Montréal, 20 décembre 2003  /  No 135  
 
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Carl-Stéphane Huot est gradué en génie mécanique de l'Université Laval à Québec.
 
 
 
Roméo Dallaire, J'ai serré la main du diable - La faillite de l'humanité au Rwanda, Libre Expression, 2003, 685 pages.
 
LIVRE
  
ROMÉO DALLAIRE
SUR LE GÉNOCIDE AU RWANDA
 
par Carl-Stéphane Huot
  
   « Trois anneaux pour les Rois Elfes sous le soleil, Sept pour les Seigneurs Nains dans leurs demeures de pierre, Neuf pour les Hommes mortels, destinés au trépas, Un pour le Seigneur ténébreux sur son sombre trône dans le pays de Mordor où s'étendent les ombres, Un anneau pour les gouverner tous, Un anneau pour les trouver, Un anneau pour les amener tous et dans les ténèbres les lier. Au pays de Mordor où s'étendent les ombres. »
 
– J. R. R. Tolkien, Le seigneur des anneaux
  
  
          Récemment était publié simultanément en français et en anglais le récit tragique du lieutenant-général canadien Roméo Dallaire sur le génocide au Rwanda. Cette histoire est importante, parce qu'elle est écrite de la main même de l'homme qui avait reçu pour mission de l'ONU de s'interposer entre les Hutus et les Tutsis afin que cette tuerie n'ait pas lieu. Pour différentes raisons, qu'il expose dans son livre, la tuerie a quand même eu lieu. Ce livre, dont le titre français est J'ai serré la main du diable - La faillite de l'humanité au Rwanda(1), intéressera certainement bon nombre d'Européens, au premier chef les Français et les Belges, dont les gouvernements respectifs, pour des raisons politiques, ont fortement contribué à ce que ce génocide ait lieu. 
  
C'est arrivé au Rwanda... 
  
          Ce petit pays africain, d'un peu plus de 26 300km², est coincé entre le Congo, le Burundi, la Tanzanie et l'Ouganda. D'abord colonisé par les Allemands en 1898, le pays passera sous contrôle Belge au cours de la 1ère Guerre mondiale, qui maintiendra en place l'aristocratie et la royauté tutsie au pouvoir jusque-là, écartant les 85% de Hutus du gouvernement. En 1959, la révolte des Hutus forcera les dirigeants Tutsis à l'exil et déclenchera une guerre civile larvée qui se poursuivra jusqu'en 1993 (date du traité de paix d'Arusha), avec la complicité des dirigeants politiques français et belges, sans compter les pays voisins qui eurent leurs lots de réfugiés. Afin de faire respecter le cessez-le-feu, la MINUAR (Mission d'assistance des Nations Unies au Rwanda), sous le commandement du général Dallaire fut mise sur pied. Cependant, pour des raisons politiques, tout alla de travers, et cela déboucha sur le génocide de 1994, qui fit, selon les estimations, entre 800 000 et 1 million de morts(2). 
 
          Le général Dallaire dut, dès le départ, se heurter à la bureaucratie tatillonne de l'ONU pour obtenir la moindre chose pour ses troupes, comme des vivres, des médicaments, du papier hygiénique et de l'eau, sans compter toute la logistique nécessaire à une armée en campagne, qu'il n'obtint pour ainsi dire pas, sans compter les troupes bien équipées et entraînées (celles des nations occidentales) qui lui firent cruellement défaut. On lui offrit bien des troupes du Tiers-monde, mais il ne put les accepter, parce qu'il ne pouvait ni les entraîner, ni les nourrir, ni les équiper, ces soldats lui étant livrés complètement non préparés à une mission de l'ONU, sans compter un certain problème moral lié à l'absence flagrante de respect des droits humains par leurs gouvernements respectifs.  
  
          Demandant des renseignements à la France, à la Belgique et aux États-Unis notamment sur la région et la problématique politique du secteur des Grands Lacs africains, il se heurta à une fin de non-recevoir, bien que la suite des événements lui démontrerait que les gouvernements des principales puissances avaient un réseau de contacts bien établi, qui leur permit entre autres de rester en contact avec les dirigeants des deux belligérants. Poussant à l'extrême limite son mandat restreint obtenu de l'ONU, il parvint progressivement à obtenir différentes informations inquiétantes sur ce qui se tramait en coulisse. 
  
          Outre que les Tutsis recevaient des quantités grandissantes d'armes de l'Ouganda, les éléments extrémistes hutus, dont plusieurs faisaient partie du MRND, le parti au pouvoir depuis 1975 fondé par le président Habyarimana, préparaient déjà le génocide à venir. L'aile jeunesse de ce parti extrémiste, l'Interahamwe, élevée dans la haine maladive des Tutsis, sera l'épine dorsale du massacre de ces derniers. En utilisant notamment les cartes d'identité imposées par les Belges avant la décolonisation, les extrémistes purent méthodiquement ficher les Tutsis avant de les éliminer à partir du 7 avril 1994.  
 
          Cependant, malgré que la force de l'ONU fut entre autres choses au courant de l'emplacement de certaines caches d'armes, le général Dallaire ne put faire intervenir ses troupes, l'ONU l'interdisant. Les grandes puissances – notamment les Français qui appuyaient les Hutus et les Belges qui appuyaient les Tutsis par conseillers militaires interposés – semblaient très bien savoir ce qui se préparait et y avoir donné leur accord tacite. Le 7 avril 1994, l'incident qui allait tout déclencher se produisit, quand l'avion d'Habyarimana s'écrasa. Aussitôt, le massacre commença, et dans la même journée, dix soldats belges de la MINUAR furent abattus, probablement dans le but de faire partir les Belges, une tactique qui réussit merveilleusement bien(3). 
  
