Entretien avec Raphaël Krivine, auteur de #Freudo-libéralisme* |
propos recueillis
par Benoît Malbranque |
Raphaël Krivine a une longue expérience dans le domaine du marketing, du
digital et du management au sein de grandes entreprises du secteur de la
banque et de l’assurance. Il s’intéresse depuis longtemps aux idées
libérales en politique et en économie. Il publie pour la première fois
un essai, aux éditions de l’Institut Coppet, en abordant une thématique
rarement évoquée par les penseurs libéraux: la psychanalyse. Le livre
s’intitule #Freudo-libéralisme,
les sources libérales de la psychanalyse.
Benoît Malbranque: Pourquoi avoir choisi d’étudier Freud et la
psychanalyse, et surtout pourquoi l’associer au libéralisme?
Vouliez-vous délibérément créer une polémique?
Raphaël Krivine: Les
auteurs libéraux se consacrent essentiellement à traiter de l’économie
et de la société. Ils se réclament tous de l’individu, mais décrivent
surtout les conséquences de ses interactions avec ses semblables. Très
peu se sont intéressés à décrire ses motivations intérieures,
contrairement à Sigmund Freud et ses disciples. J’ai préféré appliquer
la fameuse phrase de Robert Prost dans son poème « La route non prise »:
« Deux chemins divergeaient dans un bois, et moi j’ai pris celui qui
était le moins emprunté ». Et j’ai choisi ce sujet rarement exploité.
Je ne suis ni un spécialiste de la psychanalyse ni un parfait
connaisseur de tous les textes libéraux mais j’essaie d’établir des
passerelles et de trouver les confluences entre une discipline et un
courant de pensée qui se sont ignorés ou qui ont joué à « Je t’aime moi
non plus ». Et puis évidemment le sujet me tenait à cœur. M’intéressant à
la fois aux idées libérales et jugeant la psychanalyse digne d’intérêt,
je me demandais il y a une quinzaine d’années si je n’étais pas un peu
schizophrène tellement j’avais le sentiment que la psychanalyse était
naturellement marquée à gauche, très à gauche… Vous me direz que c’est
logique vu que j’ai passé ma jeunesse dans le quartier latin des années
post 68…
Alors j’ai fait des recherches et des lectures croisées. Le livre est le
résultat de ce travail. Il s’inscrit en quelque sorte dans la lignée de Raymond
Boudon et de son essai Pourquoi
les intellectuels n’aiment pas le libéralisme. Vais-je créer la
polémique? Onfray m’en préserve! J’espère modestement animer le marché
des idées et inciter des personnes jusqu’alors passionnées par la
psychologie et la psychanalyse à découvrir les penseurs libéraux.
BM: Comment expliquez-vous cet évitement quasi permanent, cette
opposition entre libéralisme et psychanalyse?
RK: Tout d’abord les psychanalystes d’une part et les penseurs
et économistes libéraux d’une autre sont des passionnés de leurs
disciplines respectives et n’ont de cesse d’approfondir leurs
connaissances dans leur matière. C’est peut-être le biais cognitif dit
de « confirmation ». On recherche toujours ce qui conforte ce qu’on pense.
Du côté des psychanalystes, en particulier en France, il y a bien
entendu le fait qu’ils soient des intellectuels… et donc souvent de
gauche. Certains sont d’ailleurs très médiatiques. Les psychanalystes
ont lu les auteurs marxistes et les freudo-marxistes que j’évoque dans
l’ouvrage, mais ils n’ont que rarement ouvert les livres des auteurs
libéraux. Quant aux libéraux, ils se sont conformés aux jugements de Popper et
de Hayek.
Popper critiquait la psychanalyse pour son caractère non scientifique et
Hayek mettait Freud dans le camp des constructivistes, adversaires du
libéralisme.
BM: Et pourtant, d’après vous, la psychanalyse peut être attachée au
courant libéral…
RK: Oui, il y a une filiation évidente. Tout d’abord, beaucoup
de biographes montrent que son fondateur, Freud, par son éducation, sa
culture, n’était pas très éloigné du libéralisme, même s’il n’écrivit
pas grand-chose sur le sujet. Il se déclara tout de même un jour comme
étant un « libéral à l’ancienne mode ». Au détour d’une phrase, on lit
qu’il considérait que la Richesse
des Nations d’Adam
Smith était un ouvrage
fondamental. Dans sa jeunesse il a également traduit plusieurs ouvrages
de John
Stuart Mill. Ensuite, et c’est un élément-clé de ma tentative de
démonstration, la psychanalyse est avant tout centrée sur l’individu.
Elle vise à approfondir et lui faire comprendre son moi profond pour lui
permettre in
fine de devenir
pleinement propriétaire de lui-même. Et là on touche au libéralisme.
BM: Est-ce justement là ce qui fait que Ludwig von Mises avait un avis
assez positif de la psychanalyse?
