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Montréal, 25 octobre 2003 / No 131 |
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par
Erwan Quéinnec
La cause est entendue et fait même office, dans nos sociétés, de vérité absolue: une économie ne peut (entendez: ne doit) être ni totalement libre/privée, ni intégralement planifiée/collectivisée. Ce postulat du Il faut donc réglementer le capitalisme libéral, contenir ses excès, compenser ses effets pervers voire l'assister quand il montre des signes d'essoufflement, toutes tâches d'utilité publique qui incombent |
Toutefois, ce qu'il y a de bien avec un verre à moitié vide,
c'est qu'il est à moitié plein. Prenons donc acte du fait
que la cause du communisme est en sommeil et que l'inanité de l'économie
collectiviste a été, pour ainsi dire, empiriquement validée
par la chute de l'empire soviétique; cela n'empêche nullement
l'anti-libéralisme primaire d'avoir droit exclusif de cité
dans les cénacles intellectuels, lesquels prônent en tout
lieu et en toute occasion une sorte de collectivisme insidieux, de nature
sédimentaire plutôt que totalitaire. Il n'en reste pas moins
que les deux dernières décennies ont vacciné nos sociétés
contre la tentation communiste et qu'il faudra au virus quelques mutations
pour se remettre d'une telle injection de preuve historique...
L'État n'en a pas pour autant dit son dernier mot et, depuis la
grande crise de 1929 (survenue, notez bien, en pleine période d'étatisation
des sociétés occidentales), il est acquis que son sens inné
des bonnes décisions est nécessaire à la viabilité
du capitalisme. Selon quelle dose et quelles modalités, nul ne le
sait vraiment mais cela ne perturbe en rien la sérénité
de nos administrations publiques.
Or, quand on se donne un peu la peine de réfléchir, et à
moins d'invoquer les
La vérité est que, si le marché est
Nos sociétés d'économie mixte ont donc largement amendé,
modifié, réglementé, limité l'exercice des
libertés économiques (travailler, gagner de l'argent, consommer,
épargner, investir, négocier, pour l'essentiel; inventaire
qui, soit dit en passant, aide à sonder l'imbécillité
de ce
Or, la façon dont ces philosophies d'intervention se traduisent
en politiques économiques diffère éventuellement mais
toutes deux souffrent d'un double défaut écologiquement rédhibitoire:
l'irresponsabilité ontologique de l'État envisagé
comme agent économique et l'irréversibilité des options
retenues par l'État producteur, consommateur ou distributeur.
Dans toutes les économies nationales contemporaines, l'État
joue un rôle d'entrepreneur: il alloue des ressources rares à
des secteurs d'activité que, pour des raisons diverses (stratégiques,
électorales, etc.), il juge devoir mériter ce traitement
de faveur. Cette fonction
En d'autres termes, l'État est-il, dans une certaine mesure (à
définir même si tout porte à penser qu'au mieux, elle
est relativement faible), un meilleur entrepreneur que les individus libres?
Car si l'État n'est pas un meilleur utilisateur de ressources rares
que les individus, alors, son intervention dans l'économie n'a aucune
raison d'être; dans ce cas, en effet, son rôle éventuel
de redistribution sociale ne pourrait plus être envisagé qu'en
acceptant de sacrifier une partie de la richesse produite (donc en appauvrissant
la société) ce qui, en termes de légitimation, nécessite
un certain aplomb. En revanche, si l'on convient que l'intervention publique
apporte un
Il est donc très difficile, d'un point de vue épistémologique,
de concilier philosophie individualiste et conviction interventionniste.
Mais pas impossible, comme nous l'avons suggéré: nul ne peut
prétendre à liquider d'un trait de plume tout ce que la réflexion
économique contient de pertinemment contradictoire, sur ce vaste
sujet.
Une chose est sûre, en tout cas: les hommes de l'État, eux,
sont persuadés d'être de bien meilleurs entrepreneurs que
les individus et souvent, dans des proportions qui dépassent largement
le financement des biens ou services de nature méta ou infra structurelle
(ceux que, de manière paradigmatique, on considère comme
revenant
Cette planification, variable de formes et d'intensité, vise à
orienter l'activité de production sur tel ou tel secteur d'activités
(favoriser le développement des télécommunications
ou de l'industrie spatiale, par exemple, au détriment de tous les
secteurs d'activité qui sont fiscalement ponctionnés pour
ce faire) et/ou à en influencer les finalités (voir par exemple
les objectifs sociaux longtemps assignés au secteur
Laissons ici de côté la question du
Car choisir d'orienter l'activité de production dans telle ou telle
direction au moyen de ressources prélevées de force sur le
travail des individus, c'est faire le choix d'allouer des ressources de
manière totalement irresponsable, c'est à dire indépendamment
de toute information relative aux préférences individuelles
et d'incitation relative à la propriété. Du point
de vue écologique qui nous intéresse ici, l'intervention
de l'État dans l'activité de production génère
donc des effets pervers.
