe en fait (et qui n'est pas seulement une invention, une illusion ou une apparence). [...] 3° La réalité: ce qui est réel, actuel, donné comme tel à l'esprit. [...] • 4° Cour. La vie, l'existence réelle (opposé à désirs, illusions, rêves). – Le petit Robert 1, 1987.
  
          Le premier ministre français Jean-Pierre Raffarin a « conseillé » récemment à ses ministres de ne pas participer à la nouvelle émission de télé-réalité politique de TF1, 36 heures, qui doit plonger des hommes politiques dans une famille française. « L'expression politique, a-t-il expliqué le 1er septembre dernier dans Le Figaro, a besoin de créativité et je suis prêt à observer toute innovation, mais je suis opposé à ce que les ministres s'expriment en dehors de leur champ de responsabilité, dans un cadre qui ne respecte pas la dignité de leur fonction. [...] On n'a pas besoin d'être en pyjama pour exprimer ses convictions. » 
  
          Pas besoin d'être en pyjama pour s'exprimer, mais ça aide lorsqu'on vend de la lessive! Surtout lorsque de jeunes pétards et pétasses se l'arrachent en pleine période de grande écoute. Survivor, Temptation Island, Big Brother, The Osbournes, Love Shack (la liste s'étire sur des kilomètres), aux quatre coins du monde, les émissions de télé-réalité fracassent des records d'audiences.  
  
          Pour plusieurs, ce succès s'explique entre autre de cette façon: ces émissions éveillent le voyeur en nous. Mais si nous sommes vraiment tous voyeurs, regarder une bande d'exhibitionnistes faire les pitres dans l'espoir de décrocher fortune et notoriété est loin d'être du voyeurisme. Ces « acteurs » sont conscients que derrière chaque caméra qui les épie se cachent quelques millions de paires d'yeux. Regarder l'exhibitionniste se donner en spectacle ne fait pas de nous des voyeurs, ça fait de nous des complices. 
  
          Aujourd'hui, aussitôt que vous enfermez quelque gens ordinaires quelque part, et que vous leur faites faire des choses qui sortent de l'ordinaire, sous l'oeil vigilant de caméras, vous faites de la télé-réalité. Comme l'écrivait Paul Cauchon dans Le Devoir du 8 septembre: « le terme même de télé-réalité est tellement galvaudé qu'il recouvre maintenant tout et son contraire ». Allez savoir.  
  
          Cet automne, dans la Belle Province, les deux plus importants réseaux privés de télévision, TVA et TQS, présenteront chacun leur reality show – ça c'est sans compter le Michèle Richard de Musimax et les éventuelles « suites » de Canadian Idol ou de Star académie. TQS présente Loft story (nos lecteurs français connaissent bien!) et TVA, Occupation double. Un simple coup d'oeil aux concepts et buts de ces deux émissions nous montre à quel point on est loin de la « réalité »: 
  
          • Loft story: Six hommes et cinq femmes, tous célibataires, vivent durant 9 semaines dans un immense loft sous l'oeil des caméras. Ils n'ont droit qu'à une heure d'eau chaude par jour et leur loft n'est équipé d'aucune commodité du genre lave-vaisselle ou sèche-linge. Il y a cependant un jaccuzi... Les téléspectateurs « sauvent » leurs préférés. Le but de l'exercice: former un couple qui s'aime vraiment. L'enjeu: 100 000 $ et plusieurs prix (meubles, piscine, etc.). 
  
          • Occupation double: Dix hommes habitent dans une maison en banlieue. Six femmes habitent dans une maison voisine, près d'un lac. Durant 10 semaines, les participants, tous célibataires, apprennent à se connaître à travers diverses activités prévues en groupe ou en couple. Les hommes et les femmes s'éliminent entre eux. Il y a un jaccuzi et une salle de musculation... Le but de l'exercice: former un couple qui s'aime vraiment. L'enjeu: 413 500 $ en prix (maison, voitures, voyages, etc.). 
  
          Si ces deux exemples d'émissions de télé-réalité reflètent réellement la réalité, nous sommes tous jeunes, minces, beaux et hétéros, nous sommes tous célibataires, nous vivons tous en gang, nous ne travaillons jamais, nous accordons une grande importance à l'eau, et nous voulons tous former le couple idéal. Or, encore une fois, la réalité est tout autre. La réalité que dévoilent ces émissions, c'est que bien des gens « vivent leur vie par procuration, devant leur poste de télévision » comme dirait Jean-Jacques Goldman... 
  
Quand le politique joue le jeu 
  
          Dans la mouvance télé-réalité, plusieurs ont parlé ces derniers temps du nouveau film de Jean-Claude Labrecque, À hauteur d'homme, pour le qualifier de « cinéma-réalité ». Le documentaire relate les cent jours qui ont précédé la défaite de Bernard Landry et du Parti québécois aux dernières élections provinciales. Pourquoi M. Landry? Le réalisateur dit aimer l'homme, le personnage. Pourquoi cette élection? Il s'agissait d'un moment historique. Lorsqu'a débuté le tournage, le PQ n'avait pas encore commencé à piquer du nez... 
  
