Première partie d'un entretien avec Serge Schweitzer : les
vertus du libéralisme et de l’entrepreneuriat |
propos recueillis par Grégoire Canlorbe |
Serge Schweitzer est un économiste français libertarien. Enseignant-chercheur à Aix-Marseille Université,
il dirige la filière « analyse économique » à l’Institut Catholique
d’études supérieures (ICES).
1) On a coutume d’opposer un
libéralisme modéré, soi-disant pragmatique et sensé, « le vrai
libéralisme », à ce qui serait un libéralisme doctrinaire, caricatural
et aveugle à la complexité de la réalité: « l’ultralibéralisme ». Des
figures telles que Robert Barro, Robert E. Lucas, Martin Feldstein,
Ludwig von Mises ou Friedrich A. von Hayek, pour ne pas parler des
anarcho-capitalistes à l’instar de Murray Rothbard, rentreraient,
dit-on, dans la seconde catégorie. D’aucuns n’hésitent pas à inclure
dans la première catégorie Keynes et ses disciples sympathisants d’une
économie de marché très régulée, à l’instar de John Hicks, Paul
Samuelson et Robert Solow; des protectionnistes tels que Maurice Allais; voire des partisans radicaux du
Welfare State, à l’instar de Amartya
Sen.
Compte tenu votre positionnement clairement
anarcho-capitaliste, on vous voit mal revendiquer le statut de « libéral
critique » ou « libéral modéré ». On vous voit mal également accepter le
qualificatif de « libéral idéologue », c'est-à-dire « aveugle à la
complexité des choses ».
Si vous deviez justifier le caractère éminemment
scientifique (et non idéologique) de votre libéralisme « pur et dur »,
quels arguments invoqueriez-vous en priorité? Plus généralement, que
répondriez-vous à ceux qui décrivent Gary Becker, James Buchanan, Murray Rothbard
et les autres, comme des auteurs purement idéologiques, sans aucune
valeur scientifique?
C’est un piège grossier que
cette catégorisation. Ainsi, pour donner un premier exemple, être
libéral est parfaitement admissible et même admis, sauf en France. Mais
en ajoutant la préposition ultra, tout d’un coup, l’incarnation du
diable prend figure dans l’ultralibéralisme. Nos lecteurs ont-ils jamais
lu une fois, dans leur vie, le qualificatif ultrasocialiste? On voit
bien qu’il s’agit d’un piège grossier. En réalité, il y a deux grandes
catégories: ceux qui trouvent l’État globalement bienveillant et ceux
qui trouvent les hommes de l’État porteurs de captures de rentes, et
d’idées mortifères car on n’a jamais vu des individus libres déclarer
joyeusement combien ils étaient heureux de partir en guerre pour tuer
froidement des individus.
Certes, dans une palette de nuances, certains
tolèrent des interventions qu’ils pensent judicieuses, d’autres font
confiance de façon plus rigoureuse aux ajustements spontanés. Les
classifications peuvent être trompeuses. Même Amartya Sen, dans une
longue interview au mensuel du FMI, a pu écrire mot pour mot qu’il était
« stupéfié » qu’on puisse imaginer une autre technique que le marché, et
surtout le libre-échange, pour sortir un pays de la pauvreté. Quant à
Keynes, ses disciples ont largement dépassé sa pensée, puisque la seule
hypothèse dans laquelle il imagine un choc exogène provenant de l’État
est la situation qu’il estime ne pas être la situation habituelle du
marché, c'est-à-dire un équilibre de sous-emploi. Que les concepts, les
catégories méthodologiques et la légèreté scientifique des hypothèses
de structure de Keynes soient malheureusement largement partagés par les
économistes professionnels, ne change rien au fait qu’il n’est pas très
crédible, ni honnête, de qualifier Keynes de socialiste. Il était bien
trop intelligent pour cela. En outre, il aimait beaucoup trop spéculer!