Ainsi, pour des raisons stratégiques ou clientélistes (les
deux sont-ils dissociables?), l'État tend naturellement à
subventionner certains secteurs d'activité en déclin, considérés
comme ayant un important effet d'entraînement sur le reste de l'économie.
Les lobbies écologistes devraient faire le bilan de toutes les ressources
financières qui ont été englouties dans le soutien
d'industries telles que le charbon ou la sidérurgie lesquelles,
à première vue, n'apparaissent pas comme les secteurs économiques
les moins polluants de la planète. Tout ça, sans doute, pour
protéger l'industrie nationale ou l'emploi(3)...
Or, protéger des secteurs en déclin, c'est toujours protéger
des entreprises peu efficaces contre des entreprises plus compétitives
(et donc plus enrichissantes). La dynamique endogène du capitalisme
n'est pas d'évoluer vers des industries plus dispendieuses ou plus
polluantes mais absolument l'inverse (sous l'effet des gains de productivité).
Retarder le jeu des
Pour des raisons sans doute encore plus nettement clientélistes,
l'État trouve toujours d'excellentes raisons de ne pas être
complètement satisfait des choix économiques faits par les
individus. Il lui faut donc en subventionner certains, en taxer d'autres,
au gré des priorités qu'il lui sied de servir. La politique
agricole commune européenne est un exemple édifiant de ce
type de planification puisque cette modalité de l'interventionnisme
public consiste à subventionner certaines productions au détriment
d'autres, via un système de prix réglementés. Évidemment,
subventionner les productions agricoles et réglementer les prix,
c'est porter fatalement atteinte aux équilibres vertueux du marché.
Il en résulte des situations de surproduction amenant des destructions
pures et simples de produits (cela s'appelle un gaspillage et n'a rien
d'écologique) et une incitation à la surexploitation de certains
sols et/ou actifs agricoles (dès lors que la subvention à
la production excède le coût de dégradation de l'actif,
il est en effet
De ce point de vue, il convient de rappeler que les subventions agricoles
ne procèdent évidemment en rien d'une politique économique
libérale. Outre leurs conséquences écologiques (on
pourrait aussi évoquer tout ce que la crise de la vache folle doit
à cette gabegie productiviste), les subventions agricoles agissent
aussi, on le sait, comme une barrière douanière opposée
aux productions des agriculteurs du sud. L'observateur de sensibilité
libérale est ainsi saisi d'effroi lorsqu'il constate que l'OMC –
une institution de facture 100% keynésienne soit dit en passant,
qui vise à protéger les marchés agricoles des pays
riches – est assimilée au temple de l'ultralibéralisme par
des hordes de commentateurs et militants altermondialistes qui n'ont de
cesse de fustiger le libre-échange!
Prenons un autre exemple des dégâts causés à
l'environnement par l'interventionnisme étatique. Parmi les manifestations
de dégradation de l'environnement qui émeuvent le plus les
militants écologistes, figure en bonne place la déforestation
en Amazonie. Si la forêt amazonienne était une propriété
privée dont la valeur d'actif était régulée
par les prix libres, nos militants n'auraient vraisemblablement aucune
raison de s'inquiéter. Hélas, ce n'est pas le cas, comme
l'atteste la citation suivante:
On l'a dit, c'est à la grande crise de 1929 et à ses conséquences
sociales que l'on doit la légitimation de ce que l'on a appelé
l'État-providence, forme de gouvernance publique systématiquement
interventionniste dont le développement (corrélatif d'importants
taux de croissance économique, après la Deuxième Guerre
mondiale) constitue une caractéristique majeure de l'histoire économique
du siècle (tout juste) passé.
Le concept d'État-providence a suscité des justifications
théoriques de tous ordres mais, pour ce qui relève de sa
légitimation économique, c'est à l'oeuvre de John
Maynard Keynes – sans doute l'économiste du vingtième siècle
le plus connu des opinions publiques occidentales – qu'il est le plus fréquemment
associé. Le lecteur trouvera sur le site du QL (et ailleurs)
de nombreuses références (et vulgarisations) relatives à
l'oeuvre de Keynes et aux politiques économiques qu'elle a inspirées,
de sorte qu'il n'est pas la peine, ici, d'en rajouter. Précisons
seulement que, si cet auteur a été accommodé à
trop de sauces pour que toutes puissent être considérées
comme pertinentes, son oeuvre jette incontestablement les bases d'une discipline
économique très prisée des spécialistes – la
macroéconomie – laquelle assigne à l'autorité publique
le soin d'influencer les choix de consommation, d'investissement et d'épargne
des individus, en se servant, pour ce faire, de différents leviers
discrétionnaires (taux d'intérêt, budget public, politiques
sociales au premier chef).
L'obsession du keynésianisme – on reconnaît là l'héritage
de la crise de 1929 – c'est l'emploi et notamment la minimisation du chômage
Le lecteur féru d'écologie n'aura pas besoin de plus de développements
pour comprendre en quoi cette politique de soutien actif de la croissance
est évidemment préjudiciable à l'environnement: le
keynésianisme glorifie la consommation à outrance (et fustige
l'épargne, peu ou prou assimilé à une stérilisation
de ressources économiques) dans le plus total irrespect des ajustements
à long terme du marché libre.
