Montréal, 27 septembre 2003  /  No 129  
 
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Carl-Stéphane Huot est gradué en génie mécanique de l'Université Laval à Québec.
 
SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ
  
VACHE FOLLE: LE FAUX SCANDALE 
DU PRIX DE LA VIANDE
 
par Carl-Stéphane Huot
  
   « Les hommes ne voient la nécessité que dans la crise. »
– Jean Monnet 
  
  
          L'année économique a été dure pour le Canada. Le SRAS, un black-out, l'économie américaine chancelante et le gouvernement américain prompt à sanctionner les importations pour un oui ou pour un non, mais aussi la fameuse crise de « la » vache folle. « La » puisqu'une seule vache malade a été trouvée, mais cela a suffi à bloquer depuis le mois de mai les exportations vers une trentaine de pays, dont les États-Unis. 
 
          Le scandale, cette fois-ci, est venu des agriculteurs du Québec qui n'ont pas digéré que les détaillants ne baissent pas les prix quand eux ont vu leurs prix de vente encaisser des chutes de l'ordre de 70%. Ils ont fait remarquer que les prix avaient sensiblement baissé dans les autres provinces, mais pas au Québec. Certains y ont vu un complot contre le portefeuille des petites gens, et le gouvernement a décidé d'enquêter – sans tenir compte de la logique des entreprises. 
  
Un produit indifférencié 
  
          La viande – comme l'essence d'ailleurs – est ce que l'on appelle un produit indifférencié, c'est-à-dire un produit qui est virtuellement identique quel que soit celui qui le vend. Que vous alliez dans le supermarché A ou B, voire même que vous fassiez un détour chez votre boucher, vous allez avoir les mêmes coupes de viande, une qualité semblable, à un prix pratiquement identique. Seul le prix peut, éventuellement, modifier un peu les choix de menus des clients, mais pas toujours – les clients semblant être peu influencés, dans la pratique, par les prix. Selon ce qui est prévu au menu de la semaine, ils achèteront la quantité nécessaire sans trop se soucier du prix au kilogramme. Seule une frange réduite de la population – les plus pauvres – se soucient vraiment du prix de la viande qu'ils achètent. 
  
          Les supermarchés et le commerce de détail en général élaborent des stratégies commerciales à long terme. Ce qu'ils veulent, ce sont des clients fidèles qui fréquenteront semaine après semaine leurs établissements, pour acheter ce dont ils ont besoin, et non seulement pour profiter d'un solde occasionnel. Ainsi, par exemple, la publicité, les bons rabais, les circulaires et les soldes de plus ou moins longue durée sont utilisés pour retenir et attirer une nouvelle clientèle(1). Ces rabais attirent aussi les « courailleux » de rabais qui n'entrent dans un commerce que pour profiter de ses soldes. 
 
          Bien que ce soit le droit le plus absolu, voire même la responsabilité de chaque consommateur de rechercher le meilleur rapport qualité/prix, les courailleux réduisent les profits des entreprises de détail en agissant de la sorte – puisque les marges de profit des détaillants alimentaires chez nous sont de l'ordre de 2%, une fois tous les frais enlevés. Ce qui est rentable pour le marchand, c'est qu'en plus d'entrer pour le produit en solde, le client prenne d'autres produits à prix régulier. Les supermarchés ne sont pas intéressés à donner des rabais pour donner des rabais. Et surtout, ils ne tiennent pas nécessairement à attirer la clientèle que constituent les courailleux. 
  
Veaux, vaches, cochons 
  
          Dans le cas particulier qui nous occupe ici, une situation exceptionnelle prévaut dans l'industrie de la viande, soit un cas de vache folle. Pourquoi les supermarchés du Québec n'ont-ils pas suivi le mouvement des autres provinces afin de faire baisser les prix? Premièrement, parce que cela n'aurait pas beaucoup changé la quantité globale de viande – que ce soit de boeuf, de porc, de volaille ou de poissons – que les gens achètent. Si, en vertu de la baisse des prix, les gens avaient acheté plus de boeuf, ils auraient diminué la quantité des autres types de viande achetés dans les mêmes proportions. Sinon, ils se seraient vus dans l'obligation de stocker celle-ci pour quelques semaines ou mois, ce qui serait globalement revenu au même pour l'industrie, la quantité globale de viande consommée variant très peu dans le temps. 
 
     « Ce qui est rentable pour le marchand, c'est qu'en plus d'entrer pour le produit en solde, le client prenne d'autres produits à prix régulier. Les supermarchés ne sont pas intéressés à donner des rabais pour donner des rabais. »
 
          Pourquoi alors les supermarchés des autres provinces ont-ils baissé leurs prix et non ceux du Québec? Différentes raisons peuvent l'expliquer, une concurrence plus féroce pour attirer de nouveaux clients par exemple, ou encore un manque de jugement de la part des gestionnaires d'une des chaînes, qui ont choisi de baisser les prix sans penser aux conséquences, ce qui a entraîné les autres chaînes à suivre le mouvement, puisque le seul avantage d'acheter de la viande à un endroit plutôt qu'à un autre est le prix. Il est vrai que le marché du Québec est un peu différent, dû principalement à la barrière de la langue, et cela peut avoir joué à la marge en restreignant les déplacements pour ceux demeurant près des frontières. 
 
          Quant au prétendu complot qui voudrait qu'il y ait entente sur les prix, il n'est pas très crédible, compte tenu du nombre énorme de personnes qu'il faudrait mettre au courant. Outre les conseils d'administrations de toutes les chaînes, il faudrait que tous les gérants ou propriétaires de supermarché, sans compter un très grand nombre de cadres, soient au courant, ce qui veut dire plusieurs milliers de personnes au bas mot. Impossible de garder un secret dans ces conditions! 
  
Veut-on une Régie de l'alimentation?  
  
          Les profits sont une chose nécessaire au bon fonctionnement l'économie. Certes, vous et moi devons récompenser les entreprises qui offrent le meilleur rapport qualité/prix par nos achats, mais nous devons aussi accepter qu'elles soient rémunérées en échange de la qualité et de la quantité de biens qu'elles nous offrent. Nous avons des produits de bonne qualité à des prix raisonnables, rassemblés dans des lieux généralement assez bien entretenus sans que l'on doive courir de gauche et de droite. Et si, pour un ou deux trimestres, leur marge de profit sur un produit est un peu plus importante, pourquoi s'en formaliser? 
 
          En criant au complot, en demandant des enquêtes et peut-être même en bout de ligne une réglementation des prix, nous envoyons le même message qu'aux propriétaires de logements par exemple. Cela a pris des années à se manifester, mais la réglementation excessive de ce secteur a fini par entraîner une pénurie et par jeter à la rue bon nombre de familles faute de loyers abordables. Est-ce un truc du même genre que l'on veut rééditer dans l'alimentation? 
  
  
1. En Amérique du Nord, contrairement en Europe, il n'y a pas de semaines fixes de soldes. Chaque chaîne établit sa propre stratégie, qui inclut des soldes qui peuvent avoir lieu n'importe quand dans l'année. Cela permet notamment une dynamique de concurrence plus près de la réalité et permettant de s'ajuster plus rapidement aux changements.  >>
 
 
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