Helvétius, Henri de Saint-Simon et Joseph de Maistre:
trois
grands ennemis de la liberté* |
Dans un volume intitulé Freedom
and its Betrayal:
Six Enemies of Human
Liberty, et traduit en français sous le titre: La liberté et ses
traitres(1), le philosophe et historien des idées
Isaiah Berlin s'intéresse aux doctrines des
Lumières qui furent les matrices de la dictature moderne. Helvétius
figure, avec Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon et de Maistre, parmi
les six grands ennemis de la liberté. Voyons pourquoi selon Berlin.
Helvétius ou comment
transformer les citoyens en esclaves
Pour Helvétius, l'homme est « infiniment malléable », il n'est rien de plus qu'« un morceau de terre de potier ». Il serait
donc criminel de laisser le gouvernement des hommes entre les mains
d'ignorants. Toute sa philosophie est ancrée d'abord dans sa conviction
que le but qui fait marcher les hommes est la « recherche du plaisir et
la volonté d'éviter la douleur », et ensuite que, pour y parvenir, ils
ont besoin de comprendre le monde et de se comprendre eux-mêmes,
c'est-à-dire de savoir ce qui est réellement bon pour eux. Pour cela, il
leur faut des guides: or peut-on imaginer un meilleur guide que la
science, et des individus plus habilités à conduire les hommes que les
scientifiques?
Le système d'Helvétius « conduit finalement vers
une sorte de tyrannie technocratique », explique Berlin: la tyrannie de
l'ignorance, de la superstition et de l'arbitraire royal est remplacée
par une autre tyrannie, la tyrannie de la raison. Ainsi se forme ce
« nouveau monde » qui ressemble fort au meilleur des mondes de Huxley,
produit de l'idée qu'à tout problème peut être trouvée une solution
scientifique.
Dans ce monde, gouverner les hommes est identique à
l'élevage du bétail. Puisque les buts de l'existence humaine sont donnés
et que l'homme est malléable, tout se réduit à un problème purement
technique: comment s'assurer que les hommes vivent en paix, en
prospérité et en harmonie? Mais puisque les intérêts de tous ne
coïncident pas, il appartient au philosophe éclairé de les rendre
compatibles. De là provient la nécessité du despotisme d'une élite de
scientifiques.
Quiconque connaît la vérité, nous dit Helvétius,
est aussi vertueux et heureux. Or les scientifiques connaissent la
vérité, donc ils sont vertueux, donc ils peuvent nous rendre heureux, et
donc c'est entre les mains des scientifiques qu'il convient de remettre
le soin de tout diriger.
L'inventeur du meilleur des mondes
On le voit, le présupposé de toute la philosophe
d'Helvétius, et cela vaut pour les Encyclopédistes également, est qu'il
est possible de créer
une science
de l'homme et une
science du bonheur
comparable aux
sciences de
la nature.
Le problème, écrit Isaiah
Berlin, c'est que dans le genre de société idéale que décrit Helvétius,
il y a peu de place, voire pas de place du tout, pour la liberté
individuelle. Dans un tel monde, les hommes peuvent trouver le bonheur,
mais la notion de liberté finit par disparaître. Elle disparaît parce
que disparaît la liberté de faire le mal, dans la mesure où chacun a été
conditionné à ne faire que le bien. Nous sommes devenus pareils à des
animaux, dressés à ne rechercher que ce qui nous est utile.
Le comte de Saint-Simon, apôtre de la technocratie
Après sa lecture
des philosophes
des Lumières,
Isaiah Berlin
s'est intéressé aux socialistes
utopistes du
XIXe
siècle
et en particulier à Claude Henri de Rouvroy, comte de
Saint-Simon(2). Ce dernier, plus connu sous le nom d'Henri de Saint-Simon,
est un philosophe français né en 1760, mort en 1825, et considéré comme
le père du socialisme.
« Il y a eu Moïse, il y a eu Socrate, il y a eu le
Christ, il y a eu Newton, Descartes et il y a moi », a écrit un jour
Saint-Simon. Émile Faguet l'a bien décrit en disant de lui: « c'est un
fou, très exactement, beaucoup plus nettement que Rousseau lui-même,
mais c'est un fou très intelligent, comme il arrive; qui a eu comme
l'intuition de ce qui devait être le plus grand objet des préoccupations
du siècle; et il n'est personne qui soit plus intéressant à étudier ».
Une interprétation technologique de l'histoire
Saint-Simon est d'abord le père de ce que Berlin
appelle « l'interprétation technologique de l'histoire », qui a beaucoup
influencé l'interprétation matérialiste de Marx lui-même. Et selon
Berlin, celle de Saint-Simon « est à certains égards une vision bien
plus originale et bien plus tenable ».