Bien sûr, les post, les néo, et les néo-néo
keynésiens ont développé, eux, une perspective idéologique, non sans
arrière-pensée, car quand on plaide pour l’intervention de l’État, il
faut bien des experts. Ils se voyaient naturellement dans ce rôle. Voilà
qui nous ramène à votre question sur l’idéologie. Il n’est pas
nécessaire d’écrire des traités entiers; l’idéologue est celui qui tord
la réalité pour la faire rentrer dans le schéma préalable qu’il a
imaginé. Le libéral constate l’ordre social tel qu’il se présente. Il
comporte évidemment ici des défauts, là des injustices. La raison n’en
tient pas aux institutions de l’ordre libre, mais tout simplement au
fait que cet ordre est animé par des êtres humains. Certains de nos
actes sont vertueux, mais d’autres sont le fruit de comportements
vicieux et peuvent engendrer des situations injustes. Cet ordre
spontané, parce qu’il est le résultat d’individus libres, est toujours
supérieur sur le plan moral et éthique à un ordre qui soi-disant serait
meilleur, mais fruit de la contrainte imposée par la violence. Qui plus
est, et enfin, pourquoi cet ordre conçu par quelques uns serait-il
supérieur? Les libéraux ont le devoir impérieux de faire éclater les
phrases toutes faites du style « Aron décrit l’ordre tel qu’il est,
Sartre tel qu’il devrait l’être ». L’univers de Sartre, pour qui le
marxisme était un horizon indépassable, est une illustration parfaite de
la maladie essentielle de tous les interventionnistes quelle que soit
leur qualification. Le véritable drame de ceux qui veulent à tout prix
faire notre bonheur, c’est que « l’enfer est pavé de bonnes intentions »,
c’est que « le mieux est l’ennemi du bien », c’est que « celui qui veut
faire l’ange fait la bête ».
Quant à la trilogie Becker-Buchanan-Rothbard, le premier a été reconnu, y inclus par ceux qui ne
partageaient pas ses convictions, comme un authentique génie, parce
qu’appliquant la science de la perception et de la décision à toutes les
activités humaines. Il est non pas probable, mais certain, qu’il sera
reconnu un jour comme l’unificateur des sciences humaines. Considérant
Buchanan, sa description du marché politique est tellement criante de
vérité que les entrepreneurs politiques eux-mêmes l’admettent comme
exacte. Au passage, qu’il soit souligné que la fonction – objectif de
maximisation qui consiste à obtenir les votes – n’est a priori ni
meilleure ni moins bonne que la grille de maximisation d’un
universitaire ou d’une call girl. La seule différence, c’est que les deux
derniers, pour maximiser leur utilité, ne vont voler personne, alors que
pour maximiser des voix, il faut produire des biens publics ou
distribuer des pots de vin afin d’acheter des suffrages. Et pour ce
faire, lever par la violence l’impôt qui n’est jamais que le vol par
quelques uns du fruit de l’effort des autres.
Le cas de Murray Rothbard est plus délicat:
ayant refusé de se glisser dans la boîte à outils utilisée par tous les
économistes, y inclus une partie des Autrichiens, il est considéré par
certains comme un génie absolu, et par d’autres, comme quelqu’un de peu
sérieux et de peu crédible. En ce qui me concerne, il m’apparaît que
dans son grand traité, Man, Economy and State, il se fait l’égal des
plus grands et en particulier de son maître Mises. Par contre, ses
positions politiques étaient proprement baroques. L’application du
principe de non coercition de façon aveugle a pu l’amener à avoir des
positions envers le communisme, du temps de l’URSS, qui en ont fait un
allié objectif et ce que Lénine appelait un « imbécile utile ». Mes amis
auront beau crier au sacrilège, je prétends que lorsque les libertariens
brûlaient sur les campus, de concert avec les marxistes, le drapeau
américain, pendant la guerre du Vietnam, c’était proprement
irresponsable. Pour une raison simple: si le communisme avait triomphé,
il est peu probable que nous puissions échanger ce matin, autour d’un
café. Il n’en reste pas moins que L’Éthique de la Liberté est un
monument et que Économistes et Charlatans est encore meilleur. Rothbard
n’est jamais aussi bon que lorsqu’il fait de la science économique.
