|
|
Montréal, 17 janvier 2004 / No 136 |
|
par
Roland Granier
Sur la question de l'extrême gauche en France, je me rallie volontiers aux points de vue d'Erwan Quéinnec récemment exposés dans le QL(1). Je partage totalement la vision essentiellement bicéphale retenue par l'auteur (Lutte Ouvrière et Ligue Communiste Révolutionnaire) ainsi que sa pertinente analyse des extraordinaires et fort payants progrès, réalisés par la LCR en particulier, en termes de marketing électoral. Et il n'est pas surprenant, selon moi, que l'alliance (très circonstancielle) de la «vieille figure» que représente Arlette Laguiller, symbole de fidélité à ses options et de ténacité dans son combat, et du jeune et sémillant Olivier Besancenot fasse mouche sur une partie de l'électorat français. |
Effectivement, la réalité de la «mémoire courte»(2)
de bien de nos concitoyens n'étant plus à démontrer,
nul ne veut savoir, dans cet électorat, que Lénine avait
bien prévenu qu'«est moral tout ce qui va dans le sens de
la Révolution», effroyable porte ouverte – l'histoire l'a
hélas confirmé mais nombreux sont ceux qui semblent l'avoir
oublié – à tous les crimes, tortures, persécutions,
déportations et autres mal-traitements des droits les plus fondamentaux
de l'Homme. L'aura d'une ancienne militante fort chevronnée et la
séduction d'un jeune homme apparemment fort bien formé(3)
suffisent, en une astucieuse conjonction, à emporter le soutien
d'un certain électorat à la fois déçu, crédule
et, pour tout dire, bien naïf.
Cela posé, j'aimerais pour commencer apporter quelques précisions dans le cadre cette pertinente analyse. Je me permettrai ensuite d'ajouter quelques pistes d'interprétation de l'évolution du paysage politique français observée depuis quelques années. Objectif: révolution
En premier lieu il convient de ne jamais oublier que l'extrême gauche
est fondamentalement d'inspiration marxiste et reste formée de communistes
extrémistes (trotskistes et maoïstes en général)
qui proposent à ce titre des bases politiques et des analyses stratégiques
qui ont bien pour but de conduire à la Révolution finale
et au Grand Soir. L'oublier, ou prétendre que tout cela serait aujourd'hui
dépassé, relève du rêve, de l'inculture ou de
l'inconscience politique la plus totale.
Notons bien, en deuxième lieu, que Lutte Ouvrière (LO)(4),
le mouvement d'Arlette Laguiller, est en fait un parti fort structuré
et hiérarchisé dont le nombre de militants semble osciller,
au gré des estimations, entre 1 500 et six ou sept mille personnes,
et dont les moyens financiers sont (dit-on souvent) les plus importants
de l'extrême gauche française. La célèbre Arlette
en est certes le héros électoral, mais elle n'en est pas
pour autant le vrai «patron»(5).
Le goût de la structuration solide et de l'organisation rationnelle
trouve par ailleurs son reflet cohérent dans l'attachement sans
faille de cette mouvance aux formes traditionnelles d'encadrement du mouvement
ouvrier (syndicats et partis de gauche). On éprouve ici le besoin
d'appareils. Pas de «spontanéisme», dans ce mouvement.
Pas d'attitude gauchiste (stricto sensu) qui pourrait évoquer
une quelconque passion pour les thèses de Rosa Luxembourg par exemple.
De ce point de vue les divergences avec la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) d'Alain Krivine sont claires et l'on peut penser que les alliances électorales des deux mouvements sont essentiellement tactiques(6). La LCR (2 à 3000 militants selon les estimations) paraît moins formaliser ses intentions et son action en se disant à la fois «gauche radicale», «écologiste», «féministe» et, bien entendu, foncièrement «anticapitaliste». Ses engagements sont multiples et se manifestent d'une part par un noyautage systématique d'une bonne partie d'un phénomène associatif (y compris Attac bien sûr!) qui désormais prolifère dans l'ensemble du champ des «mouvements sociaux» et, d'autre part, par un entrisme systématique dans le syndicalisme de combat (CGT, FO, SNES, etc.). L'inspiration trotskiste y reste importante, même si elle semble quelque peu atténuée par comparaison au krivinisme des années 1970...
En troisième lieu, sans doute faut-il ne pas perdre de vue que d'autres
mouvements d'extrême gauche existent en France, d'origine plus récente,
notamment le Parti des Travailleurs fondé en 1991(7)
qui n'est en réalité qu'un sous-ensemble du Parti Communiste
Internationaliste de Pierre Boussel(8).
