Montréal, 25 octobre 2003  /  No 131  
 
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Erwan Quéinnec est maître de conférences en sciences de gestion à l'Université Paris XIII.
 
FONDEMENT DU LIBÉRALISME
  
L'INTERVENTIONNISME KEYNÉSIEN: 
UNE MENACE POUR L'ENVIRONNEMENT
 
par Erwan Quéinnec
  
  
          La cause est entendue et fait même office, dans nos sociétés, de vérité absolue: une économie ne peut (entendez: ne doit) être ni totalement libre/privée, ni intégralement planifiée/collectivisée. Ce postulat du « ni ni » inspire le modèle social européen (et celui que l'on pourrait qualifier de « national-américain »), soit une sorte de troisième voie dont on nous dit qu'elle reste à trouver alors que nous baignons dedans depuis la nuit des temps.  
  
          Il faut donc réglementer le capitalisme libéral, contenir ses excès, compenser ses effets pervers voire l'assister quand il montre des signes d'essoufflement, toutes tâches d'utilité publique qui incombent « naturellement » à l'État. Le refrain est lancinant et les politiques qu'il inspire fondent nos sociétés d'économie mixte, hybrides de capitalisme et de socialisme, perclus de réglementations liberticides.
 
          Toutefois, ce qu'il y a de bien avec un verre à moitié vide, c'est qu'il est à moitié plein. Prenons donc acte du fait que la cause du communisme est en sommeil et que l'inanité de l'économie collectiviste a été, pour ainsi dire, empiriquement validée par la chute de l'empire soviétique; cela n'empêche nullement l'anti-libéralisme primaire d'avoir droit exclusif de cité dans les cénacles intellectuels, lesquels prônent en tout lieu et en toute occasion une sorte de collectivisme insidieux, de nature sédimentaire plutôt que totalitaire. Il n'en reste pas moins que les deux dernières décennies ont vacciné nos sociétés contre la tentation communiste et qu'il faudra au virus quelques mutations pour se remettre d'une telle injection de preuve historique... 
 
          L'État n'en a pas pour autant dit son dernier mot et, depuis la grande crise de 1929 (survenue, notez bien, en pleine période d'étatisation des sociétés occidentales), il est acquis que son sens inné des bonnes décisions est nécessaire à la viabilité du capitalisme. Selon quelle dose et quelles modalités, nul ne le sait vraiment mais cela ne perturbe en rien la sérénité de nos administrations publiques.
 
          Or, quand on se donne un peu la peine de réfléchir, et à moins d'invoquer les « avantages moraux » de l'intervention étatique, il n'existe aucune preuve empirique de la prétendue non-viabilité d'une société (et d'une économie) libres ni aucune argumentation théorique susceptible de justifier les niveaux d'intervention publique dans l'économie que nous connaissons aujourd'hui. L'argument fréquemment invoqué, dans les manuels d'économie et autres cours magistraux, pour justifier l'intervention de l'État dans l'activité du secteur privé, se résume à la métaphore selon laquelle le marché libre serait « myope ». Sous-entendu: l'État, lui, est clairvoyant…
 
          La vérité est que, si le marché est « myope » – cela signifie-t-il que les capitalistes sont incapables d'investir à long terme? – l'État, lui, peut être suspecté d'aveuglement. Bien sûr, la question du rapport économie publique/économie privée focalise légitimement une grande part de la réflexion des économistes et fait appel à des arguments divers, impossibles à rendre ici. Mais pour l'essentiel, l'interventionnisme de l'État se fonde sur des arguments de nature politique, n'empruntant rien aux sources d'une science économique dont le programme de recherche se limiterait à la question du « comment enrichir les individus ».
 
          Nos sociétés d'économie mixte ont donc largement amendé, modifié, réglementé, limité l'exercice des libertés économiques (travailler, gagner de l'argent, consommer, épargner, investir, négocier, pour l'essentiel; inventaire qui, soit dit en passant, aide à sonder l'imbécillité de ce « paradigme médiatique » selon lequel il conviendrait de « dissocier l'économique de l'humain »...). Deux sources d'argumentation sont généralement invoquées pour fonder « en raison » cet interventionnisme: 1) la nécessité d'une planification « douce » pour orienter les choix économiques au mieux des « intérêts de la société » et 2) la nécessité de politiques de relance de l'économie lorsque celle-ci connaît des phases de ralentissement (keynésianisme). 
 