Si enfin, vous me permettez d’ajouter ceci à
votre question, puis-je signaler à vos lecteurs qu’ils sortiront comme
chacun de mes étudiants qui a bien voulu le faire, littéralement
transformés intellectuellement par la lecture de Walter Block. Je ne
saurais trop conseiller de lire Défendre les indéfendables.
2) Sous quelles circonstances et pour quelles
raisons êtes-vous devenu partisan de l’anarcho-capitalisme? Ceci
s’est-il fait du jour au lendemain? Avez-vous eu au contraire une
transition lente, subreptice, pas à pas, vers cette philosophie
politique?
Dans ma génération, même en faculté de droit
et de science économique, beaucoup de mes camarades étaient attirés vers
le socialisme. Ceux qui se sentaient « de droite » croyaient aux mirages
du keynésianisme. D’aussi longtemps que je me souvienne, je n’ai jamais
eu la moindre tentation en ce domaine. Je n’aime pas trop les
confidences, laissez-moi vous en conter une seule.
Je n’avais même pas 15 ans et un soir, je
réfléchis longuement au système du plan en économie soviétique. Et du
haut de mes 15 ans d’adolescent boutonneux, je me suis demandé, bien-sûr
avec des mots enfantins et pas ceux d’un économiste, comment les
ingénieurs du plan pouvaient savoir ce que les individus voulaient,
alors que je constatais qu’avant de faire les boutiques en ville pour
être à la mode, je ne savais même pas ce que je voulais, avant d’avoir
découvert les propositions dans les vitrines. De façon enfantine,
j’avais pensé tout seul, à la manière d’un adolescent, l’article
fondateur de Hayek « the use of knowledge in the society ». Si vous
ajoutez que ma passion pour l’Histoire m’a appris très tôt le rôle des
groupes et des foules, tout m’a poussé à voir dès mon plus jeune âge en
l’individu l’atome du tout et le tout du tout.
Pour terminer, un élément circonstanciel m’a
vacciné contre toute tentation d’une vision collectiviste et coercitive
du monde. Mai/Juin 1968 est souvent présenté comme un joyeux happening
libérateur, marqué par quelques dérapages. Tous ceux qui l’ont vécu et
qui sont honnêtes ont vu des terroristes à l’œuvre; mais comme on était
en temps de paix, nos maîtres n’ont pas fini fusillés ou pendus. Mais
tous ceux qui ont assisté à des procès en amphi de tribunaux populaires,
ont pu constater que les professeurs qui osaient résister étaient
trainés physiquement devant des amphis hystériques qui, symboliquement,
les condamnaient à mort. Telles sont les méthodes de ceux justement qui,
pratiquant l’idéologie, font fi de l’individu.
Figurant parmi les professeurs qui résistèrent,
André Piettre a titré joliment un ouvrage sur mai 68 Les Voyous du cœur.
Il reste enfin à vous expliquer pourquoi parmi les libéraux je me sens
en harmonie avec les anarcap. C’est ma logique qui me l’impose: il y a
deux situations cohérentes, admissibles, théoriquement pensables, même
si pratiquement elles ont donné des résultats différents. Il est
admissible d’être intégralement socialiste; vous croyez que l’intérêt
général existe, représenté par l’État, que le tout (comme concept) est
supérieur à l’individu, et que le plan coordonne les efforts de tous.
Inversement, si vous êtes libéral, vous ne pouvez pas l’être un peu, à
moitié, ou aux 3/4; l’option de système est intégralement dichotomique.
L’État et ses hommes ne peuvent pas être un peu
gentils et un peu méchants. Une chose ne peut pas être et ne pas être en
même temps. En conséquence, vous pensez que l’individu est supérieur à
l’État et que la coordination des efforts se fait par le mécanisme des
prix. De même qu’on ne peut pas être un peu ou beaucoup socialiste, on
ne peut pas être un peu ou beaucoup libéral. On est libéral ou on est
socialiste. Les deux attitudes qui intellectuellement sont d’une logique
imparable sont d’être collectivistes ou anarcap.