Ce mouvement manifeste une hostilité viscérale aux partis
de la gauche traditionnelle (PC et PS notamment) du fait de leur dérive
réformiste et exprime en permanence un refus catégorique
de l'édification de l'Europe.
Je voudrais enfin remarquer qu'il est un terme (et en arrière-plan
toute une mouvance) qu'il convient peut-être de distinguer de l'expression
«extrême gauche» et de son contenu: le terme de gauchisme,
souvent qualifié aussi d'ultra-gauche par les spécialistes
de science politique pour précisément le démarquer
de l'«extrême gauche» telle qu'on la conçoit d'ordinaire.
On est là en présence d'une nébuleuse(9)
dont l'imprégnation marxiste est fréquente (mais pas toujours
évidente), qui retient volontiers une conception «spontanéiste»
du mouvement révolutionnaire proche des positions de Rosa Luxembourg(10),
frôlant parfois les sentiments anarchistes, et qui manifeste en tous
domaines une contestation systématique de la société
et des éléments qui la structurent et la hiérarchisent
(entreprise, administration, armée, police, école, famille,
institutions religieuses...). Cette contestation est généralement
érigée par les gauchistes en fer de lance de leurs actions
révolutionnaires, elles-mêmes variables d'un groupuscule à
l'autre. Rejet de toute forme de hiérarchie, anti-autoritarisme,
anti-productivisme, spontanéisme permanent dans la vie quotidienne
(professionnelle, familiale, sexuelle...), tels sont en résumé
les maître-mots d'un gauchisme par ailleurs multiforme et pluri-délirant.
Il est d'ailleurs un point qui ne trompe pas et démarque le gauchisme des mouvements marxistes plus authentiques: la notion d'aliénation qui est centrale dans nombre d'analyses gauchistes et qui diverge de celle (beaucoup plus précise) que retenait Marx. Il ne s'agit plus, en effet, de trouver un facteur aliénant dans la seule organisation capitaliste de la production et du travail; l'aliénation envahit plutôt tous les aspects de la vie quotidienne, qui souffriraient d'une hiérarchisation abusive voire inutile, toujours génératrice d'insupportables contraintes. C'est ainsi une déstructuration totale de tout le corps social qui est envisagée par divers mouvements gauchistes dont François Mitterand eut la faiblesse de penser, vers la lin des années 1970, qu'ils constitueraient «le sel» du «socialisme à la française». Il n'est, sur tous ces points, pas surprenant d'observer qu'une frange du mouvement écologiste ait pu joindre sa voix aux thèses du gauchisme pur et dur, tout en lui offrant une occasion d'enrichir son argumentaire. À de nombreux égards les discours de Bové évoquent ceux de bien des gauchistes soixante-huitards. L'ampleur du danger
Tout cela dit, si l'on se réfère globalement à l'extrême
et à l'ultra-gauche, c'est-à-dire à toutes les organisations,
formations politiques et mouvements idéologiques qui se situent
clairement à gauche du PS et du PC, on doit effectivement essayer
de jauger la réalité et éventuellement l'ampleur du
danger qu'elles peuvent représenter pour les libertés privées
et publiques, en un mot pour la démocratie dans un pays comme la
France.
Rappelons tout d'abord que l'extrême gauche et le gauchisme existent
depuis fort longtemps, prenant leurs racines dans le vieux socialisme français
utopique du 19e siècle et/ou et dans la tradition libertaire (Proudhon,
Bakounine, Kropotkine). L'extrême gauche stricto sensu se
trouva plus ou moins désarçonnée par les disparitions
violentes de Léon Trotski et Rosa Luxembourg, puis muselée
par le verrouillage opéré par les partis communistes traditionnels
du fait de sa virulente critique de l'expérience stalinienne(11).
Dans cette optique, son regain de vitalité n'est pas étranger
à la chute du stalinisme, certes, mais il doit être plus encore
associé à l'émergence de la doctrine maoïste
et, concrètement parlant, de la nouvelle expérience chinoise(12)
que constitua en son temps la fameuse révolution culturelle.
Quoi qu'il en soit, pour sympathiques qu'ils puissent paraître à
un certain électorat, il est sans doute fort dangereux de parer
les leaders d'extrême et d'ultra gauche d'un certain angélisme
ou de leur trouver soudain un visage prétendument inoffensif. Ce
serait ignorer (ou vouloir oublier) toutes les exactions terroristes et
criminelles commises par l'Armée rouge au Japon, la Bande à
Baader en Allemagne, les Brigades rouges en Italie... La plus grande méfiance
devrait être, ici, la règle.