Or, il faut le savoir, non seulement les politiques économiques
d'à peu près tous les pays occidentaux sont(5)
ou ont été keynésiennes mais en outre, le keynésianisme
est une sorte de marque déposée à gauche de tous leurs
échiquiers politiques. Son nom est même tellement
Il convient donc, lorsqu'on analyse la croissance des économies
nationales, d'y regarder de plus près et de distinguer ce que cette
dernière doit respectivement au dynamisme de son secteur privé
et à l'intervention discrétionnaire de l'État (ou
autres agents disposant de prérogatives régaliennes). De
ce point de vue, on peut ici proposer la métaphore suivante, assimilant
le PIB d'un pays à un indicateur de performance sportive: la croissance
du PIB procédant des gains de productivité du secteur privé
peut ainsi être assimilée à la performance qu'un sprinter
obtient en s'entraînant dur, en améliorant sa technique de
course, sa concentration au départ, etc. La croissance orchestrée
par la dépense publique procède, elle, d'un dopage de l'économie,
une sorte de cure d'anabolisants dont on connaît, hélas, les
effets destructeurs à long terme...
Là encore, il est difficile de faire un bilan du keynésianisme.
D'un point de vue macroéconomique étroit et à l'instar
de tout ce qui touche à la régulation publique de l'économie,
on considère généralement que cette politique de réchauffement
/ refroidissement de l'économie (stop and go) a peu ou prou
fonctionné jusque dans les années 1970, période à
partir de laquelle la
Le mépris du long terme
En fait, la macroéconomie keynésienne a donné lieu
à une profusion de recherches et d'analyses essayant, comme souvent
en recherche économique, d'adapter au mieux les hypothèses
et enchaînements des modèles théoriques à l'économie
réelle. Il reste qu'à l'instar de ce que l'on pourrait dire
de la microéconomie classique, cette sophistication donne souvent
l'impression de tourner à vide. C'est une chose de consacrer son
programme de recherche à l'analyse de l'efficacité du paradigme
keynésien, dans un cadre donné d'objectifs conjoncturels
assignés à la politique économique. C'est tout autre
chose que de sonder les conséquences de cet interventionnisme systématique
sur l 'économie réelle.
Or, quand on regarde bien – et ce constat a quelque chose de stupéfiant
– toute la théorie de l'économiste le plus célèbre
du vingtième siècle peut être en prise en défaut
sur la seule analyse de la boutade (très connue) qui lui sert de
postulat de base:
Toute la pensée économique de Keynes repose sur l'indifférence
explicite qu'il manifeste envers l'horizon temporel long. Comme s'il avait
délibérément oublié que, grâce au capitalisme,
les individus vivent de plus en plus longtemps et qu'en outre, avant de
mourir, ces derniers donnent vie à des enfants dont ils se soucient
de l'avenir... Ce mépris revendiqué du long terme a, à
lui seul, de quoi révulser n'importe quel lecteur écologiste.
Il entraîne des conséquences qui, du point de vue libéral,
sont fatales à la viabilité de son système de pensée.
Keynes a probablement été traumatisé par les suites
de la crise de 1929 et il n'est donc pas étonnant – cela est symptomatique
de tous les planistes – qu'il ait voulu sacrifier les multiples dimensions
de l'économie réelle au maintien d'un taux d'emploi important,
y compris en période de conjoncture basse. Mais surtout, Keynes
a inspiré une sorte d'économie que l'on devrait qualifier
d'économisme – plutôt que de
L'apostolat court-termiste du keynésianisme amène cette doctrine
à disqualifier l'épargne – seule source de financement du
développement durable, pourtant – et à glorifier la consommation.
Il semble un peu
En effet, lorsque l'État investit en actifs auxquels il est possible
d'attribuer une certaine rentabilité (directe ou indirecte), alors
le point de vue keynésien se discute. Lorsqu'en revanche, ses dépenses
servent à financer tout un tas de privilèges et autres dépenses
Cette irresponsabilité financière a un corollaire inévitable:
une fois que l'État a institutionnalisé telle dépense,
pérennisé tel crédit public, trouvé telle mission
à financer, suggéré telle ou telle activité
ou tel investissement, il n'existe aucune raison pour que cela s'arrête.
Tandis que le secteur privé est soumis à un constant et drastique
processus de réforme (la faillite), les options institutionnelles
et financières de l'économie publique sont tout bonnement
irréversibles. L'État est imperméable au changement,
à l'adaptation, à l'évolution de la vie socio-économique.
Or, cette question de la réversibilité est au cœur de la
réflexion et des inquiétudes écologistes (et se décline
souvent en propositions économiques absurdes ou inapplicables, par
exemple celle d'un
J'espère pour ma part avoir été suivi par quelques
lecteurs écologistes. On peut ne pas partager la sensibilité
libérale, on peut ne pas s'empêcher de vouloir réglementer
ou garantir un certain niveau de vie aux populations les plus
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