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Montréal, 11 octobre 2003 / No 130 |
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par
Carlo Lottieri
En Europe on parle de plus en plus de l'exigence d'harmoniser la société, l'économie et – surtout – les systèmes légaux. Mais toute réflexion critique sur la légitimité de l'harmonisation normative européenne doit partir d'une analyse du sens même du terme |
Pourquoi
« harmoniser »?
Le premier point à remarquer est que le terme « harmonie » est couramment associé à quelque chose de bon, juste, bien ordonné. Le mot En fait, même ce terme (si chargé d'éléments positifs) n'est pas totalement dépourvu d'ambiguïté, si on considère qu'il est toujours menacé par un certain utopisme. Ce n'est pas un hasard si une des communautés socialistes organisées aux États-Unis par l'anglais Robert Owen au 19e siècle s'appelait justement New Harmony. En ce sens, cette trace liée à l'utopisme nous signale le risque que le terme et le concept Mais même au-delà de tout ça, en réalité, quand on parle d'harmonisation, la référence à l'harmonie est plutôt clairement de l'ordre de la rhétorique (interprétée ici en tant que simple stratégie de persuasion) que de celle de la réalité et des faits. La substance du discours est essentiellement liée au projet d'uniformiser et, donc, d'imposer une standardisation croissante de la société. En ce sens, l'élément essentiel de cette tendance politique qui veut Mais comment les hommes politiques et les ingénieurs sociaux justifient-ils leur projet d'harmonisation sociale? Ils utilisent plusieurs arguments, et dans le cadre de cette réflexion mon analyse ne s'adressera qu'à cinq sujets. 1. L'harmonisation en tant que solution technique, nécessaire pour augmenter l'ordre social et l'efficacité Essentiellement, il y a ici l'idée que les comportements des individus ont tendance à être irrationnels ou, à tout le moins, très peu coordonnés. Trop souvent, on nous dit: s'il n'y a pas quelques éléments de contrainte, les acteurs de la vie sociale ne coopèrent pas. Il faut donc une autorité qui puisse imposer standards et règles communes, parce que si tout ça n'existe pas même les relations sociales les plus simples deviennent impossibles. Les intellectuels peuvent se référer au dilemme du prisonnier ou à d'autres arguments de nature théorique, mais le résultat est toujours le même: le retour à la logique hobbesienne, selon laquelle la coopération implique le Léviathan. À mon avis, tout ça est faux et une des contributions majeures de l'École autrichienne, de Carl Menger jusqu'à nos jours, consiste précisément dans le fait d'avoir montré que nos principales institutions (de la propriété au marché, de la monnaie au langage et au droit) ont émergées de manière spontanée, c'est-à-dire en l'absence d'une autorité qui La coopération sociale spontanée existe et elle exige la plus grande liberté des individus. De plus, de grands auteurs comme Michael Polanyi et Friedrich von Hayek ont souvent fait remarquer que la connaissance est dispersée et 2. L'harmonisation en tant que synonyme d'égalité, et l'égalité en tant qu'idéal politique suprême. L'idée, dans ce cas, est qu'une bonne société est une société qui réduit et, s'il est possible, élimine toute forme d'inégalité économique et sociale. Les stratégies pour atteindre ce résultat peuvent être les plus variées (de la redistribution des ressources à la mise en place de privilèges légaux, à la manière des systèmes de quota raciaux aux États-Unis), mais il est clair qu'il ne s'agit que de l'applications de la philosophie
Le problème est que l'égalité imposée par l'État n'est pas seulement anti-libérale et illégitime (sur la base du fait qu'elle exige l'utilisation de la coercition et l'agression des droits de propriété des individus), elle implique également l'existence d'une 3. L'harmonisation en tant que condition essentielle pour une économie d'échanges et pour un vrai marché libre. Dans ce cas, l'idée est que les relations marchandes impliquent un certain niveau d'égalité, et si cette Par exemple, certains leaders du mouvement antimondialisation nous disent que les échanges de marché entre l'Europe et les États-Unis, d'un coté, et l'Afrique de l'autre coté, ne sont pas du tout légitimes parce que les uns et les autres ont un niveau économique et technologique trop différent. Autre exemple, certains ministres du gouvernement italien utilisent le même argument pour s'opposer au libre-échange avec la Chine, en soulignant