Cent jours de cauchemar 
 
          Les 100 jours qui suivirent furent un cauchemar pour Dallaire et ses troupes. Impuissants à arrêter le massacre parce que dénués d'équipements et de renseignements, de même que de l'appui des grandes puissances, ils ne purent qu'assister impuissants aux massacres perpétrés par les extrémistes hutus. Malgré les menaces qui s'ensuivirent et tous les problèmes causés par la bureaucratie onusienne, ils refusèrent de céder.  
  
     « Impuissants à arrêter le massacre parce que dénués d'équipements et de renseignements, de même que de l'appui des grandes puissances, Dallaire et ses troupes ne purent qu'assister impuissants aux massacres perpétrés par les extrémistes hutus. »
 
          Cependant, avec le recul, Dallaire estime qu'avec 5 ou 6000 hommes il aurait pu empêcher ou du moins réduire considérablement l'ampleur du génocide. Les troupes Hutues, Interahamwe en tête, étaient en général indisciplinées, saoules ou droguées la plupart du temps, et plusieurs confrontations entre celles-ci et les meilleures troupes de Dallaire tournèrent à l'avantage de ces dernières, faisant soupçonner au général qu'il aurait pu assez facilement en venir à bout avec les moyens appropriés.  
  
          Dans le but de forcer les puissances occidentales à intervenir, il se servit amplement des médias pour rendre le génocide public. Il eut finalement plus ou moins gain de cause, quand l'opinion publique réclama des actions de ses dirigeants. Les Français décidèrent finalement d'intervenir, par l'Opération Turquoise, mais cela eut surtout pour conséquence d'amplifier les massacres pendant un temps, les auteurs du génocide supposant avec raison que les Français les protégeraient de toute forme de justice pouvant s'appliquer contre eux.  
  
          S'ensuivit aussi un long cortège d'ONG, qui plutôt que de s'occuper des besoins sur le terrain, s'appliquèrent surtout à rester sous le feu des médias pour mousser leur image. Elles se trouvèrent aussi à aider bien malgré eux les combattants hutus ou tutsis, parce que l'aide fournie se retrouvait plus souvent qu'autrement entre les main des belligérants.  
  
          L'acte le plus discutable du gouvernement français fut certainement le suivant: ayant annoncé que le gouvernement ferait venir 50 jeunes Rwandais en France pour être soignés, un avion devait venir prendre ceux-ci à l'aéroport de Kigali à une heure donnée. Il n'arriva que 9 heures plus tard, de manière à ce que son arrivée en France corresponde à l'heure ayant le plus d'impact médiatique. Entre-temps, un des jeunes était mort, et l'état de plusieurs autres s'était sérieusement détérioré.  
  
          Le massacre finit par prendre fin, mais c'était surtout dû au fait que les Tutsis, commandés par le général Paul Kagame, décidèrent de prendre les choses en main, et de reprendre le contrôle du Rwanda par les armes, ce qu'ils firent étonnamment vite, autre preuve de l'indiscipline des troupes hutues.  
  
          À la fin du livre, les derniers développements sont vite racontés: souffrant de problèmes de santé mentale de plus en plus évidents, Dallaire fut remplacé à la fin de l'été 94. Il fit par la suite plusieurs tentatives de suicide, et trouva finalement la force d'écrire ce livre, pour témoigner de ce qu'il avait vu. Il est aussi l'un des principaux témoins au procès pour crimes contre l'humanité qui se déroule présentement à Arusha, presque 10 ans après le conflit.  
  
          Que faut-il penser de tout cela? 1) Qu'une nation à 90% chrétienne – et non d'une quelconque religion exotique réclamant son lot de sang – en vienne à ces extrêmes doit nous servir encore, s'il le faut, d'avertissement contre toute forme de nationalisme, vecteur des haines les plus meurtrières de l'histoire de l'homme. 2) Que l'ONU – pour laquelle j'avais jusqu'à récemment un certain respect, même si je connaissais ses penchants bureaucratiques – n'est guère plus qu'une marionnette impuissante à changer quoi que ce soit sans l'appui des pays membres et la pression de leurs citoyens. 3) Que, par contre, le courage de certains individus – on pense par exemple aux membres anonymes de la Croix-Rouge et de Médecins sans Frontières qui se sont dévoués pour la population rwandaise durant tout le conflit sans jamais reculer devant ce qu'ils considéraient comme étant leur devoir – demeure aujourd'hui plus que jamais nécessaire contre les forces des ténèbres. Ce témoignage du général Dallaire, malgré quelques faiblesses, mérite d'être lu et médité. 
  
  
1. Édition originale anglaise: Dallaire, Roméo, Shake hands with the devil, Random House of Canada, 2003. Traduction française: Dallaire, Roméo, J'ai serré la main du diable - La faillite de l'humanité au Rwanda, Libre Expression, 2003, 685 pages.  >>
2. Ce bref résumé historique est tiré de: http://www.quid.fr/2000/Q034330.htm>>
3. Le général Dallaire est encore considéré aujourd'hui comme le responsable de la mort de ces soldats par le gouvernement belge, bien que l'inaction de celui-ci – et notamment le refus de fournir toute logistique à la force de l'ONU – ait certainement joué un grand rôle dans ces événements tragiques.  >>
 
 
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