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Montréal, 15 avril 2004 / No 141 |
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par
Gilles Guénette
Il arrive souvent, lorsqu’on lit un roman ou qu’on regarde un film, qu’un personnage nous rappelle quelqu’un. Soit qu’il lui ressemble physiquement, soit qu’il lui ressemble psychologiquement. Ça m’est arrivé l’autre jour alors que je lisais Le meilleur des mondes. L’un des personnages principaux, Lenina Crowne, une véritable bombe sexuelle, employée du Centre d’Incubation et de Conditionnement de Londres-Central, me rappela étrangement Françoise David, l’ex-présidente de la Fédération des femmes du Québec et instigatrice d'un parti féministe, de gauche, écologiste, altermondialiste, pacifiste et antiraciste qui devrait voir le jour cette année. Non, non, pas pour les raisons que vous croyez… |
Individualité
déniée
En l'an 632 après la naissance de Henry Ford, la société
mondialisée valorise la performance, la production, la technologie,
le bonheur perpétuel et la vie en société. Toute la
population, en majorité stérile, produite désormais
en usine, est conditionnée par des techniques efficaces contrôlées
par une élite. Bernard Marx, membre de cette élite, ne jouit
pas d'un physique associable à un membre de sa caste, pour des raisons
inconnues. Rejeté, il développe un comportement solitaire,
comble de l'anormalité. Le hasard lui donne l'occasion de rencontrer
John, un « sauvage » vivant dans une réserve où l'on enferme
ceux qui ont refusé de s'accommoder au nouvel ordre mondial. Ramené
à Londres, John, conscient de sa liberté individuelle, se
heurte à un monde où la collectivité est maître,
où l'Homme n'est qu'un pantin au service de l'efficacité(1).
Dans le classique de Aldous Huxley, toute la société est
gérée de façon centralisée. De la conception
des futurs citoyens, à leur naissance, en passant par leur éducation
(ou conditionnement) et leur approvisionnement, à vie, en drogue
du bonheur, tout relève de l’État. Les mots « père »
et « mère » ont été bannis du lexique populaire,
de même que les vieux écrits, retirés de la circulation.
« Tout le monde est heureux, à présent! » C’est
le triomphe du collectif sur l’individu. Tout baigne. Même si, de
temps en temps, certains citoyens remettent en question ce bonheur factice.
Les premiers signes de questionnement de l’un d’eux, Bernard Marx, un haut
placé du Bureau de Psychologie, se manifestent lorsqu’il confesse
être tiraillé par son individualisme à une amie, Lenina
Crowne. Dans le passage qui suit, les deux personnages, des Alpha-plus,
reviennent d’une fête à bord d’un hélicoptère
personnel. Bernard pilote l’appareil, il vient de l’immobiliser au dessus
de la mer et d’éteindre la radio:
– Mais c’est délicieux. Et puis, je ne désire pas regarder, moi. – Mais moi, oui, insista-t-il. Cela me donne la sensation… il hésita, cherchant les mots pour s’exprimer… la sensation d’être davantage moi, si vous comprenez ce que je veux dire. D’agir davantage par moi-même, et non pas si complètement comme une partie d’autre chose. De n’être simplement une cellule du corps social. Cela ne vous donne pas cette sensation-là, Lenina? Mais Lenina était en larmes. – C’est affreux, c’est affreux, répétait-elle continuellement. Et comment pouvez-vous parler comme cela de votre désir de ne pas être une partie du corps social? « Nous ne pouvons nous passer de personne. Les Epsilons même… » – Oui, je sais, dit Bernard d’un ton railleur. « Même les Epsilons sont utiles! » Moi aussi. Et j’aimerais diantrement mieux ne servir de rien! Lenina fut scandalisé de son blasphème. – Bernard, protesta-t-elle d’une voix ahurie et affligée, comment pouvez-vous parler ainsi? D’un ton différent: – Comment je le peux? répéta-t-il méditativement. Non, le véritable problème, c’est celui-ci: Comment se fait-il que je ne puisse pas, ou plutôt – car, après tout, je sais fort bien pourquoi je ne peux pas – qu’est-ce que j’éprouverais si je le pouvais, si j’étais libre, si je n’étais pas asservi par mon conditionnement? – Voyons, Bernard, vous dites les choses les plus épouvantables! – Vous n’avez pas le désir d’être libre, Lenina? – Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je le suis, libre. Libre de me payer du bon temps, le meilleur qui soit. « Tout le monde est heureux, à présent! » Il se mit à rire. – Oui, « tout le monde est heureux, à présent! » Nous commençons à servir cela aux enfants à cinq ans. Mais n’éprouvez-vous pas le désir d’être libre de quelque autre manière, Lenina? D’une manière qui vous soit propre, par exemple; pas à la manière de tous les autres. – Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répéta-t-elle. Puis se tournant vers lui: Oh! rentrons, Bernard, supplia-t-elle; comme je déteste être ici!
La lecture de ce passage m’a rappelé un débat auquel j’avais
assisté à la librairie Olivieri de Montréal, à
l’automne 2002. Le thème: « Sur quelles bases devrait-on redéfinir
le modèle québécois? » Les participants: Françoise
David, Joseph Facal, président du Conseil du trésor de l’époque,
le politologue Christian Dufour et le journaliste Michel Venne. Martin
Masse, directeur du QL, et Éric Pineault, sociologue de l'UQAM,
agissaient à titre de commentateurs.
