Aux fondements de l'industrialisme: Comte, Dunoyer et la
pensée libérale en France, Paris, Hermann, 2015 |
Le professeur Robert Leroux, professeur de sociologie à l'Université
d'Ottawa, vient de publier Aux fondements de l'industrialisme: Comte,
Dunoyer et la pensée libérale en France (Paris, Hermann, 2015). Dans
ce livre, il insiste sur le fait que la première génération de libéraux
français (J.-B. Say, Constant, Droz, etc.) a fourni des éléments
cruciaux qui permettront quelques années plus tard à deux inséparables
amis, Charles Comte et Charles Dunoyer, de définir l’industrialisme dans
une forme plus achevée qui s’oppose radicalement, sous plusieurs
aspects, au saint-simonisme. Preuve que le terme « industrialisme » est
extrêmement polysémique. Le machinisme, la production de la richesse,
l’ère des métiers et de la spécialisation, l’irréductibilité du progrès,
la question de la liberté et de l’individualisme : tels sont, en bref,
les principaux thèmes que l’on trouve sous la plume des industrialistes
d’inspiration libérale. Mais chez Comte et Dunoyer, l’industrialisme
apparaît comme une sorte de philosophie de l’histoire dont le but est
d’identifier les étapes sinueuses de l’idée de liberté. Ce faisant, ils
partent d’un constat, voire d’une inquiétude : la liberté est fragile et
n’est jamais, somme toute, acquise définitivement. (Commandez:
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Hermann.)
Nous reproduisons ici la conclusion de ce nouvel
ouvrage avec l'aimable autorisation de l'auteur.
* * *
Ceux qui se réclament de près ou de
loin de l’industrialisme ont exercé une influence considérable sur le
libéralisme, mais aussi sur l’économie politique et sur les sciences
sociales en général. Il convient de revenir sur cette double influence.
Dans le prolongement de la redécouverte d’auteurs libéraux français du
XIXe siècle, Charles Comte et Charles Dunoyer ont lentement
commencé à être relus(1). Mais cet intérêt, pour le moment, ne s’étend
guère au-delà des spécialistes de la pensée libérale et de l’histoire
des idées. On attend toujours que leurs travaux soient réédités afin
qu’ils deviennent accessibles à un plus large public. Ce qui n’est guère
évident dans une patrie comme la France qui a, traditionnellement,
montré peu d’ouverture à l’endroit du libéralisme(2).
En son temps, Frédéric Bastiat est sans doute l’un des premiers à voir
chez ces deux héritiers intellectuels de Jean-Baptiste Say des auteurs
importants qui méritaient une attention particulière. Bastiat est
pleinement conscient qu’il appartient lui-même à une tradition
intellectuelle qu’il souhaite prolonger et mieux faire connaître.
On ne peut douter que le Traité de législation de Charles Comte a
profondément marqué la pensée du jeune économiste landais :
Je ne connais aucun livre qui fasse plus
penser, qui jette sur l’homme et la société des aperçus plus neufs
et féconds, qui produise au même degré le sentiment de l’évidence.
Sans l’injuste abandon où la jeunesse studieuse semble laisser ce
magnifique monument du génie, je n’aurais peut-être pas le courage
de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier de
moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage de
deux autorités : l’une est celle de l’Académie, qui a couronné
l’ouvrage de M. Comte ; l’autre est celle d’un homme du plus haut
mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles
s’adressent souvent : Si vous étiez condamné à la solitude et qu’on
ne vous y permît qu’un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous ? Le
Traité de législation de M. Comte, me dit-il; car si ce n’est
pas le livre qui dit le plus de choses, c’est celui qui fait le plus
penser(3).
Très tôt donc, Bastiat s’est vivement intéressé au
combat que Dunoyer et Comte menaient en faveur de la liberté. En 1827,
il livre ses premières impressions à propos de l’industrialisme dans une
lettre à son ami Félix Coudroy. Il s’attarde longuement à ses
fondements. Bastiat, qui est alors un inconnu, reproche à Dunoyer de ne
pas faire remonter cette doctrine plus haut qu’à Jean-Baptiste Say et à
Benjamin Constant. Say, remarque alors Bastiat, n’a considéré
l’industrie que « sous le rapport de la production, de la distribution
et de la consommation des richesses »(4). Quant à Constant, il est loin
de faire de l’industrialisme le fondement de son oeuvre. Bastiat ajoute
que Dunoyer a surtout actualisé certaines idées que l’on trouvait dans
plusieurs des écrits de Constant une dizaine d’années plus tôt.