          Or, la façon dont ces philosophies d'intervention se traduisent en politiques économiques diffère éventuellement mais toutes deux souffrent d'un double défaut écologiquement rédhibitoire: l'irresponsabilité ontologique de l'État envisagé comme agent économique et l'irréversibilité des options retenues par l'État producteur, consommateur ou distributeur.
 
Entrepreneuriat public et écologie  
 
          Dans toutes les économies nationales contemporaines, l'État joue un rôle d'entrepreneur: il alloue des ressources rares à des secteurs d'activité que, pour des raisons diverses (stratégiques, électorales, etc.), il juge devoir mériter ce traitement de faveur. Cette fonction « entrepreneuriale » se distingue évidemment de celle du secteur privé en ce que l'État est exempté de devoir convaincre les apporteurs de capitaux du bien-fondé de ses choix. En admettant que l'on puisse passer outre ce que l'on doit inférer de cette remarque en termes de liberté individuelle, se pose alors la question de l'efficacité économique de cette fonction entrepreneuriale: dès lors que l'on situe sa réflexion économique dans une perspective strictement individualiste, le débat public/privé se résume à une et une seule question (qui convoque une foule d'arguments): l'action économique de l'État apporte t-elle un supplément de valeur économique aux individus – une richesse supplémentaire – qui, sans elle, n'aurait pu être créé, ou garantit-elle un niveau de richesse qui, sans elle, n'aurait pu être maintenu? 
 
          En d'autres termes, l'État est-il, dans une certaine mesure (à définir même si tout porte à penser qu'au mieux, elle est relativement faible), un meilleur entrepreneur que les individus libres? Car si l'État n'est pas un meilleur utilisateur de ressources rares que les individus, alors, son intervention dans l'économie n'a aucune raison d'être; dans ce cas, en effet, son rôle éventuel de redistribution sociale ne pourrait plus être envisagé qu'en acceptant de sacrifier une partie de la richesse produite (donc en appauvrissant la société) ce qui, en termes de légitimation, nécessite un certain aplomb. En revanche, si l'on convient que l'intervention publique apporte un « plus » à la richesse de la société, la question de sa légitimité n'est pas réglée pour autant, précisément au nom d'un argument (individualiste) de « justice sociale »: comment, au juste, le supplément de richesse créé grâce à l'impôt est-il alors réparti entre les individus contributeurs?
 
          Il est donc très difficile, d'un point de vue épistémologique, de concilier philosophie individualiste et conviction interventionniste. Mais pas impossible, comme nous l'avons suggéré: nul ne peut prétendre à liquider d'un trait de plume tout ce que la réflexion économique contient de pertinemment contradictoire, sur ce vaste sujet. 
 
          Une chose est sûre, en tout cas: les hommes de l'État, eux, sont persuadés d'être de bien meilleurs entrepreneurs que les individus et souvent, dans des proportions qui dépassent largement le financement des biens ou services de nature méta ou infra structurelle (ceux que, de manière paradigmatique, on considère comme revenant « naturellement » à l'économie publique). C'est pourquoi chaque gouvernement ne conçoit pas la politique sans un important volet économique, pouvant prendre des formes plus ou moins dures de planification, y compris dans les pays (abusivement) assimilés au modèle libéral: nationalisation des secteurs économiques « de base », prises de participation dans le capital d'entreprises, arsenal de subventions, taxations et réglementations diverses.
 
          Cette planification, variable de formes et d'intensité, vise à orienter l'activité de production sur tel ou tel secteur d'activités (favoriser le développement des télécommunications ou de l'industrie spatiale, par exemple, au détriment de tous les secteurs d'activité qui sont fiscalement ponctionnés pour ce faire) et/ou à en influencer les finalités (voir par exemple les objectifs sociaux longtemps assignés au secteur « public concurrentiel » français). Bref, faire tout ce que, selon les planificateurs, les entrepreneurs privés ne font pas ou mal.
 
          Laissons ici de côté la question du « bilan » des politiques menées sur la base de telle planification ou tel arsenal d'orientation des ressources économiques sinon pour rappeler 1) que ce type d'exercice ne peut se passer d'une analyse en termes de coût d'opportunité et 2) que même pour un libéral, toutes les politiques interventionnistes ne se valent pas et qu'il existe en conséquence de plus ou moins bons (ou mauvais) « États entrepreneurs »(1). Précisons en outre que quel que soit le diagnostic que l'on fasse de la planification à la française, par exemple(2), il convient en toute rigueur de ne pas imputer au capitalisme libéral ce qui ne lui revient nullement. 
 
