|
|
Montréal, 13 septembre 2003 / No 128 |
|
par
Marc Grunert
<< Première partie, le QL no 127 Marc Grunert: Dans votre second ouvrage, Demain le libéralisme, vous faites découvrir Hayek. Le chapitre qui lui est consacré est vraiment lumineux. Henri Lepage: C'est-à-dire que dans ce genre de livres, un chapitre ne doit pas dépasser 25 pages. Parvenir à résumer en 25 pages les idées de Hayek requiert un savoir-faire particulier. J'ai su faire ça parce que j'étais journaliste à l'époque. Il fallait pouvoir présenter de manière simple et claire des dossiers très complexes. Ensuite ça semble si simple que les gens s'imaginent que ça s'écrit comme ça, tout seul, alors que c'est le résultat d'un travail colossal. |
M.G.:
Vous avez donc fait ce travail sur Hayek, à un moment où
c'était encore un auteur méconnu.
H.L.: Oui mais là où j'ai échoué c'est que l'objectif de ces livres étaient de pousser les chefs d'entreprise à financer des think tanks spécialisés dans ce genre d'analyses. Le livre a donc rendu service, mais sans déboucher sur ce qui était sa vraie fonction. Avec Jean-Jacques Rosa, on voulait créer une fondation et l'idée était d'inciter les milieux patronaux à la financer. Mais nous n'avons pas réussi à obtenir ce pour quoi ce genre d'analyses avait été fait. M.G.: On ne sait pas toujours effectivement ce que va devenir ce qu'on produit. Toujours est-il que ces livres ont été très largement diffusés. H.L.: L'avantage de ces livres est qu'ils créent un choc, ils révèlent au lecteur quelque chose qu'il ne connaissait pas. Mais cela suppose une certaine forme d'esprit, un appétit pour une pensée rigoureuse. La dialectique du raisonnement coût-avantage est tellement poussée à l'extrême. M.G.: De ce fait les critiques ont tendance à caricaturer votre démarche en la réduisant à une pensée purement économique. H.L.: C'était effectivement ça la première attaque, qui m'a conduit à la deuxième partie relative à Hayek et à son épistémologie. Elle-même s'inscrit dans la filière M.G.: Alors, justement, portons un regard sur ce qui se pense aujourd'hui chez les libertariens de l'école autrichienne d'économie. Hans-Hermann Hoppe, le continuateur de Rothbard, dit en gros qu'être trop empiriste, vouloir trop démontrer par les faits empiriques, c'est jouer le jeu des socialistes dans la mesure où eux aussi prétendent vouloir réformer à partir d'une analyse empirique. Or l'inconvénient d'une critique empirique de l'État c'est qu'on reporte toujours à plus tard la question de la légitimité de l'État et de son action parce qu'on peut toujours dire: H.L.: La manière dont vous posez le problème est typique de quelqu'un qui cherche la vérité. Moi ce n'est pas mon problème ici. Bien sûr, je cherche la vérité, mais ma démarche n'était pas celle-là. Il y avait une révolution scientifique, un foisonnement intellectuel visant à convaincre et à démontrer rationnellement la supériorité d'une société de marché. Or ces arguments sont très divers et pas tous cohérents, les uns par rapport aux autres. Mon problème premier était d'abord de faire l'inventaire de tout ce qui se faisait. Il était de livrer aux gens – et c'est toujours ma démarche aujourd'hui – une nouveauté, un nouvel argument, une nouvelle analyse. De ce point de vue, je trouve Hoppe très intéressant parce qu'il a apporté des arguments nouveaux sur des questions comme la démocratie, l'immigration, etc. Alors quant à savoir si c'est lui qui a raison dans la bataille interne entre les théoriciens libéraux, ce n'est pas le problème que je me pose publiquement. Il y a des moments où je penche pour l'un ou pour l'autre, tout dépend du problème que vous abordez. Ça dépend aussi du public auquel vous vous adressez. Vous ne vendrez pas le libéralisme à tout le monde avec les mêmes outils. Il y a des gens qui ne sont pas du tout prêt à faire le saut philosophique qu'implique la pensée de Rothbard. Les ingénieurs seront plus sensibles à des arguments chiffrés, etc. M.G.: Aux philosophes on pourra par exemple retourner contre eux leurs propres critères, c'est ce que fait très bien Hoppe. H.L.: Cette façon de choisir ses armes intellectuelles en fonction du public que vous voulez convaincre, c'est un peu le fil conducteur de ma méthode. Malheureusement la plupart des gens veulent qu'on leur donne une vérité toute faite, un petit livre rouge qu'ils n'ont plus qu'à décliner. M.G.: Quelle est la bonne stratégie pour accroître la maigre influence des idées libérales en France? Et une question en passant: avez-vous eu la tentation de faire de la politique? H.L.: Non, je