À la suite des économistes libéraux, il va attirer
l'attention sur le rôle des facteurs économiques dans l'histoire.
Saint-Simon est en effet l'un des premiers à avoir défini les classes au
sens moderne du terme, c'est-à-dire comme des entités sociales d'ordre
économique, reposant directement sur les progrès de la technologie, sur
les progrès dans la manière de se procurer, de distribuer et de
consommer les produits. La société actuelle est divisée en deux classes
hostiles, la classe des exploitants et celle des exploités, la classe
des propriétaires oisifs et celle des travailleurs productifs.
Mais le nouvel ordre social prôné par Saint-Simon
est un ordre autoritairement centralisé et hiérarchisé, mis en place par
une élite restreinte de producteurs et de savants disposant d'un pouvoir
total. Pour lui, comme pour son disciple Auguste Comte plus tard, la
liberté individuelle, loin de coopérer à l'ordre social, est au
contraire le principe même du désordre.
L'apologie du dirigisme et du gouvernement des
élites
C'est pourquoi, contrairement au libéralisme
classique, Saint-Simon estime que l'activité économique exige une
réglementation: « L'organisation sociale doit avoir pour objet unique
et permanent d'appliquer le mieux possible à la satisfaction des besoins
de l'homme, les connaissances acquises dans les sciences, dans les
beaux-arts et dans les arts et métiers » (L'Organisateur).
Cette élite
éclairée sera donc composée de savants, d'ingénieurs, d'industriels et
d'artisans. Il est intéressant de savoir que Saint-Simon a
recruté ses premiers disciples à l'École polytechnique: Auguste Comte,
Prospère Enfantin, Victor Considérant. « Il faut, écrivit Enfantin, que
l'École polytechnique soit le canal par lequel nos idées se répandront
dans la société ». De fait, l'école est devenue un foyer saint-simonien
ardent. Une tradition incarnée par le Groupe X-Crise en 1931 et qui
s'est fait sentir jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
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« Puisque les buts de
l'existence humaine sont donnés et que l'homme est
malléable, tout se réduit à un problème purement technique:
comment s'assurer que les hommes vivent en paix, en
prospérité et en harmonie? » |
Au coeur de toute cette conception, explique Isaiah Berlin, il y a la science, ou plutôt
le scientisme, c'est-à-dire la conviction que la société ne doit pas
être gouvernée de façon démocratique, mais par des élites qui
comprennent les besoins et les possibilités technologiques de leur
époque. « La souveraineté ne consiste pas alors dans une opinion
arbitraire érigée en loi par la masse, mais dans un principe dérivé de
la nature même des choses, et dont les hommes n'ont fait que reconnaître
la justesse et proclamer la nécessité » (L'Organisateur).
C'est à Saint-Simon que nous devons l'idée d'un
capitalisme d'État, d'une organisation rationnelle de l'industrie et du
commerce, dans l'intérêt de la société. Cette idée, écrit Berlin en
conclusion, peut revêtir « des formes tempérées et humaines dans le cas,
par exemple, du New Deal américain ou de l'État socialiste anglais de
l'après-guerre ». Mais elle prendra « des formes violentes, implacables,
brutales et fanatiques dans le cas de sociétés directement planifiées
comme le fascisme ou le communisme ».
Joseph de Maistre, le précurseur du fascisme
Sir Isaiah Berlin a consacré un chapitre de
son livre à Joseph de Maistre, le
penseur de la Contre-révolution. Certains philosophes ont eu un rôle
trouble dans l'histoire des idées. Selon Berlin, les philosophes d'une
partie des Lumières (Helvétius, Rousseau, Fichte) et du socialisme
naissant (Saint-Simon) ont ainsi défendu une conception à la fois
idéaliste et autoritaire de la liberté dont la Révolution française fut
l'incarnation. Ils ont prétendu défendre la liberté tout en proposant
des solutions collectivistes aux problèmes sociaux. Joseph de Maistre
est plus facile à cerner, puisque c'est un ennemi déclaré de toute forme
de liberté individuelle.
C'est à l'optimisme des Lumières que s'attaque
d'abord de Maistre, c'est-à-dire à l'idée que les hommes seraient
capables d'être libres et de se gouverner eux-mêmes et de mener une vie
heureuse, vertueuse et sage.
Aux idéaux de progrès, de liberté et de
perfectibilité, il oppose le caractère sacré du passé, la vertu et même
la nécessité d'une complète sujétion, parce que la nature humaine est
irrémédiablement mauvaise et corrompue.