          Car choisir d'orienter l'activité de production dans telle ou telle direction au moyen de ressources prélevées de force sur le travail des individus, c'est faire le choix d'allouer des ressources de manière totalement irresponsable, c'est à dire indépendamment de toute information relative aux préférences individuelles et d'incitation relative à la propriété. Du point de vue écologique qui nous intéresse ici, l'intervention de l'État dans l'activité de production génère donc des effets pervers.
 
          Ainsi, pour des raisons stratégiques ou clientélistes (les deux sont-ils dissociables?), l'État tend naturellement à subventionner certains secteurs d'activité en déclin, considérés comme ayant un important effet d'entraînement sur le reste de l'économie. Les lobbies écologistes devraient faire le bilan de toutes les ressources financières qui ont été englouties dans le soutien d'industries telles que le charbon ou la sidérurgie lesquelles, à première vue, n'apparaissent pas comme les secteurs économiques les moins polluants de la planète. Tout ça, sans doute, pour protéger l'industrie nationale ou l'emploi(3)... Or, protéger des secteurs en déclin, c'est toujours protéger des entreprises peu efficaces contre des entreprises plus compétitives (et donc plus enrichissantes). La dynamique endogène du capitalisme n'est pas d'évoluer vers des industries plus dispendieuses ou plus polluantes mais absolument l'inverse (sous l'effet des gains de productivité). Retarder le jeu des « mutations industrielles », c'est donc retarder le remplacement de technologies écologiquement peu viables par d'autres, plus économes (et donc plus respectueuses de l'environnement). En outre, ce type de politique protectionniste consiste toujours à reculer pour mieux sauter (et se traduit donc par d'irrattrapables gaspillages financiers) car jamais l'État entrepreneur ne parvient à transformer une industrie déclinante en industrie compétitive (autrement dit, les individus qui consomment et investissent ne se laissent pas convaincre par ses choix économiques). 
 
          Pour des raisons sans doute encore plus nettement clientélistes, l'État trouve toujours d'excellentes raisons de ne pas être complètement satisfait des choix économiques faits par les individus. Il lui faut donc en subventionner certains, en taxer d'autres, au gré des priorités qu'il lui sied de servir. La politique agricole commune européenne est un exemple édifiant de ce type de planification puisque cette modalité de l'interventionnisme public consiste à subventionner certaines productions au détriment d'autres, via un système de prix réglementés. Évidemment, subventionner les productions agricoles et réglementer les prix, c'est porter fatalement atteinte aux équilibres vertueux du marché. Il en résulte des situations de surproduction amenant des destructions pures et simples de produits (cela s'appelle un gaspillage et n'a rien d'écologique) et une incitation à la surexploitation de certains sols et/ou actifs agricoles (dès lors que la subvention à la production excède le coût de dégradation de l'actif, il est en effet « intelligent » de surexploiter l'actif en question, a fortiori si la subvention est incertaine dans sa reconduction). 
 
          De ce point de vue, il convient de rappeler que les subventions agricoles ne procèdent évidemment en rien d'une politique économique libérale. Outre leurs conséquences écologiques (on pourrait aussi évoquer tout ce que la crise de la vache folle doit à cette gabegie productiviste), les subventions agricoles agissent aussi, on le sait, comme une barrière douanière opposée aux productions des agriculteurs du sud. L'observateur de sensibilité libérale est ainsi saisi d'effroi lorsqu'il constate que l'OMC – une institution de facture 100% keynésienne soit dit en passant, qui vise à protéger les marchés agricoles des pays riches – est assimilée au temple de l'ultralibéralisme par des hordes de commentateurs et militants altermondialistes qui n'ont de cesse de fustiger le libre-échange!
 