Les solutions intermédiaires sont, soit
l’expression d’un refus de penser, soit la traduction d’une lâcheté
intellectuelle répandue en notre temps ‒ celle du refus des choix clairs
pour se réfugier dans des compromis boiteux où chacun faisant un pas
vers l’autre, les ordres sociaux sont devenus complètement bâtards;
pour faire court: 50% État, 50% marché. Nous y sommes en France. Telle
est la cause qui explique tout de ce qui se passe en France, tant dans
l’ordre des facultés d’économie que dans un déclin de la concurrence des
idées qui est si importante, car de la concurrence on peut espérer que
cet affrontement, viril et courtois, permettra d’inverser la loi de
Gresham et de pouvoir formuler: « les bonnes idées chassent les
mauvaises ».
3) On avance couramment que les mathématiques
seraient un outil indispensable pour ériger en science (c'est-à-dire en savoir
vrai) l’étude des phénomènes économiques, y compris pour ce qui a trait
à la firme.
Vous écrivez, dans un article de 2000: « Les
néoclassiques (i.e. le courant mainstream) faisant le complexe des
scientifiques lourds vont se faire croire que leur discipline est
infiniment plus savante s’ils la représentent à l’aide des
mathématiques, c’est-à-dire essentiellement avec des instruments
algébriques et des représentations géométriques. Seulement, évidemment,
l’être humain s’accommode mal de représentations géométriques et
algébriques et pour présenter l’entreprise, collection d’êtres humains,
cohorte au sens des statisticiens, réunis dans un même lieu pour
produire des biens et services qui vont réduire l’écart aux ressources
rares/besoins illimités, la formalisation est impuissante. Si je cherche
à représenter l’être humain dans la firme, je ne peux pas procéder par
l’outil mathématique, je vais donc être amené à vider complètement la
firme de l’être humain et la représenter suivant nos représentations
favorites des économistes, i.e. une firme sans humanité, désincarnée. »
Pourriez-vous expliciter et développer ce point de vue?
Cette question est complexe et nous disposons
d’une énorme littérature, désormais. Comment nous positionner dans le
débat? S’il s’agit de dire que les maths sont une boîte à outils
commode, permettant un raccourci dans l’expression, nous sommes
d’accord. L’exemple standard, c’est d’expliquer la forme de l’offre et de
la demande soit avec des mots soit avec des courbes; en quelque sorte,
hic et nunc, les courbes économisent les mots.
Mais l’invasion des mathématiques en analyse
économique a relevé d’un tout autre projet, celui de penser que la
mécanique de la décision humaine obéissait à des lois analogues aux
sciences de la nature et qu’on pouvait alors les découvrir en utilisant
des outils analogues. Même un
Jacques Rueff se laisse prendre quand il
publie en 1922 chez Payot Des Sciences physiques aux Sciences morales.
Or le nœud du problème est le suivant: si on
croit possible de penser demain par l’utilisation des mathématiques, ce
qui est le projet explicite ou implicite des économistes mathématiciens,
cela signifie que quelles que soient les actions des hommes libres,
l’avenir est connu d’avance et le résultat prévisible. Le dessein de
ceux qui préconisent une utilisation intense des maths dans l’économie
est d’éliminer ce qu’ils nomment le hasard qu’ils prétendent mépriser.
Qu’on se souvienne de l’ouvrage du conseiller du général de Gaulle,
Pierre Massé: Le Plan ou l’Anti-hasard. En réalité, l’utilisation des
outils mathématiques, même par ceux qui n’ont pas au départ ce dessein,
se termine toujours par la volonté de puissance de l’idée selon laquelle
demain est découvrable.