que la compétitivité des entreprises chinoises est telle qu'elle pourrait mener à l'effondrement de l'économie européenne et qu'il faut donc introduire une quelconque forme de protectionnisme. Ils parlent de dumping social et laissent entendre qu'ils seraient prêts à accepter une logique de libre-échange avec la Chine, à condition qu'il y ait là-bas plus ou moins les mêmes règles et salaires que les politiciens européens ont imposés à nos entreprises. En réalité, l'échange existe justement parce que les conditions des individus sont très différentes et parce qu'il y a différenciation d'attitudes, de qualités, de conditions, de préférences. L'écart entre les salaires qui prévalent en Occident et en Chine est donc un élément qui offre au continent asiatique, si vaste et si pauvre, une chance réelle de se développer. Mais les politiciens protectionnistes – exactement comme l'extrême-gauche qui refuse la mondialisation capitaliste – continuent à réfléchir sur la vie économique en utilisant les cadres conceptuels de la politique et de la guerre. Au fond, ils restent mercantilistes et ils pensent que l'échange entre un Français et un Polonais (ou entre un Italien et un Chinois) est une sorte de conflit entre les pays, et pas du tout une coopération volontaire entre individus qui croient obtenir des avantages. Au fond, les hommes d'État ne connaissent bien que leur univers politique (où l'émergence d'un compétiteur – d'un nouveau parti, par exemple – est toujours quelque chose qui met en danger leur pouvoir) et ils ont du mal à comprendre que l'économie est autre chose: bien plus civile et riches d'opportunités pour tous. Indéfendable du point de vue théorique, cette vision est désastreuse sur le plan pratique, du moment qu'elle fait obstacle aux individus des pays riches et surtout à ceux des pays pauvres qui souhaitent obtenir les gains de l'échange et renforcer les rapports (non seulement de type commercial) entre les hommes qui vivent dans des civilisations si différentes. Même dans le cadre européen, poursuivre sur cette route qui conduit à harmoniser les salaires et la réglementation du travail aurait des conséquences terribles. À l'intérieur de la nouvelle Union élargie aux pays de l'Europe centrale et orientale, l'harmonisation empêcherait les capitaux et les consommateurs de tirer profit des bas salaires des pays les plus pauvres. En plus, en obligeant les pays de l'Est à modifier tout à coup et de manière artificielle le cadre dans lequel leurs activités se développent, on créerait d'énormes obstacles aux entreprises des pays moins riches qui veulent être compétitives et qui cherchent à s'imposer sur le marché international, en satisfaisant les consommateurs. 4. L'harmonisation en tant que condition pour garantir des comportements loyaux. Cet argument est très employé, mais on n'a pas besoin de perdre beaucoup de temps pour montrer sa faiblesse. Il est utilisé en général quand on parle des systèmes fiscaux; les pays moins libéraux de l'Europe, en particulier, accusent des pays comme le Luxembourg ou l'Irlande (mais aussi plus les petites communautés indépendantes qui sont à l'extérieur de l'Union, des cantons suisses au Liechtenstein, de Monaco à Andorre, etc.) de ne pas jouer franc jeu, parce qu'ils n'exploitent pas leur citoyens avec l'intensité qui est propre aux États-providence à l'européenne que sont la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, etc. Les politiciens qui dirigent des enfers fiscaux accusent les pays un peu moins socialistes d'être des paradis fiscaux. Dans l'Europe contemporaine dominée par la constructivisme social, sont donc des 5. L'harmonisation en tant que condition pour avoir des institutions politiques européennes. Il faut bien savoir que l'Union européenne naît de l'initiative et de la volonté des États ou, plus précisément, des hommes politiques. En tant que construction d'origine étatiste, l'UE est marquée par les mêmes vices qui sont propres aux vieux États nationaux. Et si l'État national a été toujours très engagé dans l'effort d'éliminer toute différence et toute spécificité à l'intérieur des territoires contrôlés, il n'est pas surprenant de constater que Bruxelles est en train de suivre le même chemin. En ce sens, on peut considérer la monnaie unique, les programmes universitaires, le Parlement européen, les projets de financement des entreprises et des entités locales, comme autant de stratégies pour induire un sentiment d'appartenance européenne. L'idée – typiquement