          Prenons un autre exemple des dégâts causés à l'environnement par l'interventionnisme étatique. Parmi les manifestations de dégradation de l'environnement qui émeuvent le plus les militants écologistes, figure en bonne place la déforestation en Amazonie. Si la forêt amazonienne était une propriété privée dont la valeur d'actif était régulée par les prix libres, nos militants n'auraient vraisemblablement aucune raison de s'inquiéter. Hélas, ce n'est pas le cas, comme l'atteste la citation suivante: « dans un passé proche, la déforestation du bassin de l'Amazone a été encouragée par des subventions gouvernementales aux éleveurs de bétail. Ces aides s'appliquaient (notamment) au crédit, aboutissant souvent à des taux d'intérêt réels négatifs et à des déductions fiscales, qui permettaient de retrancher les "pertes" d'une exploitation des impôts dus par ailleurs. L'image populaire de dizaines de milliers de petits agriculteurs défrichant et brûlant la forêt amazonienne est trompeuse. Les aides allèrent surtout aux gros agriculteurs. L'arrêt des subventions, en 1987, a réduit de façon notable l'allure à laquelle avançait la déforestation [...]. Les subventions accordées pour l'irrigation, l'énergie, l'usage de pesticides et d'engrais ou encore les machines agricoles et le crédit, jouent leur rôle dans la dégradation de l'environnement de la planète. »(4) 
 
Keynésianisme et écologie  
 
          On l'a dit, c'est à la grande crise de 1929 et à ses conséquences sociales que l'on doit la légitimation de ce que l'on a appelé l'État-providence, forme de gouvernance publique systématiquement interventionniste dont le développement (corrélatif d'importants taux de croissance économique, après la Deuxième Guerre mondiale) constitue une caractéristique majeure de l'histoire économique du siècle (tout juste) passé.
 
          Le concept d'État-providence a suscité des justifications théoriques de tous ordres mais, pour ce qui relève de sa légitimation économique, c'est à l'oeuvre de John Maynard Keynes – sans doute l'économiste du vingtième siècle le plus connu des opinions publiques occidentales – qu'il est le plus fréquemment associé. Le lecteur trouvera sur le site du QL (et ailleurs) de nombreuses références (et vulgarisations) relatives à l'oeuvre de Keynes et aux politiques économiques qu'elle a inspirées, de sorte qu'il n'est pas la peine, ici, d'en rajouter. Précisons seulement que, si cet auteur a été accommodé à trop de sauces pour que toutes puissent être considérées comme pertinentes, son oeuvre jette incontestablement les bases d'une discipline économique très prisée des spécialistes – la macroéconomie – laquelle assigne à l'autorité publique le soin d'influencer les choix de consommation, d'investissement et d'épargne des individus, en se servant, pour ce faire, de différents leviers discrétionnaires (taux d'intérêt, budget public, politiques sociales au premier chef).
  
     « Subventionner les productions agricoles et réglementer les prix, c'est porter fatalement atteinte aux équilibres vertueux du marché. Il en résulte des situations de surproduction amenant des destructions pures et simples de produits (cela s'appelle un gaspillage et n'a rien d'écologique) et une incitation à la surexploitation de certains sols et/ou actifs agricoles. »
 
          L'obsession du keynésianisme – on reconnaît là l'héritage de la crise de 1929 – c'est l'emploi et notamment la minimisation du chômage « conjoncturel »: lorsque l'économie connaît une phase de ralentissement (se traduisant par un « excès » d'épargne et une crise de l'emploi), l'autorité publique doit intervenir pour relancer l'activité, soit en incitant les agents économiques à investir/consommer (baisse des taux d'intérêt), soit en orchestrant elle-même cette relance, en dépensant plus que ce qu'elle « gagne » (déficit budgétaire utilisé à promouvoir grands travaux ou politiques sociales, notamment). Bref, il convient de toujours faire en sorte que le train de la croissance économique avance à un rythme soutenu, de manière à éviter chômage et crises sociales. 
 
          Le lecteur féru d'écologie n'aura pas besoin de plus de développements pour comprendre en quoi cette politique de soutien actif de la croissance est évidemment préjudiciable à l'environnement: le keynésianisme glorifie la consommation à outrance (et fustige l'épargne, peu ou prou assimilé à une stérilisation de ressources économiques) dans le plus total irrespect des ajustements à long terme du marché libre.
 
          Or, il faut le savoir, non seulement les politiques économiques d'à peu près tous les pays occidentaux sont(5) ou ont été keynésiennes mais en outre, le keynésianisme est une sorte de marque déposée à gauche de tous leurs échiquiers politiques. Son nom est même tellement « gauchi » que les partis conservateurs qui font du keynésianisme (et parfois de manière outrancière) n'osent pas s'en prévaloir. Or, constatons que si les partis sociaux démocrates européens ont généralement à coeur de soutenir la consommation nationale au moyen de généreux (et ultra-rigides) systèmes de protection sociale (keynésianisme de gauche), le Parti républicain, aux États-Unis, a toujours pratiqué un keynésianisme de droite, assignant au complexe militaro-industriel le soin de soutenir la croissance américaine. 
 