ne suis pas un homme politique. Si j'avais la vocation pour devenir un homme politique, il y a longtemps que je le serais. Mais je n'ai pas le tempérament pour ça. Pour être un homme politique il faut avoir une grande flexibilité et un sens du relativisme particulièrement aigu, alors qu'on se bat justement contre la dictature du relativisme. Mon postulat c'est la puissance des idées. Plus on produira d'études allant dans le sens de la démonstration des avantages du capitalisme, plus l'idée libérale gagnera du terrain. Le problème est donc de produire. La société est soumise aux idées socialistes, même chez les conservateurs, parce qu'il n'y a que ça sur le marché des idées. Il faut donc une production d'idées concurrentes sur une grande échelle. Or cela a complètement échoué. Et puis ces produits doivent être de très bonne qualité, c'est-à-dire qu'ils doivent être convaincants d'un point de vue scientifique. Et sur la base de ces critères, il y a une carence importante en France par rapport aux États-Unis. M.G.: Et pourtant il y a de grands esprits, de grands théoriciens chez nous. Il manque peut-être la capacité de diffusion. H.L.: Parce que ça demande trop de travail. C'est trop coûteux. Une analyse coût-avantage approfondie coûte cher. Prenez par exemple la question des nationalisations. La comparaison entreprise publique/entreprise privée était un des premiers sujets sur lesquels nous avons travaillé. Mais ça n'est pas allé bien loin parce que pour faire des études comme ça il faut un financement. Il y a donc un problème de production. Mais une première étape a été franchie en France. Les gens ont découvert les quelques bons livres qui ont tout de même pu être publiés. Et vous avez une floraison de sites internet qui diffusent des textes de base. C'est une première étape très importante. M.G.: Internet est donc un espoir pour la diffusion des idées libérales. H.L.: Moi je crois beaucoup à internet parce que le coût de diffusion est bas. Le coût de production n'est pas très élevé non plus. La création de réseau est simplifiée. Mais on n'ira pas beaucoup plus loin tant que le travail de production universitaire ne sera pas fait. Car on ne peut pas se contenter de ne citer que des études américaines, l'impact de l'argumentation sera forcément plus limité. C'est pourtant ce que je dois faire comme d'autres parce qu'il y a une carence au niveau de la recherche universitaire en France. Les études empiriques manquent. Il est vrai qu'elles sont souvent très critiquables, mais justement c'est cela qui crée la polémique scientifique, elle-même très utile pour introduire de nouvelles idées. Sinon, on reste au niveau du commentaire. De ce point de vue, il y a un danger qui guette le libertarien français, c'est de faire des commentaires sur des sujets d'actualité plus anglo-saxons que français. C'est par exemple très important de débattre du problème de la libre possession des armes à feu, mais il faut accepter de reconnaître que ce n'est pas un problème pour les Français. Donc ce n'est pas à travers ça que les libertariens vont faire une percée dans l'opinion publique. En revanche, considérez tous les thèmes de l'écologie, si vous les exploitez à fond vous avez plus de chance de percer. Or combien de libertariens français sont-ils en mesure de discuter de manière approfondie des problèmes d'écologie? Les problèmes d'écologie sont principalement des problèmes locaux. Concernant par exemple la question des déchets, vous ne pouvez pas vous contenter d'études américaines. Il faut analyser des problèmes français. M.G.: Vous qui avez un certain recul, est-ce que vous constatez qu'il y a eu un progrès au niveau de la mentalité publique et de l'élite intellectuelle, en matière de libéralisme? H.L.: Actuellement il y a un problème qui consiste à reprendre l'éducation à la base. Lorsque j'ai publié Demain le capitalisme, ça a produit un choc. Il y a eu la "révolution" thatchérienne, la révolution conservatrice, et ça a créé toute une atmosphère qui était favorable à une mode concernant les idées libérales. Maintenant les socialistes sont extraordinairement aptes à faire de la récupération. Quelques coups de prestidigitation et tout le monde se retrouve libéral. Transformant tout le monde en libéral, on perd le libéralisme évidemment, c'est-à-dire que les socialistes ont réussi à caricaturer le libéralisme. J'ai tendance à penser qu'il faut reprendre l'éducation à la base. Il faut reprendre le discours de 1978 sur les méfaits des réglementations. Reprendre le combat de l'analyse des choix publics.
