Les Grecs de l'antiquité plaçaient la liberté en tête de leurs valeurs.
Ils méprisaient les barbares (essentiellement les Perses) non pas en
raison de leur manque de richesses, de puissance ou de culture, mais
parce qu'ils avaient aliéné leur liberté au profit d'un monarque. Les
luttes étaient souvent fratricides entre Grecs, mais le débat public
était permanent et les créations de leur civilisation continuent à
émerveiller le monde et à inspirer les esprits.
De nombreux siècles plus tard en Europe, tandis que s'apaisaient
lentement les guerres de religion, le débat philosophico-politique
reprit intensément, marqué par les horreurs commises entre chrétiens.
La philosophie politique moderne semble avoir atteint son apogée aux
XVIIe et XVIIIe siècles dans le Vieux Monde. Des penseurs tels que
Machiavel, Spinoza, Adam Smith, Locke ou Hobbes ont alors assigné au
pouvoir législatif, aidé en sa tâche par le pouvoir exécutif, la mission
de protéger sa population.
Ces hommes qui ont exercé une grande influence n'étaient pas de purs
théoriciens, mais des gens pragmatiques combattant toute forme de
dictature considérée comme nuisible aux buts recherchés. Considérant la
nature violente des passions humaines, ils jugeaient nécessaire de
protéger les hommes les uns des autres et de garantir la paix sociale en
instaurant des lois gardiennes du bien-être général, c'est-à-dire de la
sécurité, du droit de propriété, de la liberté de penser et de celle
d'entreprendre de chacun. La faillibilité de l'entendement humain
imposait selon eux aux gouvernants la prudence, la modestie, la douceur
et le respect des usages établis, ainsi que la limitation des
prérogatives de l'État et de ses moyens de contrainte.
Quelques successeurs ont poursuivi leur oeuvre soit comme commentateurs
historiques, tels Tocqueville ou Leo Strauss, ou comme économistes:
Bastiat, Hayek, etc. Mais le vent avait tourné et l'idéologie socialiste
de droite ou de gauche a fait litière de leur sagacité.
La fin de la politique
Le débat politique, expression publique de l'implication de tous dans la
vie de la communauté, ne peut exister sans un climat de tolérance et de
retenue, hors de contraintes ou de persécutions trop pesantes qui n'ont
pour résultat que l'exacerbation des antagonismes et la naissance de
factions.
La désaffection aujourd'hui constatée dans nos nations envers la
participation politique, quoique relativement pacifique, témoigne
néanmoins de l'impasse citoyenne. Elle est le fruit d'une longue
évolution ayant abouti au constat d'impuissance de nombreux citoyens à
faire entendre leur voix sur les choix politiques faits en leur nom ou à
exercer leur « droit de révolte » (Locke) lorsque le pouvoir s'écarte
dangereusement de sa mission et empiète dans des domaines hors de sa
compétence, tels les domaines privés (liberté de culte), ou indifférents
c'est-à-dire ne nuisant pas à la stabilité sociale (parmi lesquels
figure par exemple la polygamie, selon Locke).
Or cette dérive progressive du pouvoir, commencée il y a plusieurs
siècles par la centralisation quasi totale des décisions et le
développement excessif d'une administration servile (en échange de
nombreux privilèges) chargée de les appliquer, se poursuit et s'aggrave
rapidement.
L'évolution centralisatrice a débuté en Europe avec des disparités selon
les pays, par la redécouverte et l'adaptation du droit romain qui s'est
accompagnée de la confiscation des pouvoirs politiques et sociaux de
l'aristocratie par la monarchie. En France, l'aristocratie vit ses
privilèges maintenus mais fut réduite au statut de noblesse « hors sol »
tandis qu'étaient détruits les liens traditionnels locaux de sujétion et
de protection. Le maintien de privilèges (en particulier l'exemption des
impôts) désormais injustifiés accrut considérablement la haine du peuple
et de la bourgeoisie envers la caste de la noblesse, préparant la future
révolution.
Les villes libres et certaines provinces relativement autonomes subirent
la même dépossession de leur pouvoir au profit de l'État, et les
communautés dépérirent en même temps que leurs élites furent privées de
tout rôle. Les liens anciens ayant disparu, les habitants perdirent
toute possibilité d'initiative et toute indépendance pour devenir les
sujets anonymes de l'administration arrogante d'un gouvernement lointain
siégeant dans la capitale, le reste du pays se transformant en province
dévitalisée, et le terme « provincial » prit alors une connotation
méprisante.