Par exemple, écrit Bastiat, il me semble qu’il
(Dunoyer) donne aujourd’hui au mot industrie une plus grande
extension qu’autrefois, puisqu’il comprend, sous ce mot, tout
travail qui tend à perfectionner nos facultés ; ainsi tout travail
utile et juste est industrie, et tout homme qui s’y livre, depuis le
chef du gouvernement jusqu’à l’artisan, est industrieux. Il suit de
là, quoique Dunoyer persiste à penser comme autrefois que, de même
chez les peuples chasseurs choisissent pour chef le chasseur le plus
adroit, et les peuples guerriers, le guerrier le plus intrépide, les
peuples industrieux doivent aussi appeler au timon des affaires
publiques les hommes qui se sont le plus distingués dans l’industrie
; cependant il pense qu’il a eu tort de désigner nominativement les
industries où devait se faire le choix des gouvernants, et
particulièrement l’agriculture, le commerce, la fabrication et la
banque ; car quoique ces quatre professions forment sans doute la
plus grande partie du cercle immense de l’industrie, cependant ce ne
sont pas les seules par lesquelles l’homme perfectionne ses facultés
par le travail, et plusieurs autres semblent même plus propres à
former des législateurs, comme sont celles de jurisconsulte, homme
de lettres(5).
Dans ce texte plein de nuances, Bastiat souscrit
dans l’ensemble à l’industrialisme tel qu’a tenté de le définir Dunoyer.
Mais les commentaires de Bastiat à propos de Dunoyer ne s’arrêtent pas
là. En 1845, dans un texte inédit, il commente le récent ouvrage de
Dunoyer, De la liberté du travail. Bastiat salue en outre
Dunoyer, l’homme de science, dont la « méthode est bonne »(6), et qui a
le mérite de permettre de mieux comprendre les inconséquences et les
limites des théories socialistes. « Au milieu de ces innombrables
enfantements de plans sociaux nés de l’imagination de nos modernes
instituteurs de nations, la raison éprouve un charme indicible à se
sentir ramenée par le livre de M. Dunoyer, à l’étude d’un plan social
aussi, mais d’un plan créé par la Providence elle-même »(7). L’une des
principales contributions de Dunoyer est, selon Bastiat, d’opposer aux
socialistes les lois d’harmonie. Sur cette base, l’auteur des
Sophismes économiques conclut que l’économie politique « est
redevable à M. Dunoyer d’une classification, qui, sans la faire sortir
de ses limites naturelles, a le mérite de lui ouvrir de nouvelles
perspectives, de nouveaux champs de recherches, surtout dans l’ordre
intellectuel et moral »(8).
Bastiat souscrit donc à la plupart des idées de Dunoyer. On dénote
toutefois une différence dans le langage qu’utilisent les deux auteurs :
alors que celui de Bastiat est plein d’humour et d’ironie, celui de
Dunoyer est austère, grave et compliqué. Mais il y a plus : on ne décèle
pas, chez Bastiat, cette intransigeance, cette radicalité dans le
propos, ou encore ce proto-darwinisme social que l’on perçoit chez
Dunoyer. Mais, on l’a vu, c’est à propos de la question du libre-échange
que l’on trouve les divergences les plus importantes entre les deux
auteurs.
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« L’influence de
l’industrialisme, de Say à Dunoyer, ne s’est pas limitée à l’économie politique. On ignore souvent qu’elle s’est aussi
manifestée sur la sociologie alors qu’elle était en plein essor. » |
Naguère proche de Saint-Simon, Michel Chevalier a, lui aussi, subi
l’influence de Dunoyer(9). Dans son Cours d’économie politique,
professé en 1840-1841, il défend la doctrine de l’industrialisme. « Le
plus beau fleuron de l’économie politique, écrit Chevalier, c’est
l’industrie »(10). Mais, faisant écho à Dunoyer, il y a plus :
l’industrie est la voie royale qui mène à la liberté. « Les populations
cherchent la liberté depuis des siècles : c’est le régime industriel qui
la leur donnera »(11).
Les idées de Dunoyer survivront en économie politique jusqu’à la fin du
siècle, grâce notamment aux travaux de Gustave de Molinari, d’Ambroise
Clément ou de Joseph Garnier, par exemple, qui se chargeront de garder
sa mémoire vivante en les citant régulièrement.
Mais l’influence de l’industrialisme, de Say à Dunoyer, ne s’est pas
limitée à l’économie politique. On ignore souvent qu’elle s’est aussi
manifestée sur la sociologie alors qu’elle était en plein essor.