Bien-sûr, les modèles contemporains admettent
plusieurs sentiers de progression et des zones d’aléa. Mais l’idée
centrale, une fois de plus, c’est que demain est prévisible et qu’on
peut forger l’avenir de façon volontariste à l’aide de l’outil puissant
des mathématiques. Or comme le dit dans une formule saisissante G.L.S.
Shackle: « le déterminisme, c’est le futur sans humanité ». Expliquons
succinctement: si demain peut se prévoir par anticipation grâce à des
modèles mathématiques, cela signifie que les actions de tous les
individus libres ne changent rien à demain puisque demain est connu ou
peut être découvert par des modèles dits de prévision. Affirmer que « demain est déjà écrit » revient à nier totalement la liberté des êtres
humains.
|
« De même qu’on ne peut pas
être un peu ou beaucoup socialiste, on ne peut pas être un
peu ou beaucoup libéral. On est libéral ou on est
socialiste. Les deux attitudes qui intellectuellement sont
d’une logique imparable sont d’être collectivistes ou anarcap.
» |
Cela explique au passage pourquoi toutes ces
prédictions baroques sur la croissance, le chômage, l’inflation ou le
prix de l’énergie, sont évidemment régulièrement démenties, puisque les
hommes libres s’acharnent à ajuster leurs actions à leurs désirs, désirs
qui se découvrent au fur et à mesure par nos actions. Dieu que le monde
serait chouette, s’il n’y avait pas d’êtres humains! Cela me fait penser
irrésistiblement à la satisfaction qu’éprouveraient les écologistes, car
si on supprimait l’être humain, la consommation de pétrole serait
assurée jusqu’à la fin du temps!
4) En forçant le trait quelque peu, on peut dire
qu’il existe deux grandes visions de l’entrepreneur en science
économique (celui-ci brillant par son absence dans le cadre de pensée
néoclassique). Dans la vision de Schumpeter, l’entrepreneur est un être
à part, « un héros des temps modernes », lequel met en place une
innovation qui rompt avec l’ordre établi. Dans la vision autrichienne de Mises et de Kirzner, l’entrepreneur est un homme pour ainsi dire
ordinaire, simple découvreur d’opportunités.
De ces deux conceptions de la figure
entrepreneuriale, laquelle serait, selon vous, véritablement
scientifique? À vos yeux, est-ce la théorie de Schumpeter ou bien la
théorie de Kirzner qui colle à la réalité?
Il y a en effet deux grandes conceptions de
l’entrepreneur: la première, amorcée par J.-B. Say, poursuivie par
Marshall et achevée en apothéose par Schumpeter, fait de l’entrepreneur
un héros qui à lui seul bâtit de nouveaux univers, façonne le monde et
relance le cycle à son point bas quand il innove.
L’entrepreneur héros est évidemment celui dont
la tête dépasse celle des autres par sa puissance créatrice. On
comprend, dès lors, que devant le triomphe, dans les années 1950, de la
vulgate keynésienne, Schumpeter, saisi d’effroi, voit une victoire
inéluctable de l’égalitarisme. Or celui qui dépasse, c’est l’entrepreneur; dans
Capitalisme, Socialisme et Démocratie, il décrit alors dans son
célèbre chapitre « le crépuscule de la fonction d’entrepreneur ». Et
comme l’entrepreneur est l’alpha et l’oméga de l’économie de marché, il
conclut sa célèbre trilogie par cette question: « la victoire du
socialisme est elle inéluctable? » À cette question, Schumpeter répond:
oui.
Voilà à quelles erreurs grossières on est exposé
lorsqu’on se trompe sur ce qu’est un entrepreneur, car on sait que le
socialisme et les économies de plans sont mortes. Et non seulement le
capitalisme est désormais le système économique du monde entier, mais
encore les entrepreneurs fleurissent sur toute la planète, rivalisant de
séduction pour nous rendre des services attendus, en contrepartie de
l’espérance du profit.