Après quelques « empoignades » polies avec Joseph Facal
(qui osait critiquer certains aspects du modèle québécois)
et quelques interventions en faveur d’une plus grande liberté du
politologue Christian Dufour (plutôt sensible aux idées libérales
classiques), de Paul Beaudry, un collaborateur du QL présent
dans la salle, et de Martin Masse, Françoise David, en conclusion,
émit un commentaire du genre (je cite de mémoire): « Je
ne sais pas ce que vous avez tous à vous plaindre. Au Québec,
nous sommes tous libres! »
De la même façon que Lenina Crowne ne comprend pas pourquoi
son ami Bernard Marx souhaite s’affranchir du « corps social »,
Mme David ne comprend pas comment des Québécois peuvent en
venir à se sentir lésés par le collectivisme ambiant.
De son point de vue, les choses pourraient certes aller mieux dans la Belle
Province (il suffirait d’injecter collectivement suffisamment de fonds
publics dans nos programmes sociaux), mais « nous sommes tous libres ».
Il est certain que nous ne vivons pas dans une énorme prison dont
il nous est impossible de sortir. Mais, au Québec, nous ne sommes
quand même pas libres de consommer de la margarine jaune (si, si!),
nous ne sommes pas libres de nous abonner à un service de télé
numérique américain, nous ne sommes pas libres de souscrire
à une assurance-maladie privée ou de se faire soigner dans
des cliniques privées, nous ne sommes pas libres de vivre dans des
villes « non fusionnées », nous ne sommes pas libres de
refuser d’adhérer à un syndicat (ou de s’en dissocier) si
notre lieu de travail est syndiqué, nous ne sommes pas libres d’afficher
dans la langue de notre choix dans nos propres commerces, nous ne sommes
pas libres de refuser de louer nos appartements à qui ne nous inspire
pas, et cetera.
Contrairement à ce que pense Mme David, certaines libertés
n’existent carrément pas au Québec. On nous dit que ces dénis
de libertés sont des « acquis sociaux ». Qu’ils existent
pour notre plus grand bien. Que l’avenir de la « nation » en
dépend… Très peu de gens contestent ces injustices; sans
doute craignent-ils de se faire ostraciser, ou se découragent-ils
devant l’impossibilité de la tâche. Car si l’on se fie à
l’histoire – et à certains commentaires entendus ici et là
–, contester l’ordre établi est peine perdue. Tout le système
judiciaire canadien est du côté des collectivistes…
Langue
dans le vinaigre
Par exemple, dans le dossier de la langue, la Cour suprême du Canada
a entendu une contestation de la Charte québécoise de la
langue française, mieux connue sous le nom de loi 101, le 22 mars
dernier. Des parents francophones et allophones, défendus par l'avocat
Brent Tyler, ex-président du groupe de pression anglophone Alliance-Québec,
réclament le droit d'inscrire leurs enfants à l'école
anglaise.
S’ils ont gain de cause, tous les parents québécois, peu
importe leur origine linguistique ou ethnique, auront le droit de choisir
la langue d'instruction de leurs enfants. « Ce serait un changement
draconien, ce serait un retour au libre choix », de déclarer
Me Tyler (Le Devoir, 22 mars 2004). Actuellement, la loi 101 interdit
l'accès à l'école anglaise aux enfants dont les parents
n'ont pas reçu, au Canada, « la majeure partie » de leur
éducation primaire et secondaire en anglais.
Il n’en fallait pas plus pour que les nationalistes fanatiques de la langue
se réveillent. L’un d’eux, le très conservateur et très
coloré animateur du Grand journal de TQS, Gilles Proulx,
introduisit ainsi le sujet dans son bulletin de nouvelles:
L’animateur a poursuivi en demandant à son invité, le président
de l'ultranationaliste Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal,
si le Québec pouvait se permettre d’ouvrir la porte à l’école
anglaise étant donné « la fragilité de notre
culture et notre présence en Amérique du Nord ». Jean Dorion s’est contenté de répondre qu’il était confiant
que Québec et Ottawa allaient défendre le fait français
en Amérique et qu’ils allaient opter (comme dans le roman de Huxley)
pour la stabilité:
D’entendre quelqu’un comme Jean Dorion dire qu’il ne craint pas la décision
de la plus haute cour du pays parce qu’elle « est plus politisée
que l’on croit » n’a rien de rassurant. En tout cas, ça explique
pourquoi un tas de libertés nous sont toujours refusées.
Ce n’est pas la justice ou la liberté qui importe aux yeux des juges
de la Cour suprême du Canada, c’est la paix sociale. Ou plutôt,
la paix politique.
Il faudra attendre quelques mois avant qu’une décision soit rendue.
D’ores et déjà, on peut dégager une grande vérité:
en collectivité, pour bien vivre sa « liberté »,
il est préférable d’être du côté de la
majorité (ou du pouvoir)… Certains y sont visiblement plus libres
que d’autres. Gageons que Mme David pourra tranquillement continuer de
se répéter qu’au Québec, « nous sommes tous libres ».
1.
Résumé (légèrement modifié) de Jean-François
Smith. >>
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