On sait qu’Auguste Comte a lu Jean-Baptiste Say. Et s’il n’aimait guère
l’économie politique et les principes utilitaristes qui marquaient
l’œuvre de son devancier, il n’est pas douteux par ailleurs qu’il
appréciait les intentions scientifiques qui s’y trouvaient, de même que
la volonté de réorganisation sociale que l’on décelait principalement
dans ses travaux de jeunesse(12). Mais, de Say, Comte retient
essentiellement une sorte de scientisme dont il a lui-même fait sans
cesse la promotion. Il suffit d’ouvrir le Traité d’économie politique
pour s’en convaincre. Say nous dit que l’économie a évolué d’une
manière qui n’est pas fondamentalement différente de celle des sciences
naturelles. Mais l’observation, insiste-t-il, si elle ne repose pas sur
des vues théoriques, est du reste chimérique : elle ne peut, en fait,
mener elle seule à la science. « Les connaissances positives
lorsqu’elles ne sont pas alliées avec les connaissances des principes,
ne sont que le savoir d’un commis de bureau »(13).
On aura remarqué ici que Say utilise l’expression « connaissances
positives ». Auguste Comte va en prendre bonne note. En 1832, dans son
Cours d’économie politique pratique, Say se porte non seulement à
la défense de l’économie politique en tant que science objective, mais,
on l’a vu, il insiste lourdement sur sa dimension sociale. L’économie
politique n’est rien d’autre, au fond, que « l’économie de la société ».
Ce point est crucial. Mais il importe de noter que, pour Say, le social
n’est pas une réalité autonome, distincte des individus comme va plus
tard le penser Auguste Comte. En fait, les sphères d’analyse, chez Say,
ne sont pas séparées ; elles sont au contraire étroitement reliées les
unes aux autres, de sorte que la société n’apparaît pas comme étant
au-dessus des individus. Ainsi, l’un des objectifs de l’économie
politique est de montrer quelles sont les répercussions
macro-économiques des actions individuelles. « L’économie politique,
explique Say, en nous faisant connaître par quels moyens sont produits
les biens au moyen desquels subsiste la société tout entière, indique à
chaque individu, à chaque famille, comment ils peuvent multiplier les
biens qui serviront à leur propre existence »(14).
Par-delà la différence entre les deux auteurs qu’on ne doit certes pas
négliger, Comte, tout comme Say, ne reconnaît que les faits ; le savant,
dit-il, ne doit pas chercher ce qui doit être, mais ce qui est. Il
s’agit donc, comme le rappelle le Cours de philosophie positive,
de mettre un terme à la phase métaphysique et d’entrer définitivement
dans celle de la science.
Tel est le but aussi de Charles Dunoyer. D’où la raison pour laquelle,
on a qualifié Dunoyer de « positiviste avant le positivisme »(15).
Auguste Comte connaissait sa dette intellectuelle à l’endroit de
Dunoyer. Lorsque ce dernier fait paraître La liberté du travail,
Comte n’hésite pas à dire qu’il s’agit d’un ouvrage « remarquable ». Et
dans une lettre datée du 28 février 1845, Comte en parle élogieusement à
John Stuart Mill :
M. Dunoyer, que je connais depuis vingt-cinq ans, m’a toujours semblé
celui de mes prédécesseurs immédiats qui méritaient le mieux
l’ensemble de mes sympathies. Quoique je ne lui crois pas autant de
force logique et d’étendue mentale qu’à M. Guizot, il a, sans aucun
doute, plus de justesse et de netteté, en même temps qu’il est
certainement plus consciencieux et plus ferme (…)
–
lequel tendent évidemment ses
principales sympathies, sauf les lacunes irréparables de son
éducation. Depuis plus de vingt ans, il suit avec un intérêt soutenu
mon propre développement philosophique. Je vous parle ainsi de
l’auteur, parce que je n’ai pas encore lu le livre, que je crois
pourtant digne de votre attention (…) En recevant, ces derniers
jours, ce gracieux envoi, j’ai promis à M. Dunoyer de faire en sa
faveur une exception spéciale à ma sévère hygiène cérébrale ; mais
je n’ai lu, jusqu’ici, que l’introduction. Au reste, je suis certain
que c’est un travail sérieux et consciencieux, résultat d’une longue
préparation ; car je me souviens très bien que l’auteur m’en avait,
il y a vingt ans, indiqué la nature et exposé le plan (…) La thèse
fondamentale me semble être restée, comme alors, trop négative, et
trop fondée sur les inspirations économiques proprement dites ; mais
son développement n’en mérite pas moins d’attention. Tout en émanant
des économistes, M. Dunoyer fait un grand effort vers une plus saine
direction, par sa remarquable distinction entre les deux sortes
d’arts, agissant, les uns sur les choses, les autres sur les hommes,
et en reprochant énergiquement à l’économie politique de ne
s’occuper jusqu’ici que des premiers. Au reste, ce ne sera qu’après
une lecture complète que je pourrai constater si sa conception
négative du gouvernement, comme réprimant toujours sans jamais
diriger, se rapporte vraiment à l’état normal de l’avenir ou
seulement à la transition actuelle, à laquelle, en effet, elle
conviendrait essentiellement dans la pratique politique ; je serais
bien surpris qu’il éprouvât pour le positivisme une si profonde
sympathie, si la direction générale de ses idées sociales était
restée aussi systématiquement négative qu’à l’origine(16).