Pour notre part, nous sommes en phase complète
avec la perspective autrichienne: l’entrepreneur est simplement
quelqu’un qui voit avant les autres et exploite judicieusement cette
information, un individu sans cesse en veille, qui n’a aucun don
exceptionnel, hors celui de découvrir juste avant que la chose soit
évidente ce que personne ne voit mais qui est pour lui d’une clarté
totale. Quelles que soient ses attentes inassouvies ou inexprimées, si
chacun savait donner une réponse, et la bonne réponse, à ses désirs, en
apportant la bonne solution, tout le monde serait entrepreneur. Le seul
don particulier de l’entrepreneur est sa capacité à anticiper, juste
l’espace de l’instant d’avant, ce qui sera perçu pour la réponse
évidente par tous, dès que la proposition est faite.
Soyons concrets pour nos lecteurs. Quel fil à la
patte que le téléphone filaire, et on aurait bien voulu continuer hors
de chez soi à dire à sa belle en allant vers son travail combien elle
est unique; du moins, à nos yeux subjectifs. Oui, mais le fil n’est pas
si long. À la seconde où le téléphone cellulaire fait son apparition,
chacun se dit « mais bien-sûr, c’est la solution! » Mais seul le
premier ou les premiers se sont positionnés juste avant tous les autres.
L’entrepreneur est celui qui en quelque sorte sur un territoire précis a
un don de prophétie: il voit ce que les autres ne voient pas, comme
réponse adéquate. Il sait que sa proposition répond correctement aux
désirs. L’entrepreneur fait donc le pont entre les besoins des uns et
les réponses qu’il propose. Il est celui qui donne une réponse meilleure
et provisoire à nos besoins qui n’ont pas changé de nature depuis les
grottes de Lascaux.
En décrivant l’entrepreneur comme un homme
standard, banal, modeste, Kirzner résout victorieusement un double
problème: d’une part, il permet de comprendre ce que le magazine L’Expansion résumait bien dans une couverture il y a quelques années
après la chute du communisme: « Adam Smith? Il va bien, merci. » Oui,
le capitalisme ne peut exister sans entrepreneur, oui celui-ci est un
personnage central, mais en aucun cas il n’est une sorte de Vulcain
faisant surgir le feu de la terre. Simultanément, le capitalisme peut
exister, alors que la social-démocratie a triomphé dans les faits un peu
partout. Bien-sûr, une fiscalité folle va décourager certains, mais
pourtant, partout, des entrepreneurs surgissent, qui changent le monde
sans même le comprendre ni le savoir.
Le second paradoxe que résout Kirzner, ce qu’il
permet de comprendre, c’est pourquoi il n’existe pas de par le monde une
seule école qui ose prétendre former des entrepreneurs. Les écoles du
commerce, les IAE, les « business schools », forment des managers, des
experts, mais n’ont pas la prétention de former les entrepreneurs. C’est
que Kirzner, en donnant la description correcte d’un entrepreneur banal,
standard, nous fait comprendre qu’on peut arrêter très tôt ses études et
devenir un entrepreneur majeur.
Voir ce que les autres ne voient pas encore
avant eux, ça ne s’apprend pas dans les écoles et dans les universités.
Cela explique encore et encore un Bill Gates, sorti d’une université de
seconde zone, tel est le cas aussi de Steve Jobs, et de la quasi
totalité de ce qui est qualifié de façon absurde « les petits génies de
la Silicon Valley ». Leur seul génie, c’est tout bêtement d’avoir les
yeux ouverts, quand les nôtres sont aveugles. Percevoir, décider, agir,
c’est cela être entrepreneur. Et c’est la raison pour laquelle on peut
être un immense entrepreneur, tout en étant immensément inculte.
5) De nos jours, les intellectuels ont généralement une vision
négative du profit, de l’entrepreneuriat et plus largement de la liberté
d’entreprendre et de l’économie de marché. Comment expliquer, selon
vous, que cette vision négative soit si répandue au sein des milieux
universitaires?