constructiviste – est de faire les Européens pour pouvoir plus facilement faire l'Europe. Cette volonté d'annuler les différences et les spécificités n'est pas seulement animée par un esprit agressif, qui est à l'opposé de la logique libérale, elle est aussi très dangereuse pour notre futur. On a en effet déjà vu dans l'histoire des États nationaux que rien n'est plus efficace que la guerre si on veut fondre des peuples différents dans une réalité uniforme. On a dit très souvent que l'État se maintient en santé grâce à la guerre. Et en effet, si on veut créer le sentiment d'un destin commun, il semble nécessaire que beaucoup d'hommes meurent ensemble: contre un ennemi (plus encore s'il est un ennemi absolu, et s'il est complètement disqualifié, hors la loi, hors l'humanité), une identité nouvelle naît et s'impose. Dans une telle situation, la communauté politique en construction renforce ses liens en tant que communauté en guerre, armée, dominée par la haine et nourrie par les nouveaux mythes d'une histoire qui est devenue tragiquement commune. Je pense donc que l'idée d'harmoniser les Européens pour avoir des institutions unitaires est extrêmement dangereuse, justement parce qu'il n'y a rien comme les guerres pour nous transformer en nation unifiée. Et dans cette Europe politique qui refuse de fonder sa légitimité sur le droit de sécession des individus et des groupes, le risque de se retrouver tôt ou tard dans des conflits qui opposent l'Union à une partie de l'Europe n'est pas du tout improbable. Un précédent important: la codification D'autre part, l'histoire européenne a déjà connu une importante expérience d'harmonisation juridique, même s'il ne s'agissait pas encore d'unifier le continent entier. Je pense à la codification, qui a prétendu substituer le À la conclusion d'une histoire très complexe, la codification a ouvert également la route au triomphe du positivisme juridique (un nom pour tous, Hans Kelsen) et à l'idée que seulement la loi écrite peut instaurer un cadre marqué par la certitude et, donc, par la possibilité de réduire au maximum les inconvénients de l'aléa et de l'arbitraire. À mon avis, le théoricien de l'École autrichienne qui a écrit les pages les plus intéressants contre le légalisme kelsenien et contre le positivisme juridique est Bruno Leoni. Il a également touché ce sujet (vraiment très important) de la certitude dans son analyse. La thèse du juriste turinois est que la certitude de la loi écrite célébrée par les positivistes, qui ont tendance à identifier le droit et l'État, est simplement une certitude à court terme. Après la Au contraire, la logique spontanée, évolutive et décentralisée des ordres juridiques célébrés par Leoni – du droit romain à la common law anglo-saxonne – fait preuve d'une stabilité bien supérieure. Le juge n'intervient que s'il y a quelqu'un qui demande son avis, et il n'intervient que sur un cas spécifique. Selon Leoni, ce n'est alors pas un hasard si les pays avec une culture juridique plus largement ancrée dans la tradition du droit évolutif (l'Angleterre et les États-Unis) maintiennent une vie économique et sociale plus proche du marché libre. Il faut aussi ajouter que chaque fois qu'on parle de compétition on insiste beaucoup sur l'initiative individuelle dans le secteur économique, mais on a également tendance à sous-estimer ou à négliger le fait que le droit est un fait social et qu'il est lui aussi le produit d'actions individuelles. Bruno Leoni nous rappelle toujours que le droit émerge de l'interaction des aspirations individuelles, qui peuvent être légitimes ou illégitimes et qui s'imposent si elles sont largement acceptées à l'intérieur d'une société donnée. Pour cette raison, il n'y a pas d'ordre juridique qui serait transcendant vis-à-vis de la société, mais il faut plutôt comprendre que la norme résulte de l'interaction des aspirations individuelles au même titre que le prix émerge de la rencontre de l'offre et de la demande. Tout cela est vrai en général, et on le constate lorsqu'on se réfère au pluralisme juridique traditionnel de l'Europe, qui a été largement marquée par des ordres compétitifs et superposés, dans lesquels la négociation des acteurs a toujours joué un rôle décisif. Ce pluralisme a permis à la société de se défendre contre un pouvoir qui – comme nous l'a bien expliqué Bertrand de Jouvenel – a toujours tendance à grandir et à nous dominer. En ce sens, s'opposer à la logique de
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