Les révolutions ne firent qu'entériner la centralisation du pouvoir qui
reprit et développa l'excellent appareil administratif en place, tout
prêt à servir ses nouveaux maîtres. Car l'administration, ainsi que
l'écrit Tocqueville, « n'est pas citoyenne ».
Le règne de l'administration
Ce que nos contemporains appellent aujourd'hui la politique est
l'alternance périodique de partis à la tête de l'État, leur action se
bornant dans l'esprit des administrés à tenter de pallier le manque
chronique d'argent public par d'injustes spoliations fiscales. La
majorité des élus actuels partagent une vision étatiste de la
gouvernance et sont (généralement) perçus comme des gestionnaires
inefficaces abrités derrière une administration pléthorique dont ils
sont aussi les otages.
En fait, les administrations qui constituent l'exécutif du
gouvernement ont relégué le politique, qui est le débat sur les lois, au
second rang tout en gardant la précaution de respecter la fiction
démocratique des élections.
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« Ce que nos contemporains
appellent aujourd'hui la politique est l'alternance
périodique de partis à la tête de l'État, leur action se
bornant dans l'esprit des administrés à tenter de pallier le
manque chronique d'argent public par d'injustes spoliations
fiscales. » |
Dans nos sociétés, par ignorance, paresse ou résignation, la plupart
des citoyens ont admis la nécessité d'institutions puissantes pour mener
à bien des projets communautaires importants (santé, éducation, justice,
voirie, police, etc.), sans plus discriminer le bien-fondé de leur
nature publique ni leurs possibles solutions de rechange. Ils ont
renoncé à leur autonomie et à leur liberté de décision pour s'en
remettre aux règlements de l'administration. Ils font confiance à la
sagesse de l'État et de son administration pour gérer leurs intérêts
particuliers et collectifs tandis qu'ils se méfient des entreprises
privées considérées comme de vrais prédateurs.
Nous ne reviendrons pas ici sur les lieux communs rassurants concernant
l'administration: ensemble de fonctionnaires dévoués au bien public,
méritant naturellement l'immunité dans leur fonction car ne faisant
qu'appliquer les volontés librement exprimées par la population lors de
l'élection de ses représentants. Il serait vain de dénoncer ces fables
rhétoriques; quand le sens politique des citoyens est atrophié par des
décennies de démagogie inculquée dès l'école maternelle. Cela équivaut à
essayer de faire comprendre ce qu'est la couleur jaune à un aveugle de
naissance...
L'évolution vers le totalitarisme
Cependant, pour certains d'entre nous, l'État n'a rien d'une figure
protectrice, même derrière son masque d’État-providence. Nous ressentons
plutôt sa pression inquisitrice accrue grâce à des moyens de contrôle et
de coercition sans cesse plus perfectionnés. L'informatique lui offre à
présent des outils nouveaux pour mettre en oeuvre l'auto-asservissement
des citoyens. Elle oblige par exemple ces derniers à effectuer chaque
jour davantage le travail de l'administration dispensée d'envoyer et de
vérifier des millions de formulaires en leur substituant des documents
en ligne, vérifiés et éventuellement sanctionnés par des ordinateurs.
Les exploitations de ce fichage et archivage généralisé ouvrent des
perspectives infinies à l'ingéniosité de l'administration et des
politiciens. Le moindre de nos appareils nous trahira. Par exemple:
géolocalisation par téléphone cellulaire et GPS, détection (voire
signalement et/ou sanction automatisée) d'excès de vitesse, d'alcoolémie
ou même de stationnement non autorisé par les capteurs de nos voitures,
habitudes et train de vie notés via nos cartes bancaires, état de santé
rendu facilement accessible et susceptible de nous faire exclure de
l'accès aux soins. Tout cela sans que diminue la masse des
fonctionnaires fidèles fourriers de l'étatisme.
L'anonymat accru de la fonction publique à l'abri de l'interface
« machines » pourra être source de bien des abus et de passe-droits. La
menace de la dictature administrative sera partout et sa détestation
populaire sera susceptible de justifier le recours à la force... au nom
de la protection de la démocratie, bien sûr. Pourtant, cela ne
représente rien de très nouveau dans le modus operandi du
totalitarisme.