RK: Non, pas exactement. Mises,
quasiment contemporain de Freud, ne chercha pas à récupérer la
psychanalyse. En revanche, il fut admiratif de la discipline freudienne
et considéra qu’elle commence
où s’arrête la praxéologie. La praxéologie est
la science de l’échange et de l’action humaine, mais elle ne cherche pas
à connaître les motivations profondes de chaque individu. La
psychanalyse permet de les découvrir et de travailler sur elles. Une
autre découverte que j’ai réalisée, c’est que Mises a été le premier à
percevoir que la psychanalyse s’était développée parce qu’elle avait
échappé au contrôle étatique! Mises insiste par exemple sur le fait que,
comme lui, Freud fut un Privatdozent,
un professeur qui enseignait en marge du système d’enseignement
autrichien. À ma connaissance, aucun historien de la psychanalyste ou
biographe de Freud n’a mis en lumière les écrits de Mises sur le sujet.
BM: Vous dites que Mises a reconnu le développement libre de la
psychanalyse. Dans votre livre, vous évoquez cet aspect en montrant
qu’au fond celle-ci s’est développée un peu comme une entreprise qui
devient petit à petit une multinationale. Pouvez-vous nous en dire plus?
RK: Freud a eu franchement une attitude d’entrepreneur en
introduisant une disruption sur le marché des soins en lançant sa
start-up Psychanalyse. Avec une vision, une intense activité de
production (ses ouvrages nombreux), une approche en quelque sorte de
« patron d’un réseau de franchisés » au travers de l’Association
Internationale de la psychanalyse, et en contrôlant notamment le plus
possible la formation.
Et Freud est incroyablement libéral dans sa vision du rôle de l’État par
rapport à sa discipline. Pour être clair, il n’en veut pas. Il est pour
l’analyse profane, c’est-à-dire pratiquée par des non-médecins. Il le
dit en français dans le texte et en deux mots. Il n’attend qu’une chose
de l’État pour sa propre discipline: le « laisser faire »! Il juge
« l’interventionnisme des pouvoirs publics » moins efficace que le
« développement naturel ». Il se méfie du penchant à mettre sous tutelle
et des excès d’ordonnances et d’interdictions…
|
« Freud est incroyablement
libéral dans sa vision du rôle de l’État par rapport à sa
discipline. Pour être clair, il n’en veut pas. Il est pour
l’analyse profane, c’est-à-dire pratiquée par des
non-médecins. » |
BM: Cette intention libérale au démarrage s’est-elle maintenue par la
suite? En bref, a-t-on assisté à une mainmise de l’État sur la
psychanalyse, comme ce fut le cas pour bien d’autres domaines?
RK: Eh bien en tout cas et paradoxalement, pas en France! C’est
même la concurrence entre différents courants, différentes écoles qui a
probablement permis à la psychanalyse de connaître un développement
important dans les années 1950 et 1960 et de devenir un « produit » grand
public.
Et dans le genre, Lacan a lui-même été un sacré entrepreneur! Il a créé
en quelque sorte son propre « spin-off » et a introduit de la disruption
symbolisée par les séances courtes de quelques minutes en rupture avec
les séquences longues recommandées par l’école freudienne.
BM: Vous avez cité Lacan et Freud. À côté de ces deux personnages,
avez-vous trouvé des psychanalystes libéraux?
RK: Le plus explicite sur le sujet est le psychiatre américain Thomas
Szasz (qui a fait partie
du groupe libertarien d’Ayn
Rand) qui considère que le rôle du thérapeute est d’aider son
patient – avec lequel il passe un contrat – à devenir individuellement
libre. Il établit aussi un parallèle entre traitement analytique pour un
individu… et réforme libérale en politique.
La plus surprenante est la psychanalyste pour enfants Françoise Dolto
qui a tant fait en France pour démocratiser la pratique freudienne. Elle
utilise les mêmes mots à propos des enfants que les libéraux en général!
Elle prône pour l’éducation des enfants un climat de liberté source de
confiance, avec des règles, certes, mais qui se limitent à ce qui est
indispensable à leur sécurité. Permettez-moi de la citer:
Laissons l’enfant aussi libre que possible, sans lui imposer des
règles sans intérêt. Laissons-lui seulement le cadre de règles
indispensables à sa sécurité et il s’apercevra à l’expérience,
lorsqu’il tentera de les transgresser, qu’elles sont indispensables
et qu’on ne fait rien « pour l’embêter ».
Ou encore:
De zéro à deux ans, l’enfant [...] va courir des risques mais il faut
le laisser vivre, le laisser avoir des épreuves. [...]
Lorsqu’il est un peu plus grand [...] le mieux est de le laisser-faire
lui-même ses expériences, ce qui d’ailleurs le rendra extrêmement
prudent. (Les Étapes
majeures de l’enfance de
Françoise Dolto, Folio, Gallimard, 1994, p.24; p.95; p.101)
BM: Dès le début de votre livre, vous posez très clairement le fait que
la psychanalyse est instinctivement associée à la gauche, et même au
marxisme. Vous ajoutez aussi que la psychanalyse souffre d’un faible
crédit, après d’innombrables attaques. La dernière en date est celle de
Michel Onfray. Que répondez-vous à sa critique de Freud et de la
psychanalyse?