M.G.: Oui mais à quel niveau? Il y a un problème au niveau des médias et de l'élite intellectuelle. H.L.: Pas seulement ça, il y a un problème chez les libertariens eux-mêmes. La plupart des libertariens français écrivent pour les autres libertariens français. Ils n'écrivent pas pour les journalistes. Il n'y a pas de journaliste capable de faire des analyses dans la méthodologie des choix publics. Ça ne veut pas dire qu'ils en sont incapables, ça veut dire qu'ils doivent être alimentés. Un journaliste n'a pas le temps de repenser tout lui-même, il faut que les choses soient prédigérées. Les libertariens doivent être en mesure de leur fournir une analyse libérale rapidement sur les sujets qui passent devant leurs yeux – par exemple aujourd'hui la réglementation du marché européen de l'automobile. Sur chaque dossier, il faudrait leur ré-enseigner les fondements mêmes d'une analyse libérale critique. Il faut fournir des analyses et pas des communiqués de presse. Il ne s'agit pas d'écrire l'article à la place du journaliste, mais de piquer son intérêt. M.G.: Il faudrait utiliser les méthodologies que vous avez exposées dans Demain le capitalisme à des problèmes concrets et actuels. H.L.: C'est exactement ça! Mais qui est capable de le faire? Ça demande un investissement en temps énorme. Il y a une technique qui pourrait être mise à profit en utilisant nos connexions américaines parce qu'aux États-Unis, maintenant, ils sont capables de faire une production à grande échelle. C'est un problème de masse critique. Ils ont des spécialistes sur chaque domaine, écologie, réglementations industrielles. Si vous leur communiquez les données d'un problème, ils vous fournissent une analyse très pointue tout de suite. Un intermédiaire français pourrait jouer un rôle de connexion entre les problèmes français ou européens et les producteurs d'analyses américains. C'est ce que j'ai essayé de faire, mais je suis tout seul. Et le problème avec les libertariens est qu'ils ne se mettent pas à ce niveau-là. Si vous voulez intéresser les journalistes, c'est pas en discutant des philosophies de Rothbard ou de Hoppe. Je ne critique pas ça, mais on finit par oublier ce qui est important: d'apporter des grilles d'analyse à des journalistes qui veulent toujours se différencier les uns des autres. Les bons journalistes... M.G.: Pour vous démentir un peu, il y a cet esprit-là au Québécois libre. Il y a des articles d'analyse sur des questions d'actualité. H.L.: Oui parce qu'au Québec, ils sont beaucoup plus avancés en termes de taille critique. Et puis il y a une trop forte tendance aux commentaires chez les libéraux qui ont des sites internet. On sait tout, on n'a plus rien à apprendre, on réutilise un savoir passé et on se condamne à ne faire que du commentaire. Prenez Le Québécois libre, un exemple, Gilles Guénette a totalement maîtrisé le domaine de la production culturelle. Voilà un exemple. C'est ce qui faudrait faire dans tous les domaines, ce qui permet de réagir avec compétence très rapidement. M.G.: On pourrait maintenant évoquer des problèmes d'actualité, à commencer par la guerre de l'Irak. Vous aviez des arguments intéressants pour critiquer l'action américaine. Ces arguments étaient basés sur la conception du droit de Hayek. Quelle est votre position sur cette question? H.L.: Moi j'étais dès le départ contre cette guerre. J'avais été choqué par la guerre du Kosovo. Et je suis choqué par ce phénomène à répétition de conflits qui éclatent en dehors de toute règle de droit. On ne fait plus de déclaration de guerre, on bombarde sans respecter le minimum formel du droit international. Dans une large mesure on a bafoué les règles de la diplomatie traditionnelle. Or je considère que le droit international est la matrice la plus évoluée du droit traditionnel. Le droit international a évolué, s'est structuré selon un schéma hayékien. Et cela débouche sur un code des usages diplomatiques. Cette idée de l'immunité des chefs d'État en visite à l'étranger, par exemple, n'est pas une idée qui a été inventée aujourd'hui. C'est quelque chose de très ancien et qui, à mon avis, répond relativement bien à l'idée hayékienne selon laquelle