Soulignons aussi que la progression électorale ainsi qu'une certaine
reconnaissance politique dont bénéficie aujourd'hui l'extrême
gauche s'explique largement par des bases, des appoints, voire des soutiens
inattendus dont elle a bénéficié depuis le grand choc
de 1968. Il est clair, par exemple, qu'elle a su capter l'opportunité
que lui offrit, à partir de 1968 et tout au long des années
1970, la véritable panique qui s'empara du PC et du PS face à
l'agitation un temps incontrôlable du mouvement gauchiste. Et, pendant
quatre ou cinq ans peut-être, c'est elle qui recueillit les fruits
de la panique déclenchée par l'agitation gauchiste. De plus,
au fil des années, nombre de leaders gauchistes spontanéistes
et soixante-huitards et, aussi, de militants d'extrême gauche, éprouvèrent
le besoin de se muer progressivement en caciques établis et assoiffés
de reconnaissance, qui n'hésitèrent pas à saisir diverses
opportunités de se modeler une respectabilité en intégrant
soit le parti socialiste alors au pouvoir, soit la mouvance écologiste
alors en pleine progression électorale, ces partis et mouvements
préférant les accueillir plutôt que de les voir récupérés
par le Parti communiste.
Pour ne citer que deux exemples, les résurgences politiques d'un Régis Debray ou d'un Daniel Cohn-Bendit prennent ici des allures hallucinantes. De même, nombreux furent les militants plus modestes d'ultra ou d'extrême gauche qui, considérant que leurs premières options n'étaient guère payantes en termes de carrière politique, préférèrent eux aussi pratiquer l'entrisme dans le PS (le Parti communiste ne faisant plus recette) que leur arrivée rassurait mais qu'ils se promettaient, pour leur part, de noyauter joyeusement. Et aussi bien voit-on actuellement nombre de socialistes, mal remis des dernières élections présidentielles, appeler de leurs vœux un socialisme plus radical, plus intransigeant, sensiblement moins réformiste si ce n'est beaucoup plus révolutionnaire, en utilisant un argumentaire sentant fort l'extrême gauche des années 1970.
Il faut enfin ne pas négliger le terreau que représente l'impressionnant
développement du secteur associatif connu par la France depuis
20 ou 30 ans. Longtemps considérée (à fort juste titre)
comme une conquête fondamentale de la démocratie libérale,
la liberté d'association n'en offre pas moins aux extrême
et ultra-gauche, aujourd'hui, des opportunités très dangereuses
de désintégration de cette même société
libérale. De la même façon, exactement, que la liberté
d'opinion et de constitution de partis politiques a toujours fait courir
aux démocraties le risque de voir arriver légalement au pouvoir
des partis qui en sont la négation(13),
la liberté d'association(14)
procure de plus en plus des cadres d'accueil et, surtout, d'action révolutionnaire
parfaitement légaux à la gauche la plus extrême et
la plus militante. Ainsi s'explique, selon moi, que l'on vive, aujourd'hui,
en France, dans une société totalement bloquée. Malgré
l'existence de pouvoirs politiques élus de façon limpide
et indiscutablement démocratique, ces derniers ne peuvent désormais
prendre la moindre décision sans que l'on assiste immédiatement
à une impressionnante levée de boucliers et à l'émergence
de manifestations plus ou moins importantes et/ou menaçantes, trouvant
presque toujours leur point de départ dans le secteur dit «associatif».
Qu'il s'agisse de lutter contre le chômage (AC!), de défendre le droit au logement (DAL), de lutter contre l'extrême droite (Ras l'Front), de soutenir les sans-papiers (Droits devant!), de noyauter les associations de «défense des intérêts de quartier» ou de semer la zizanie dans les co-propriétés (associations de locataires que l'on veut convaincre qu'ils participent... à la lutte des classes!), la prolifération des associations de combat est stupéfiante. De groupes de pression à l'existence reconnue et apparemment légitime, nombre d'associations noyautées par des éléments d'ultra-gauche, d'extrême gauche, par des progressistes soi-disant chrétiens et des «déçus» des partis socialiste et communiste, pour ne rien dire des écologistes de combat savamment drapés dans un pacifisme de pure surface, se transforment ainsi subrepticement en instruments redoutables de blocage et d'action révolutionnaires(15). Nouveau Cheval de Troie qui pénètre dangereusement et insidieusement notre système démocratique libéral... Il y a certainement là une évolution beaucoup plus grave que ne le sont les succès électoraux du binôme «Arlette + Olivier» enregistrés ces dernières années. Cette évolution me semble en effet d'autant plus dangereuse et inquiétante que, dans le domaine de la recherche de succès électoraux, l'ultra et l'extrême gauche courent toujours le risque de «perdre leur âme» (réellement ou aux yeux de leurs militants) en jouant le jeu des institutions «bourgeoises» et en dérivant vers un «réformisme» de meilleur aloi.
|
<< retour au sommaire |
|