RK: Au départ, cela m’a mis un peu KO. Il a réussi un coup
d’éclat en publiant en 2010 son ouvrage
Crépuscule d’une idole. Il a suscité l’indignation de la profession
en s’attachant à prouver que la psychanalyse n’est pas une science (ce
que Popper avait écrit il y a longtemps) et en s’en prenant à l’homme
Freud, selon lui coupable d’être un bourgeois réactionnaire pas très
éloigné du fascisme, du libéralisme voire du nazisme… Ce que je n’arrive
pas à comprendre c’est que dans son ouvrage suivant, Les
Freudiens hérétiques publié
en 2013, Onfray fait l’éloge des freudo-marxistes, ces psychanalystes
qui ont voulu marier leur discipline avec une vision marxiste de la
société. Et ces freudo-marxistes (Wilhem Reich, Erich Fromm, Otto
Gross…) s’inscriraient dans la lignée du fondateur de la psychanalyse.
Étrange cette logique consistant à tuer un des pères spirituels de
penseurs que vous admirez.
Je suis pour ma part très à l’aise avec la position du philosophe et
ancien ministre Luc Ferry qui considère Freud comme l’un des plus grands
penseurs du XXe siècle et
juge son livre L’Introduction
à la psychanalyse éblouissant
de profondeur, tant pour les fondements de ses théories que pour sa
vision générale de la condition humaine.
BM: Pour en revenir au titre même de votre livre, que voulez-vous dire
par « Freudo-libéralisme » et pourquoi avoir céder à la mode de Twitter en
ajoutant un hashtag dans votre titre?
RK: Le Freudo-marxisme a longtemps désigné les mouvements,
penseurs, psychanalystes ou philosophes qui ont tenté de rapprocher
théoriquement le marxisme et la psychanalyse. Ils ont essayé de faire
fonctionner deux logiciels puissants mais l’un d’entre eux a montré
qu’il buggait dans ses analyses et ses solutions… Au contraire, les
logiciels psychanalyse et libéralisme
fonctionnent très bien ensemble et se complètent comme l’a montré,
le premier, Ludwig von Mises. Sachant que les hashtags sont souvent
utilisés pour développer la viralité de messages, je me suis dit que
c’était une façon « tendance » d’indiquer que le concept de freudo-libéralisme
avait un avenir durable.
BM: Comment faites-vous le lien entre ce concept et ce que vous observez
dans votre vie professionnelle?
RK: L’entreprise est la matrice du capitalisme. Or la
psychanalyse y trouve un terrain fertile. J’apprécie les analyses de
psychanalystes sur le thème du leadership par exemple. Les travaux des
disciples de Freud dans des domaines comme le marketing sont aussi
utiles. S’agissant de la présence des individus sur les réseaux sociaux
et le développement du personal
branding – ou marketing
du moi – l’apport de la psychanalyse est indéniable. Elle donne des
éclairages, par exemple sur le risque de narcissisme aigu comme l’évoque
le psychanalyste Michel Schneider dans son essai
Miroirs des princes: Narcissisme et politique. Bref, Le « e-moi », le
moi numérique, vient désormais compléter le concept de ça, de moi et de
sur-moi élaboré par Freud il y a un siècle.
BM: En cette rentrée de septembre [2015], comment peut-on utiliser ce
concept?
RK: Deux essais récents illustrent comment le freudo-libéralisme
constitue une grille de lecture riche: le fameux essai Big
Mother (2002) de
l’écrivain, énarque et psychanalyste, Michel Scheider est franchement
freudo-libéral; l’essai La
France adolescente (2013)
coécrit par le libéral Mathieu Laine et le psychiatre psychanalyste
Patrice Huerre également. Au fond, ma contribution au débat se limite à
prôner un libéralisme décomplexé, empathique, à l’écoute. Elle s’inscrit
dans la lignée de toutes celles et tous ceux qui pensent qu’on doit
faire confiance aux individus pour trouver des solutions, qu’on doit les
traiter en adultes responsables qui n’ont pas besoin d’un État trop
envahissant. Ce n’est pas très éloigné par exemple de la démarche de
l’écrivain Alexandre Jardin avec son initiative Bleu Blanc Zèbre.
D’ailleurs, il n’y a pas si longtemps, il ne se réclamait pas de Freud
mais en tout cas d’un psychothérapeute, Milton Erickson. Enfin,
remarquons que nous faisons face en ce moment à une double crise, une
crise économique et monétaire et une crise géopolitique caractérisée par
la montée du fanatisme religieux. Là aussi, les deux logiciels,
libéralisme pour analyser et trouver des solutions aux problèmes
économiques, et psychanalyse pour comprendre les phénomènes de pulsion
de mort théorisés par Freud me semblent pertinents.
Raphaël Krivine, #Freudo-libéralisme,
les sources libérales de la psychanalyse, CreateSpace
Independent Publishing Platform, septembre 2015.
*Entretien d'abord publié le 22 septembre 2015
sur le site de l'Institut Coppet. |
|
|
Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
Le Québécois Libre
En faveur de la liberté individuelle, de l'économie de
marché et de la coopération volontaire depuis 1998.
|
|