          Il convient donc, lorsqu'on analyse la croissance des économies nationales, d'y regarder de plus près et de distinguer ce que cette dernière doit respectivement au dynamisme de son secteur privé et à l'intervention discrétionnaire de l'État (ou autres agents disposant de prérogatives régaliennes). De ce point de vue, on peut ici proposer la métaphore suivante, assimilant le PIB d'un pays à un indicateur de performance sportive: la croissance du PIB procédant des gains de productivité du secteur privé peut ainsi être assimilée à la performance qu'un sprinter obtient en s'entraînant dur, en améliorant sa technique de course, sa concentration au départ, etc. La croissance orchestrée par la dépense publique procède, elle, d'un dopage de l'économie, une sorte de cure d'anabolisants dont on connaît, hélas, les effets destructeurs à long terme...
 
          Là encore, il est difficile de faire un bilan du keynésianisme. D'un point de vue macroéconomique étroit et à l'instar de tout ce qui touche à la régulation publique de l'économie, on considère généralement que cette politique de réchauffement / refroidissement de l'économie (stop and go) a peu ou prou fonctionné jusque dans les années 1970, période à partir de laquelle la « stagflation » a quelque peu déconcerté les modèles conjoncturistes en vigueur. Ce discrédit explique qu'aujourd'hui, même les partis politiques de gauche hésitent à faire keynésianisme de tout bois, bien que certaines voix n'hésitent nullement à s'y référer(6) et que la politique de l'emploi – si efficace, en France, depuis 30 ans… – continue de constituer leur leitmotiv politique. 
  
Le mépris du long terme 
 
          En fait, la macroéconomie keynésienne a donné lieu à une profusion de recherches et d'analyses essayant, comme souvent en recherche économique, d'adapter au mieux les hypothèses et enchaînements des modèles théoriques à l'économie réelle. Il reste qu'à l'instar de ce que l'on pourrait dire de la microéconomie classique, cette sophistication donne souvent l'impression de tourner à vide. C'est une chose de consacrer son programme de recherche à l'analyse de l'efficacité du paradigme keynésien, dans un cadre donné d'objectifs conjoncturels assignés à la politique économique. C'est tout autre chose que de sonder les conséquences de cet interventionnisme systématique sur l 'économie réelle. 
 
          Or, quand on regarde bien – et ce constat a quelque chose de stupéfiant – toute la théorie de l'économiste le plus célèbre du vingtième siècle peut être en prise en défaut sur la seule analyse de la boutade (très connue) qui lui sert de postulat de base: « à long terme nous serons tous morts »
 
          Toute la pensée économique de Keynes repose sur l'indifférence explicite qu'il manifeste envers l'horizon temporel long. Comme s'il avait délibérément oublié que, grâce au capitalisme, les individus vivent de plus en plus longtemps et qu'en outre, avant de mourir, ces derniers donnent vie à des enfants dont ils se soucient de l'avenir... Ce mépris revendiqué du long terme a, à lui seul, de quoi révulser n'importe quel lecteur écologiste. Il entraîne des conséquences qui, du point de vue libéral, sont fatales à la viabilité de son système de pensée.
 
          Keynes a probablement été traumatisé par les suites de la crise de 1929 et il n'est donc pas étonnant – cela est symptomatique de tous les planistes – qu'il ait voulu sacrifier les multiples dimensions de l'économie réelle au maintien d'un taux d'emploi important, y compris en période de conjoncture basse. Mais surtout, Keynes a inspiré une sorte d'économie que l'on devrait qualifier d'économisme – plutôt que de « macroéconomie » – et qui coïncide avec les intérêts corporatifs de sa profession autant qu'avec les aspirations dirigistes des gouvernements. L'économie keynésienne est donc un économisme de campagne électorale, programmé pour faire de la « croissance du PIB » une sorte de canon de l'évaluation des politiques économiques, permettant aux gouvernements d'asseoir progressivement leur légitimité à intervenir dans l'économie(7). L'horizon du keynésianisme est donc le même que celui des gouvernements démocratiques: il s'arrête aux échéances électorales. 
 