Pour comprendre la vision majoritairement
négative que la plupart des intellectuels ont de la société libre et de
l’économie de marché, il faut prendre en compte deux phénomènes: d’une
part, et depuis au moins Platon, ceux qui sont sur le marché des idées
estiment que les dures études qu’ils ont faites et les concours
sélectifs qu’ils ont réussis doivent leur donner la primauté. Dès lors
qu’il ne comprend pas profondément que le montant des revenus dépend du
service rendu au consommateur, il est déroutant pour un Normalien,
agrégé de lettres classiques, de savoir qu’en fin de carrière il peut
avoir des revenus d’un montant x fois inférieur à un vendeur de T-shirts
ou de pizzas. D’autre part, et encore plus profondément, la middle class
intellectuelle, que sont les journalistes, ne peuvent pour la plupart
cautionner un système dont ils imaginent que la philosophie tient toute
entière dans le « self love » et dans l’adage central de la Fable des
Abeilles, de Mandeville: « Private vices, public benefits. »
Si on ajoute que les libéraux utilitaristes font
leurs l’adage de Bentham, « À chaque part de richesse correspond une part
de plaisir », on explique aisément que le marché est au mieux toléré
parce que plus efficace, mais bien rarement estimé pour ce qu’il est.
Encore plus profondément, ce qui est en cause aujourd’hui, n’est même
plus l’hostilité à l’économie de marché mais l’aversion à l’idée même
qu’il faudrait pratiquer la lutte contre la rareté, la gestion de ses
affaires, c'est-à-dire l’économie, d’où le thème de la décroissance. Il est
important de préciser que ces trois idées doivent beaucoup aux
remarquables travaux d’Alain Wolfelsperger dont on consultera en
particulier le remarquable article sur « l’attitude des médias de masse
à l’égard du libéralisme économique », qu’on trouve sur internet.
6)
Il est de bon ton d’affirmer que la compétition
à laquelle se vouent les entrepreneurs peut prendre l’aspect d’une
bataille sans merci, où le plus fort écrase le plus faible. Dans ce
contexte, il serait conforme aux exigences de la morale, avance-t-on,
que les entrepreneurs, par charité mutuelle, s’imposent des actes
d’autolimitation et tempèrent la compétition dans laquelle ils se
trouvent.
Supposons qu’au cours d’un dîner mondain, vous
fassiez la rencontre d’un petit entrepreneur qui vous tient en substance
ce discours: « Les entrepreneurs les plus efficaces sur un marché
peuvent ruiner leurs concurrents, et ceci se fait au détriment des
salariés des boîtes les moins efficaces. Ils perdent tout simplement
leur emploi. J’appelle cela du "meurtre commercial". Celui qui réussit à
abaisser ses prix au point de retirer du marché ses concurrents est tout
simplement un criminel. Il crée du chômage et finit par imposer un
monopole en sa faveur. Dès lors, il peut fixer les prix à sa guise et les
consommateurs n’ont plus leur mot à dire. Cette situation est
parfaitement indécente.
J’estime pour ma part que le plus fort sur le
marché devrait tempérer son agressivité et laisser survivre ses
concurrents. J’appelle cela: Vivre et laisser vivre. La loi morale ne
nous ordonne-t-elle pas avant toute chose de ne pas faire aux autres ce
que nous n’aimerions pas qu’ils nous fassent? Ce précepte élémentaire
vaut notamment pour le monde des affaires. »
Que répondriez-vous à cet homme?
Curieusement, en évoquant dans votre question
précédente l’intellectuel, on est souvent heurté par la compétition et
la concurrence qu’ils estiment meurtrière, alors que souvent, ils ont
passé les concours les plus sélectifs qu’on puisse imaginer, dans
lesquels le nombre d’élus est insigne.
L’individu que vous évoquez, qui pense que
jamais personne, même quand il travaille mal, ne doit être éliminé du
marché, se trompe lourdement en voulant faire survivre à tout prix ceux,
parmi les entrepreneurs, qui gaspillent les facteurs de production rares
pour proposer des biens ou des services dont nul ne veut. Mais alors, le
même individu dira: « Que fait-on pour les salariés qui ont perdu leur
emploi? » Pourtant, il ne fait pas de doute que si certaines
entreprises ou secteurs entiers sont délaissés, cela signifie que
d’autres sont plébiscités. Ici des emplois sont supprimés, là des
emplois surgissent.