     « Si les émissions de télé-réalité reflètent réellement la réalité, nous sommes tous jeunes, minces, beaux et hétéros, nous sommes tous célibataires, nous vivons tous en gang, nous ne travaillons jamais, nous accordons une grande importance à l'eau, et nous voulons tous former le couple idéal. »
 
          Bien sûr, À hauteur d'homme est un document beaucoup plus sérieux que les émissions de variété dont on parlait plus tôt. N'empêche qu'il demeure un document qui s'inscrit dans la foulée des émissions « réalité » où l'on talonne une personne (ou un groupe de personnes) durant quelque temps, dans le but de montrer de quoi est fait son quotidien. 
  
          Le 31 août dernier, pour parler de son film à quelques jours de sa sortie en salle, M. Labrecque accordait une entrevue à l'émission Pourquoi pas dimanche (Première chaîne de Radio-Canada). On y apprenait, entre autres, qu'il avait tourné pour 150 heures de pellicule, qu'il avait dû constamment composer avec les restrictions de la télévision, et que le chef du parti n'avait pas « triché » en faisant pour la caméra 
  
          On peut se demander, mais qu'est-il advenu des 148 heures qui ne se retrouvent pas sur le produit final? Ces moments faisaient pourtant partie de la réalité de Bernard Landry et de son entourage à cette période de leur vie. Qu'est-ce qui fait qu'on les évacue? Leur manque de pertinence? Le fait qu'elles ne cadrent pas dans ce qu'on tente de faire passer comme message? Inutile de dire qu'avec les mêmes 150 heures, quelqu'un d'autre pourrait montrer une toute autre « réalité » des 100 derniers jours au pouvoir du PQ. 
  
          Et les restrictions de la télévision altèrent la « réalité ». Le fait de devoir créer en tenant compte des limites de la grille-horaire et de l'existence des publicités ne peut qu'avoir un effet sur la représentation qu'on donne de la réalité. Il faut faire court et punché! Retirer tout ce qui ne bouge pas assez ou qui prend trop de temps à se développer. Sacrifier des pans entiers de réalité pour rencontrer les limitations du médium. Mais la vie (la réalité) est faite de longueurs et de temps morts... Encore une fois, la réalité est trafiquée. 
  
          Ça aura pris trois semaines aux sujets de M. Labrecque pour qu'ils s'habituent à sa présence. Trois semaines pour qu'ils fassent comme si il n'y était plus. Fait-on réellement abstraction d'une équipe de tournage – aussi petite soit-elle – quand on est en politique depuis plusieurs années ou bien fait-on semblant? La campagne de M. Landry aurait-elle été exactement la même s'il n'y avait pas eu l'équipe de M. Labrecque pour constamment le talonner? Aurait-il réagi de la même façon? Aurait-il pris les mêmes décisions? On ne le saura jamais, le moment étant figé sur pellicule. Une chose est sûre, on peut « tricher » et faire pour la caméra 
  
J'aurais aimé être une mouche sur un mur... 
  
          Pensez à n'importe quelle occasion spéciale. Que se passe-t-il lorsque quelqu'un braque une caméra vers les convives? Les filles se coiffent, recherchent les glaces; les gars rentrent le ventre, redressent les épaules. Ou bien on se montre sous son meilleur jour, ou bien on exagère certains traits en faisant le bouffon. D'une façon comme de l'autre, la vue d'une lentille fait réagir, elle modifie les comportements. 
  
          Bien sûr, diront certains, les lentilles font partie de notre réalité. Peut-être. Sauf que les « réalités » qui nous sont montrées dans les émissions de télé-réalité sont montées de toute pièce. Elles n'existeraient pas si ce n'était des équipes de production qui ont décidé de leur donner forme. Et les personnes qu'elles mettent en scène – toutes choisies lors d'auditions pour leurs attributs physiques (vous ne verrez pas de laiderons ici) ou leur grande télégénicité (pas de place pour les introvertis) – ne se seraient jamais rencontrées sans ces prétextes. Dans le cas du film À hauteur d'homme, la « réalité » de la campagne existait, mais la présence de Labrecque l'aura inévitablement altérée. 
  
          Pour qu'une réalité puisse vraiment être captée puis montrée, il faudrait que son sujet vive sous le regard constant des caméras à son insu – un peu comme Jim Carrey dans The Truman Show – et que personne n'intervienne dans la mise en ondes du signal final. Regarderiez-vous une interminable émission de votre vie? Ou de celle d'une pure inconnue? Moi non plus. Mme Chose, 45 ans, résidante de Saint-Meumeu: Quinze minutes de voiture en chemin vers le boulot, huit heures assise derrière une caisse-enregistreuse, un autre quinze minutes de voiture de retour à la maison, arrêt à l'épicerie du coin, préparation du souper, lavage de la vaisselle, des petits (s'il y en a), le bulletin de nouvelles de fin de soirée, et le coucher... On recommence le lendemain! N'importe qui se lasserait rapidement d'un tel « spectacle ». 
  
          Contrairement au vieil adage qui veut que la réalité dépasse souvent la fiction, en télé-réalité c'est tout le contraire qui se produit. 
 
 
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