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Montréal, 15 avril 2004 / No 141 |
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par
Christian Michel
Les riches attirent l’envie souvent, l’admiration quelquefois, rarement la sympathie. Ils n’en ont pas besoin, pensons-nous, comme si leur fortune compensait leur besoin de reconnaissance et d’amitié. Pourquoi ce sentiment de rejet envers des gens que souvent nous ne connaissons que de nom, dont nous achetons les produits, et dont nous ne dédaignerions pas le compte en banque s’il nous était offert? Certes, il existe des malhonnêtes du haut en bas de l’échelle sociale. Mais celui qui a atteint les plus hauts barreaux est-il par là même véreux et méprisable? |
Les
inégalités
Le système capitaliste génère des inégalités de revenus, comme toute situation où les êtres humains sont laissés libres d’agir. Si on ne les oblige pas à marcher en rang, les gymnastes ou militaires qui ont la meilleure condition physique vont se retrouver loin devant les autres. L’alternative au capitalisme est donc la contrainte («tout le monde au pas!»), elle-même génératrice d’inégalités entre ceux qui l’exercent et ceux qui la subissent. On n’y échappe pas. Et il semble que réside au fond de l’être humain un tel désir de distinction que si le marqueur social n’était plus l’argent, il se porterait sur la naissance, les prouesses physiques, sexuelles ou intellectuelles, dont la légitimation serait encore plus problématique. En régime capitaliste, par définition, l’argent ne s’acquiert qu’au travers de transactions libres, dons et échanges. Notons que la liberté ne s’exerce qu’en situation. Il n’est pas nécessaire que cette situation soit celle que j’ai choisie pour qualifier de libre le choix que j’y exerce. Je n’ai pas choisi d’être malade, mais je suis parfaitement libre de consulter ou pas un médecin. Certes, ce médecin prend avantage de mon infortune, mais il n’en est pas l’auteur, et il est probable que je me porterais plus mal en ne recourant pas à ses soins. Etant donnée la circonstance, nous sommes tous les deux gagnants dans cet échange. Le raisonnement, bien sûr, s’étend aux multinationales s’installant dans les pays pauvres, aux chômeurs obligés de prendre un emploi, etc. Le mérite Est-ce la culture chrétienne, qui influence en Occident même ceux qui ne pratiquent aucune religion? Nous pensons que la richesse doit être légitimée par quelque «mérite» (des bons points moraux, dus peut-être à surcroît de travail ou d’ingéniosité…). Mais le capitalisme et la démocratie modernes sont les rejetons jumeaux des valeurs bourgeoises. Il n’est plus de monarque récompensant les mérites de tel ou tel féal par le bon point d’un duché. Chacun de nous est appelé à contribuer à la réussite financière de n’importe quel autre, et nous décernons nos bons points à travers notre consommation. Le principal mérite que nous reconnaissons à nos fournisseurs est le service qu’ils nous rendent. Je fais parfois des exceptions pour un copain, mais je choisis mon plombier ou mon dentiste parce qu’il travaille vite, bien et pas cher. Il m’importe peu dans cette relation professionnelle qu’il soit bon père de famille, bon citoyen, qu’il ait trimé pour réussir, ou soit fils à papa...
Il est peut-être «méritant» de construire un barrage à mains nues et de n’y employer que des moines, mais ceux là-bas qui attendent l’électricité préféreraient sans doute qu’on emploie des bulldozers pilotés par d’incorrigibles fornicateurs. C’est précisément parce que le capitalisme écarte des relations professionnelles toute autre considération que le service rendu, que, d’une part, il unifie l’humanité, et que, d’autre part, il est si productif. Il est unificateur en ignorant superbement la nationalité, couleur de peau, religion, origine sociale… des producteurs. Il est productif parce qu’il rémunère le service rendu, non pas le travail effectué. Il a raison. Je suis prêt à payer plus cher celui qui peint ma cuisine en deux jours, et y travaillera donc moins, que celui qui le fait en trois. C’est d’ailleurs l’erreur fondamentale de Marx de croire qu’on paye les gens parce qu’ils travaillent. On paie le service rendu, c’est tout. Comme je disais à mes collègues: «Si vous m’apportez des clients en dormant, je vous paierai à dormir». La chanteuse Madonna n’a pas un million de fois plus de mérite que la secrétaire de mairie, mais elle gagne un million de fois plus. Scandaleux? Il existe dans le monde deux catégories de gens: ceux qui achètent les disques de Madonna et vont à ses concerts, ceux-là ne peuvent désapprouver une fortune dont ils sont les seuls auteurs; les autres, qui, comme moi, ne lui ont jamais donné un sou ne peuvent rien lui reprocher et lui réclamer. (Comment justifier, en revanche, le salaire de la secrétaire de mairie, si médiocre soit-il, dont chaque centime est imposé, même à ceux qui n’ont aucunement besoin de ses services?) L’allocation des richesses en régime capitaliste est tout simplement celle que les uns et les autres, nous décidons souverainement. À quel titre imposerions-nous (en envoyant des hommes en bleu armés chez les récalcitrants) une autre clé de répartition que celle issue des libres décisions des gens? L'entraide Notre régime de démocratie sociale et d’économie mixte suscite souvent des aspirations vers plus d’entraide, de valeurs sociales, d’ouverture vers les plus démunis… Ceux qui aspirent le plus fort votent souvent socialiste. Or le socialisme est précisément le régime qui réclame pour sa légitimité que chacun se désintéresse du sort d’autrui. «Ne vous souciez pas des pauvres, des malades, des chômeurs, des handicapés, je m’en occupe.» Chacun pour soi, l’État pour tous. Je paie des impôts pour ne pas entendre geindre. La société d’entraide que ces amis des pauvres fourvoyés appellent de leurs voeux (autant que moi) ne peut être qu’une société de liberté, assise sur des fortes convictions morales – une société capitaliste. D’une part, elle est l’outil efficace de création de richesse, et c’est plutôt elle qu’il faut partager que la misère; d’autre part, elle nous rappelle que sans État pour s’occuper des pauvres, il appartient à chacun de nous de le faire. Elle nous place devant nos responsabilités. Elle ne démoralise pas, dans les deux sens du terme: elle n’ôte ni le sens moral aux plus riches, ni le courage aux plus pauvres. Elle est dans son stade ultime d’anarcho-capitalisme, une société plus douce, plus réconfortante, plus humaine(1).
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