les avantages de ces règles ne sont pas visibles immédiatement mais ont émergé parce qu'elles permettaient de pacifier l'extension d'une société internationale civilisée. M.G.: Là on est en plein dans la polémique entre les rationalistes du type Hoppe et les évolutionnistes. Parce qu'en fait, à partir du moment où il y a une des règles qui a été sélectionnée par l'histoire, il lui manque quand même une justification rationnelle. Or Hayek rejette toute justification rationnelle du droit. H.L.: Mais justement, il ne faut pas chercher à les opposer. Il faut utiliser les deux approches. En droit, il n'y a pas d'évolution spontanée s'il n'y a pas des constructivistes auxquels il faut rappeler que la sagesse de l'accumulation jurisprudentielle existe. C'est le rôle des hommes politiques de proposer des changements législatifs, mais il faut qu'il y ait en même temps une opinion publique capable de s'opposer aux dérives. Il faut qu'il y ait un débat critique. M.G.: Vous vous placez complètement dans le contexte de la démocratie, là. Vous croyez encore à la démocratie? H.L.: Je dis simplement qu'Hayek a vu juste s'il y a une tension entre le conservatisme législatif et le progressisme législatif qui ne peut être que l'oeuvre de constructivistes. Par ailleurs, je ne veux pas rentrer dans le jeu des étiquettes, M.G.: Dans un sens, vous êtes très poppérien. C'est-à-dire que vous n'avez pas de position a priori. Vous êtes critique de ce qui existe sans choisir un modèle très précis. Toutes les analyses ont pour vous un but critique. H.L.: Non, c'est plus complexe que ça. Le progrès passe par la dépolitisation des positions. Le bon chemin est celui qui conduit à dépolitiser la société de plus en plus. Alors, est-ce que ça revient à dire que l'idéal est l'anarcho-capitalisme? Vous pourriez en déduire que c'est mon idéal, mais ça ce n'est pas mon problème. Sauf du point de vue fonctionnel. La fonction de l'idéal, c'est de donner des outils de réflexion et d'argumentation. C'est l'existence de ce modèle qui fait votre force intellectuelle. Mais si vous commencez par dire: M.G.: Si je reprends la typologie que vous avez établie en introduction de la traduction du livre de Buchanan Les limites de la liberté [Éditions LITEC], j'ai retenu qu'il y avait, parmi les libertariens, les conséquentialistes et les déontologues. Votre raisonnement est plutôt conséquentialiste, non? H.L.: Ça va dépendre des circonstances. M.G.: Les déontologues se fichent des conséquences, en première analyse. Si on compare Rothbard et David Friedman on voit très bien la différence. H.L.: La M.G.: Oui, vous avez une position qui vise en premier l'efficacité dans la persuasion. Et on retrouve l'objectif de vos deux ouvrages: convaincre, donner des outils d'analyse. H.L.: Vous voyez comment ils sont construits mes livres, pas comme des bouquins normaux. Ce ne sont pas des livres où j'exprime une vérité, ce sont des réservoirs d'outils. Je donne les munitions, à vous des utiliser. M.G.: On pourrait tirer de votre oeuvre un agenda pour un parti libéral. H.L.: Oui, mais en fait l'idée était davantage de promouvoir le concept de think tanks. Et sur ce point on a échoué. Tout cela exige un effort de culture, de lecture permanent. Or ce que nos amis font c'est qu'une fois qu'ils ont écrit leur thèse, c'est terminé, ils savent tout et ne font que redigérer ce qu'ils ont déjà écrit. Or ceux d'en face évoluent aussi, il faut en tenir compte. Ils absorbent vos propres arguments et y répondent. M.G.: Je me souviens de La constitution de la liberté où Hayek disait que les idées mènent le monde, certes, mais que la diffusion des idées se fait de haut en bas. Il faut d'abord convertir les élites, qui elles-mêmes diffusent au niveau des médias... H.L.: Exactement. M.G.: Alors que nous, au Québécois libre, par exemple, mais sur internet en général, nous nous adressons au public. H.L.: Oui tout à fait. À ce titre, le Québécois libre est un bon produit. Il se place à un niveau de vulgarisation différent du mien, mais il y a ce travail de « culture de la culture ». M.G.: Henri Lepage, merci pour cet entretien. Première partie, le QL no 127
|
<< retour au sommaire |
|