          L'apostolat court-termiste du keynésianisme amène cette doctrine à disqualifier l'épargne – seule source de financement du développement durable, pourtant – et à glorifier la consommation. Il semble un peu « gros » de suggérer qu'un économiste tel que Keynes ait purement et simplement ignoré ce qu'impliquait un tel point de vue sur le financement de l'activité productive. Il est beaucoup plus raisonnable d'avancer qu'à l'instar de tous les planificateurs, les keynésiens pensent (ou feignent de croire) que les dépenses publiques sont plus enrichissantes que les dépenses privées(8). Ce point de vue fondamental est déjà particulièrement héroïque si l'on raisonne dans le cadre des politiques économiques tel que recommandé par Keynes lui-même (lequel, et cela n'est pas négligeable, assigne surtout à la dépense publique une mission d'investissement, pourvue d'une certaine capacité d'entrain sur l'économie réelle, bref, une sorte de cure d’anabolisants pour la production nationale...). Il ne tient plus la route du tout si l'on veut bien considérer que les déficits budgétaires publics servent aujourd'hui à financer tout un tas de dépenses de consommation courantes, indéfiniment reconductibles. 
 
          En effet, lorsque l'État investit en actifs auxquels il est possible d'attribuer une certaine rentabilité (directe ou indirecte), alors le point de vue keynésien se discute. Lorsqu'en revanche, ses dépenses servent à financer tout un tas de privilèges et autres dépenses « non rentables » (ce droit à la non rentabilité étant revendiqué par nombre de corporations subventionnées), il est incontestable que l'interventionnisme public sacrifie la création de richesses de demain à la surconsommation d'aujourd'hui. Le problème, ici, n'est pas tant de savoir si l'État dépense bien et mal. Le problème est qu'il est génétiquement programmé à dépenser toujours plus parce qu'il est un agent économique absolument irresponsable. En dépensant notamment plus que ce qu'il prélève (le fameux déficit budgétaire), l'État se condamne à emprunter. Or, le remboursement de l'argent qu'il emprunte étant assis sur la capacité contributive – théoriquement illimitée(9) – des individus, il n'est donc soumis à aucune espèce de considération de volume ni de coût. D'ailleurs, pour les investisseurs qui lui prêtent leur argent, il est un emprunteur sans risque et constitue en conséquence un concurrent absolument déloyal par rapport au secteur privé. L'État peut ainsi souscrire autant de crédit à la consommation qu'il le désire, son déficit et sa capacité d'emprunt n'étant limités que par des dispositifs d'auto-restriction (type pacte de stabilité de Maastricht) évidemment amendables au gré des circonstances. Sa fuite en avant dans la surconsommation et la dépense publique n'est, en principe, contenue par rien. Précisons ainsi que l'État français draine les deux tiers des emprunts obligataires du pays, le marché obligataire représentant de très loin le plus gros compartiment du marché financier français; quant aux obligations d'État, elles constituent le support des instruments financiers les plus spéculatifs du marché, ceci dit pour ceux qui assimilent l'excessive financiarisation de nos économies à l'affreux appât du gain des méchants capitalistes américains. 
 
          Cette irresponsabilité financière a un corollaire inévitable: une fois que l'État a institutionnalisé telle dépense, pérennisé tel crédit public, trouvé telle mission à financer, suggéré telle ou telle activité ou tel investissement, il n'existe aucune raison pour que cela s'arrête. Tandis que le secteur privé est soumis à un constant et drastique processus de réforme (la faillite), les options institutionnelles et financières de l'économie publique sont tout bonnement irréversibles. L'État est imperméable au changement, à l'adaptation, à l'évolution de la vie socio-économique.
 
          Or, cette question de la réversibilité est au cœur de la réflexion et des inquiétudes écologistes (et se décline souvent en propositions économiques absurdes ou inapplicables, par exemple celle d'un « pacte intergénérationnel d'utilisation des ressources naturelles »!). Et sur ce point comme sur d'autres, leurs angoisses sont fondées. Qu'ils s'inquiètent donc, en particulier, de l'irréversibilité de fait de systèmes de protection sociale tels que la retraite par répartition ou la sécurité sociale, véritables machines à gaspiller des ressources, programmés pour faire faillite et virtuellement impossibles à réformer de manière substantielle. Qu'ils s'inquiètent de la charge fiscale que la surconsommation publique des générations actuelles fait peser sur les êtres humains à venir. Oui, la gabegie de l'État-providence abreuvé aux sources du keynésianisme a tout pour donner corps aux prédictions des Cassandre et autres oiseaux de malheur. Elle couvre l'horizon des générations futures d'un épais rideau de fumée, réduisant les options économiques qui seront à leur disposition pour assurer un développement durable, et ce même si le capitalisme recèle suffisamment de ressources pour heureusement amender les pronostics les plus pessimistes.
 