En revanche, Berlin souligne l'aspect violent,
brutal, sanguinaire et dictatorial de la pensée de de Maistre. Ce dernier
s'en remet au bourreau pour conduire les affaires humaines, car c'est
lui qui maintient l'ordre dans la société. Pour que les hommes obéissent
et respectent l'autorité, de Maistre juge qu'ils doivent vivre dans la
crainte et même la terreur de l'autorité qui les gouverne.
L'éloge du préjugé et de l'irrationnel
Par ailleurs, de Maistre a également attaqué
l'autre versant de ce même optimisme naïf, l'usage de la méthode
scientifique et du rationalisme en politique. Il conteste, avec beaucoup
d'efficacité, que
l'humanité puisse
être rendue heureuse
et vertueuse
par des
moyens rationnels
et scientifiques.
L'histoire pour lui est notre seul maître, et la politique n'est rien
d'autre que de l'histoire expérimentale. Pour comprendre le monde, il
faut faire appel aux faits empiriques de l'histoire et observer le
comportement humain. Or, tout ce qui
a été construit par les facultés critiques est incapable de résister à
leur assaut. La seule chose qui puisse jamais
dominer les hommes, c'est un mystère impénétrable.
Selon de Maistre, il n'y a jamais que deux choses
vraiment bonnes en ce monde: l'antiquité et l'irrationalité. Seule la
combinaison de ces deux éléments peut créer une force assez puissante
pour résister à l'influence corrosive des critiques, des poseurs de
questions, des savants.
Que sont les préjugés? Tout simplement les
croyances des siècles passés, éprouvées par l'expérience. Des croyances
qui ont été éprouvées dans des situations nombreuses et diverses, et si
l'on veut s'en défaire, on se retrouvera nu et tremblant face aux forces
destructrices de la vie.
Anti-individualisme et monisme
C'est à Joseph de Maistre que l'on doit l'invention
historique du mot « individualisme » dans un ouvrage intitulé Des
origines de la souveraineté (1794). Le mot est chez lui chargé de
toutes les connotations négatives possibles: le protestantisme,
l'esprit des Lumières (le rationalisme), la théorie des droits de
l'homme...
Cette viscérale allergie à l'individuel procède
d'une conception organiciste et théocratique de la société, oeuvre de
Dieu à laquelle il ne revient pas à l'homme de changer quoi que ce soit.
L'ordre social contre la raison individuelle, les dogmes de la tradition
contre l'esprit critique, la subordination contre l'égalité: tels sont
les aspects d'un anti-individualisme radical qui préfigure les régimes
totalitaires du XXe siècle.
Pour que les hommes restent dans l'ignorance, de
Maistre souhaitait faire disparaître tous les membres de ce qu'il
appelait « la secte », cette partie de la population composée des
intellectuels, des journalistes, des savants, des juifs et de tous ceux
qui croient à des valeurs comme la liberté ou l'égalité... C'est cette
même liste de personne que les fascistes voudront éradiquer un siècle
plus tard.
Et de Maistre est présenté par Berlin comme le
« père du fascisme » car il voit chez lui, non pas un penseur rétrograde
qui tourne le dos à son temps, mais plutôt un terrible visionnaire, un
prophète des apocalypses obscurantistes que l'Europe allait connaître un
siècle plus tard. « Il est né trop tôt et non trop tard », écrit Berlin.
Paradoxalement, souligne Berlin, de Maistre partage
avec ses ennemis, les Encyclopédistes des Lumières, le même monisme
intellectuel.
Pour eux, toutes les questions authentiques
n'admettent qu'une seule réponse. Ils pensent également qu'il existe une
méthode unique permettant de découvrir la bonne réponse. Dans la
perspective moniste, tous les conflits moraux peuvent être résolus grâce
à une valeur prépondérante dont l'autorité sera reconnue par toutes les
personnes censées.
Bien que Berlin se présente lui-même comme un
héritier du rationalisme libéral des Lumières, il dénonce dans la
quasi-totalité de ses essais les faiblesses du monisme des Lumières au
même titre que celles des ennemis des Lumières. Et en forme de
conclusion de son essai sur de Maistre, il écrit: « bien
que nous puissions nous trouver en désaccord avec de tels hommes, nous
devons nous rappeler que la liberté a besoin de critiques aussi bien que
de partisans. »
*Textes d'opinion publiés les
28 avril,
6 mai et
12 mai 2014 sur 24hGold.
|
1. Un recueil de textes datant du
début des années 1950, prononcés d'abord par Berlin sur les ondes de la
BBC, avant d'être publiés en 2002. La traduction française est
disponible chez Payot.
2. OEuvres de Saint-Simon: Vues sur la propriété et la législation
(1814); L'Industrie (1816-1818); L'Organisateur
(1819-1820), Catéchisme des industriels (en partie rédigé par son
secrétaire A. Comte, 1823-1824); Nouveau Christianisme (1825). |
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Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
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