Un seul exemple: ceux des entrepreneurs qui
s’acharnent à produire des lampes à pétrole, vont disparaître; mais
dans l’électricité, on va créer encore plus d’emplois qu’on n’en
supprime dans la lampe à pétrole. Mais est-ce si sûr? En 1950, il y
avait en France 14 millions d’actifs, il y en a aujourd’hui 26 millions.
Où a-t-on vu qu’on supprimait plus d’emplois qu’on n’en créée?
7) Au Moyen-âge, un condottiere dont l’Histoire n’a
pas retenu le nom, sauva la ville de Sienne d’un agresseur étranger. Il
devint alors le saint patron de la ville, mais en contrepartie, il fut
décapité sur la place publique par les habitants. Beaucoup de grands
condottieri du Moyen-âge et de la Renaissance subirent un sort similaire
au saint patron de Siennes: on craignait qu’ils ne devinssent trop
puissants, orgueilleux et exigeants.
En un sens, ne réserve-t-on pas de nos jours le
même sort aux entrepreneurs? Tout en témoignant de leur gratitude pour
les produits nouveaux ou meilleur marché qui leur sont mis à disposition
par les entrepreneurs qui réussissent, la plupart des gens ne
redoutent-ils pas le pouvoir (financier, publicitaire, politique) des
businessmen, au point de demander qu’on les « assassine » en les accablant
de taxes ou de réglementations?
La jalousie envers ceux qui réussissent de
belles actions, et il y a beaucoup de jaloux, voilà qui explique que de
tous temps, et encore demain, les entrepreneurs soient cloués au pilori
et qu’on estime que si ces gens réussissent, c’est parce qu’ils ont
exploité soit les salariés, soit les consommateurs, en leur faisant
payer plus cher qu’ils n’auraient dû.
Dans l’épisode que vous évoquez à Sienne, c’est
l’assassinat « hard ». La manière soft d’aujourd’hui, c’est l’assassinat
fiscal. Mais en même temps, par une sorte de sixième sens, chacun
comprend que si personne ne prend l’initiative de proposer de nouvelles
façons de consommer qui accroissent l’utilité de chacun, nous en serions
encore dans les grottes de Lascaux. L’entrepreneur, on l’a dit, n’est
pas un héros. Du reste, nul ne l’oblige à embrasser cet état. Par
contre, il est celui sans lequel nous pourrions crier en vain: « Nous
avons soif! », « Nous avons faim! », « Nous voulons nous abriter et nous
déplacer! » Ces personnes ne comprenant pas les moyens requis pour
satisfaire ces besoins, nous aurions disparu depuis longtemps.
La tâche accomplie par l’entrepreneur est si
vitale que tout le monde peut la comprendre; et tous ceux qui
voudraient l’être, mais n’ont ni le talent, ni le courage, ni l’énergie,
voient leurs sentiments d’envie s’exciter. Le socialisme est
rigoureusement la doctrine qui répond à cet état presque naturel à tout
homme en disant: « Je vais prendre aux uns qui ont réussi par leur
naissance ou la ruse ou la tricherie, pour te donner à toi, qui as eu
moins de chance. » Le socialisme, c’est la drogue quotidienne de tous
tous ceux qui voudraient bien, mais n’y arrivent pas.
à suivre...
*Entretien d'abord publié le 2 septembre 2014
sur le site de l'Institut Coppet.
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Entretien avec François-René Rideau sur les fondements
épistémologiques de la praxéologie - huitième partie
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336 – 15 novembre 2015)
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Entretien avec François-René Rideau sur l'égoïsme rationnel
d'Ayn Rand - Septième partie
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335 – 15 octobre 2015)
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Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
Le Québécois Libre
En faveur de la liberté individuelle, de l'économie de
marché et de la coopération volontaire depuis 1998.
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