Les totalitarismes commencent toujours par détruire leurs élites au
profit de techniciens, par abaisser le niveau d'éducation et de culture
et par homogénéiser les modes de vie et de pensée. L'utilisation de la
Novlangue administrative et le conformisme du politiquement correct ne
suscitent guère d'opposition.
Par rapport aux siècles passés, les totalitarismes modernes auront
réussi à accroître leur emprise en profitant des performances et de la
rapidité des avancées technologiques; un processus bien illustré et
dramatisé par la plupart des romans d'anticipation.
La faiblesse des contre-pouvoirs actuels
Le goût de la liberté a toujours été le plus puissant contre-pouvoir à
la tyrannie. Ce désir a souvent été présenté comme une opposition
conservatrice aux changements. Les communautés se sont souvent battues
pour préserver leurs moeurs, leurs modes de vie, leurs traditions face
aux choix imposés.
Un facteur aggravant est apparu: la dépendance à une vie de
substitution. En effet, alors que le rejet du passé entraîne aujourd'hui
la dissolution en cours des liens traditionnels, telles les relations
familiales et amicales, s'opère sous nos yeux une évolution qui, tout en
affirmant la primauté de l'individu, le vide de sa substance et de son
identité.
Les individus privés d'attaches fortes succombent à la facilité des
compensations offertes par Internet et les réseaux sociaux. La
multiplication des liens virtuels planétaires procure aux « égarés » un
faux sentiment de « famille », de reconnaissance et de sécurité. Or c'est
bien le contraire à quoi nous assistons. L'identité virtuelle s'affiche
et renonce à l'indispensable privauté; elle n'est qu'un simple objet
anonyme et manipulable auquel aucun respect n'est dû. L'identité réelle
lorsqu'elle finit par être révélée expose au vol de données, au
chantage, au « bashing », à l'indignité publique. Nulle empathie
véritable n'existe dans le monde virtuel mais bien la fragilité et
l'inconsistance de notre vie de relation concrète et la médiocrité crue
de notre intimité.
En savent quelque chose tous ceux (étudiants, demandeurs d'emploi,
hommes politiques...) qui voient ressurgir d'imprudentes confessions
jadis étalées au vu de tous qui ruinent leurs espoirs. Transparence et
liberté ne vont pas nécessairement de pair, mais certains pensent
naïvement que ne rien cacher peut obliger à être vertueux... malgré soi.
Participants à la tyrannie, ils sont prêts à autoriser l'État (personne
morale dépourvue de vertu morale, « le plus froid des monstres froids ») à
disposer à sa convenance de nos données personnelles sans se soucier de
l'utilisation qui en sera faite. Stratégie de l'autruche consistant à se
livrer soi-même, mais aussi les autres, à un oppresseur potentiel.
Seule l'exigence de liberté nous protégeait de la prophétie d'Orwell;
mais la liberté(1)
est devenue un concept ringard dont le sens se perd dans la nuit des
temps et échappe à la plupart. Apparemment, se battre pour elle ne
mobilise quasi personne; la servitude ne sera pas la rançon d'une guerre
menée contre des robots, mais celle de l'actuelle rectitude politique.
Le cycle politique imaginé par les Anciens, qui faisaient naturellement
succéder la tyrannie aux démocraties en voie de dégénérescence, semble
aujourd'hui se vérifier.
La menace n'est plus fantôme et les dormeurs devraient se réveiller.
1) Voici ce qu'en écrivait Tocqueville dans
L'Ancien Régime et la Révolution:
« Je vois bien que, quand les peuples sont mal
conduits, ils conçoivent volontiers le désir de se
gouverner eux-mêmes; mais cette sorte d'amour de
l'indépendance, qui ne prend naissance que dans
certains maux particuliers et passagers que le
despotisme amène, n'est jamais durable: elle passe
avec l'accident qui l'avait fait naître; on semblait
aimer la liberté, il se trouve qu'on ne faisait que
haïr le maître. (...)
Je ne crois pas non plus que le véritable amour de
la liberté soit jamais né de la seule vue des biens
matériels qu'elle procure (...) les hommes qui ne
prisent que ces biens-là en elle ne l'ont jamais
conservée longtemps.
(...) Qui cherche dans la liberté autre chose
qu'elle même est fait pour servir.
(...) Ne me demandez pas d'analyser ce goût sublime,
il faut l'éprouver. Il entre de lui-même dans les
grands cours que Dieu a préparés pour le recevoir.
On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes
médiocres qui ne l'ont jamais ressenti. » |
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Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
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