          J'espère pour ma part avoir été suivi par quelques lecteurs écologistes. On peut ne pas partager la sensibilité libérale, on peut ne pas s'empêcher de vouloir réglementer ou garantir un certain niveau de vie aux populations les plus « défavorisées ». On ne peut pas esquiver les arguments présentés ici et s'abstenir de faire le troublant rapprochement entre tout ce que la cause de l'écologie et celle de la liberté ont de références et de priorités communes. Et aucun militant vert ne peut faire l 'économie du constat de tout ce que nos gaspillages doivent à l'action de l'État-providence, auquel, pourtant, il continue d'être demandé de dépenser plus, notamment par les partis de gauche. Bref, une conclusion s'impose: la cause de la défense de l'environnement n'est pas et ne peut être de gauche. Et si elle n'est pas purement et simplement totalitaire, alors elle ne peut être que libérale.  
  
  
1. Cela signifie qu'on ne peut mettre dans le même sac les diverses formes d'État ou de politiques publiques. Certaines administrations produisent ainsi de la désutilité nette (l'administration d'un camp de travail pour prisonniers politiques, par exemple) tandis que d'autres produisent une utilité nette que, selon le libéral, le secteur privé produirait de manière plus efficace. En dépit des griefs que l'on peut adresser à l'école publique, il ne fait aucun doute que celle-ci rend un « certain » service d'éducation et qu'une société sans État ne se passerait évidemment pas d'établissements scolaires…  >>
2. C'est en effet sur une politique volontariste et très étendue de « planification », réalisée selon des modalités diverses, que la France a fondé sa reconstruction économique d'après guerre. Ce modèle de développement à la française a été vanté, en son temps, puisque corrélatif d'importants taux de croissance. Il n'est donc pas étonnant qu'entre tous les pays occidentaux, la France soit l'un de ceux dont l'opinion publique apparaît la plus méfiante à l'égard de la « mondialisation ». Une analyse sérieuse de son économie et de sa société illustrerait pourtant à quel point les rigidités structurelles dont souffre la France (sans parler de son déclin économique attesté) prend racine dans les choix qu'elle fit au sortir de la guerre, manquant probablement là, une occasion de rupture historique avec son bien trop dirigiste passé...  >>
3. Les temps ne changent pas: l'État français va bientôt voler au secours d'Alstom, sur la foi des mêmes et sempiternels motifs.  >>
4. David Pearce, « Économie et environnement: vers un développement durable », Problèmes Economiques, La Documentation française, Paris, p. 5.  >>
5. Il n'est pas certain que les déficits publics chroniquement abyssaux que connaissent aujourd'hui la plupart des pays occidentaux auraient été revendiqués par Keynes (car il faut une certaine audace pour avancer que nos gouvernements contrôlent le niveau de leurs déficits publics et sont donc à même de les utiliser de manière discrétionnaire) mais c'est sans doute, ici, l'un des innombrables points faible, sinon de sa théorie, du moins des recommandations qui en ont été inférées.  >>
6. Marc Blondel, leader du syndicat Force Ouvrière et figure de proue du débat social français, y fait continuellement et explicitement référence.  >>
7. Il est risible d'entendre ainsi les responsables politiques de tous bords se renvoyer les arguments suivants: « avec x% de croissance, nous avons créé tant d'emplois tandis qu'avec y%, vous en avez détruit tant d'autres »... Les partis politiques créent donc les emplois, qu'on se le dise.  >>
8. Keynes redoutait d'ailleurs la « fin de l'économie »: la capacité d'innovation du capitalisme et le dynamisme de ses entrepreneurs lui ont pour ainsi dire, totalement échappé (à moins qu'il ne les ait sciemment ignorés)…  >>
9. Du moins dans les pays riches. Car l'histoire économique nous montre le cas d'États (de pays pas si pauvres, au demeurant...) qui, à l'instar des entreprises défaillantes, se sont déclarés en cessation de paiement.  >>
 
 
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