Plusieurs autres facteurs militaient en faveur d'une
énième révision de la loi et d'une refonte des 23 textes
réglementaires. Par exemple, une loi récente obligeait les
serveurs de restaurant à consigner dans un registre un
numéro de pièce d'identité pour chaque client, afin de
faciliter le contrôle fiscal des pourboires payés sous la
table, mais la plupart des clients fournissaient un numéro
fictif. Qu'il s'agisse de la répression du travail au noir
ou de la lutte du ministère de la Santé contre le melon
d'eau (soupçonné de causer le SIDA et des boutons sous les
aisselles), l'absence d'une carte d'identité obligatoire
sapait l'efficacité des inspecteurs gouvernementaux.
« À quoi sert une carte
d'identité qui n'est pas universelle? » avait argué le
ministre de la Justice devant l'Assemblée nationale. « On
enregistre bien les automobiles, les détenteurs d'armes,
et les peintres en bâtiment », remarqua son collègue du
Revenu. « On marque bien les chevaux », avait ajouté le
ministre de l'Agriculture.
La « loi visant à
faciliter l'accès à la carte d'identité » fut adoptée
in extremis en fin de session, le 23 juin 2007. Elle
rendait obligatoire la possession de la carte d'identité
(rebaptisée « carte nationale d'identité du Québécois »)
et créait, au sein de la DIC (l'ancienne RIC, renommée
« Direction »), un corps d'inspecteurs dotés de pouvoirs
spéciaux de perquisition pour poursuivre les SIF (« sans
identité fixe »). Les immigrants et autres non-citoyens
devaient, quant à eux, se procurer la nouvelle « carte
d'identité de l'aspirant Québécois ».
L'Opposition officielle
avait appuyé le projet de loi en deuxième lecture, après
avoir arraché un amendement précisant que « personne n'est
obligé de porter sa carte d'identité sur soi en tout
temps ».
On s'aperçut ensuite que
des citoyens en règle se plaçaient dans des situations
difficiles en négligeant de porter leur carte d'identité.
Par exemple, le ministre Jean-Marie Salavoy, qui laissait
toujours la sienne dans la limousine ministérielle, fut
condamné à 100 dollars d'amende pour avoir inscrit un NCI
erroné sur une demande de carte de crédit. Il avait
piteusement expliqué au juge qu'il avait « agi de bonne
foi, ignorant que son erreur constituait un délit » (en
vertu de l'article 176, paragraphe 22, alinéa 39, du
nouveau Code civil, révisé en 2005).
Le 10 décembre 2009, un
certain Winston Smith (qui, assez ironiquement, était le
fils d'Audrey Smith) fut arrêté pour avoir conduit sa
bicyclette nu et sans permis de cycliste. Comme il n'avait
pas sa carte d'identité sur lui, les policiers ne purent
vérifier dans son dossier médical qu'il souffrait
d'épilepsie (« épilepsie généralisée d'emblée », dans le
vocabulaire des neurologues), et le détenu mourut en
chutant dans sa cellule quelques heures plus tard. « Une
mort qui aurait pu être facilement évitée », titrait La
Gazette de Montréal.
Le règlement no
2010-0842, publié au Journal officiel du 17 avril
2010, décréta que tout individu devait être en mesure de
produire immédiatement sa carte d'identité quand elle
était requise. Le fameux jugement Moron vint plus tard
confirmer la légalité de ce règlement puisque « porter sa
carte d'identité quand elle est requise n'implique pas
l'obligation de la porter en tout temps ». La
jurisprudence établit rapidement que le fait de ne pas
l'avoir sur soi quand un policier la demande constituait
une infraction à 2010-0842.
L'injonction « Vos papiers! » fit son apparition. D'abord,
dans les méthodes de Police Québec (l'ancienne Sûreté du
Québec), ensuite parmi les nombreux corps d'inspecteurs de
ceci ou de cela. On se rappellera le cas Baudon, du nom d'un
important businessman montréalais qui, surpris par les
inspecteurs de la Santé dans une fumerie clandestine de
tabac, refusa de produire sa carte d'identité et fut
condamné à 2000 dollars d'amende.
Quelques résistances se
manifestèrent. De jeunes contestataires se mirent à coller
un bras d'honneur sur la fleur de lys qui ornait la carte
nationale d'identité du Québécois. Mais le mouvement cessa
quand quelques-uns d'entre eux furent jugés et condamnés
pour avoir contrevenu à l'article 95.023 de la loi du 24
décembre 1997. Cet article, dont les implications étaient
jusque là passées inaperçues, interdisait de « contrefaire,
imiter, mutiler ou modifier de quelque manière que ce soit »
la carte d'identité.
Un politicien s'exclama,
dans une envolée rhétorique passée à l'histoire: « Le permis
de conduire vous avait-il mis le doigt dans l'engrenage de
l'étatisme? La carte d'assurance sociale avait-elle ouvert
la porte du totalitarisme? La carte d'assurance-maladie vous
avait-elle livrés aux sévices de Big Brother? La carte
multi-services, la carte d'identité facultative puis sa
version obligatoire vous ont-elles jetés dans les griffes de
la tyrannie? Alors, pourquoi celui qui n'a rien à cacher
craindrait-il cette carte nationale d'identité que vous
donne pour votre bien le plus gentil des gouvernements? »
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