Ce long passage
indique non seulement la vivacité des liens entre Auguste Comte et
Charles Dunoyer, mais il laisse voir la possibilité d’un dialogue
fructueux entre l’économie politique et la sociologie naissante.
John Stuart Mill mentionne qu’il a lui aussi apprécié l’ouvrage de
Dunoyer. Auguste Comte en profite alors, dans une autre lettre, pour en
discuter davantage et pour préciser sa pensée à ce sujet :
Après l’avoir lu entièrement (La liberté du travail) avec
beaucoup de soin, j’ai cru pouvoir lui accorder de grands mérites
partiels. Outre le doux parfum de probité réelle et énergique qu’on
y sent d’un bout à l’autre, on ne peut trop louer, malgré son
avortement probable, le noble effort qui s’y fait pour retirer les
économistes de leur étroite ornière, en leur manifestant
l’inévitable solidarité intime des vraies considérations
industrielles avec l’ensemble des conditions spéculatives et
morales : cela suffirait, indépendamment de plusieurs heureux
aperçus partiels, pour que ce livre ne pérît pas(17).
L’industrialisme, on
l’a dit, connaît donc des développements compliqués, particulièrement
sinueux. Si, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle,
les libéraux cessent de s’en réclamer explicitement, il n’en demeure pas
moins qu’il continue d’influencer les sciences sociales françaises. En
s’inscrivant dans la durée historique, en prenant acte de l’accélération
du temps, l’industrialisme a développé, presque naturellement, une
philosophie de l’histoire qui a mis en exergue la spécificité et la
grandeur du libéralisme français.
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1. La redécouverte des penseurs
libéraux français de l’époque permet non seulement de mieux
comprendre la nature et l’importance de leurs contributions,
mais de remettre en question l’idée reçue selon laquelle le
libéralisme aurait des origines essentiellement anglo-saxonnes.
Voir Ralph Raico, « Le rôle central des libéraux français au XIXe
siècle », in Alain Madelin, Aux sources du modèle libéral
français, Paris, Perrin, 1997, p, 103-137.
2. Raymond Boudon, Pourquoi les
intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Paris, Odile
Jacob, 2004.
3. Frédéric
Bastiat, Œuvres complètes, tome I, Paris, Guillaumin,
1855, 439.
4. Frédéric Bastiat, Lettre à Félix Coudroy,
9 avril 1827, Œuvres complètes, t. I, Paris, Guillaumin,
p. 18.
5. Ibid., p. 19.
6. F. Bastiat, « Sur l’ouvrage de M.
Dunoyer. De la liberté du travail. Ébauche inédite »,
Œuvres complètes, t. I, p. 433.
7. Ibid., p. 429-430.
8. Ibid., p. 433.
9. Voir Yves Breton,
« Michel Chevalier, entre le saint-simonisme et le
libéralisme », in Yves Breton et Michel Lutfalla, Michel,
L’économie politique en France au XIXe siècle,
Paris, Economica, 1991, p. 248-249.
10. Michel
Chevalier, Cours d’économie politique fait au Collège de
France, t. I, Paris, Capelle, 1855, p. 4.
11. Ibid., p. 12.
12. Angèle Kremer-Marietti, Auguste Comte
et la science politique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 158.
13. Jean-Baptiste Say, Cours d’économie
politique, t. I, op. cit., p. ix.
14. Jean-Baptiste Say, Cours complet
d’économie politique pratique, Bruxelles, Ad. Wahlen et Cie,
1843, p. 4.
15. Henry Michel, L’idée de l’État. Essai
critique sur l’histoire des théories sociales et politiques en
France depuis la Révolution, Paris, Fayard, (1898) 2003, p.
373.
16. Lettres d’Auguste Comte à John Suart
Mill, 1841-1846, Paris, Ernest Leroux, 1877, p. 312-315.
17. Ibid, p. 321.
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