Montréal,
le 14 mars 1998 |
Numéro
2
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« Les citoyens
branchés sont clairement libertariens – ils ont beaucoup plus confiance
dans la capacité des entreprises et des individus à solutionner
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(sondage, décembre
1997)
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LIVRE
L'ORDRE CACHÉ
DE L'ÉCONOMIE
Où l'on voit que
l'économie n'a pas grand chose à voir avec l'argent
L'économie est une science aussi frustrante qu'éclairante.
Dans son dernier ouvrage, intitulé L'ordre caché: L'économie
de la vie quotidienne (1), David Friedman illustre
le genre de frustration que tout économiste connaît. Friedman
a commencé sa carrière universitaire muni d'un doctorat en
physique avant de se reconvertir à l'économie, et il enseigne
maintenant l'analyse économique du droit à l'Université
de Santa Clara (Californie). Il explique que son beau-père n'oserait
jamais mettre en doute ses opinions en physique, mais qu'il se croit tout
aussi compétent que lui en économie!
L'économie présentée dans ce livre est une discipline
formalisée. Sur la base d'hypothèses explicites, on développe
des modèles dont les relations, souvent, ne peuvent être exprimées
que sous forme mathématique ou, à tout le moins, géométrique.
Les théorèmes qui en résultent sont sujets à
vérification empirique. On ne peut pas dire n'importe quoi. C'est
ce qui fait l'utilité de l'économie. C'est aussi la raison
des frustrations de l'économiste. Ceux qui ne maîtrisent pas
les outils économiques ont droit à leurs opinions, mais celles-ci
ressemblent parfois aux intuitions d'un sauvage contemplant la boîte
noire d'un 747 tombé dans la jungle.
Version vulgarisée d'un manuel plus avancé du même
auteur (2), ce nouveau livre simplifie le formalisme
au minimum et montre comment les outils analytiques de l'économie
servent à expliquer des phénomènes autrement incompréhensibles.
Pourquoi, par exemple, Intel fabriquait-elle des microprocesseurs avec
coprocesseur mathématique intégré pour ensuite désactionner
celui-ci sur un certain nombre de puces qu'elle commercialisait à
un prix inférieur? Une fois maîtrisée la théorie
élémentaire des prix, on comprend que l'astuce permettait
à la compagnie de maximiser ses profits en exerçant une discrimination
des prix entre deux catégories de consommateurs.
L'économie comme science ne concerne pas seulement le monde de l'économie
au sens étroit du terme. Elle n'a pas grand chose à voir
avec l'argent, puisque l'on peut mesurer les prix relatifs des choses en
termes de n'importe quoi. Si une bouteille de vin coûte 10
dollars et que je touche un salaire de 30 dollars l'heure,
la bouteille me coûte 20 minutes de loisirs, et une
heure de loisirs me fait sacrifier trois bouteilles. Les prix relatifs,
les seuls qui importent, se mesurent en termes de quoi que ce soit qui
a de la valeur pour quelqu'un.
L'économie est une manière de voir le monde, une méthode
de raisonnement. On part de l'hypothèse que les individus posent
des choix rationnels, c'est-à-dire qu'ils tendent à choisir
les meilleurs moyens d'atteindre leurs objectifs, quels qu'ils soient,
étant donné les contraintes auxquelles chacun fait face.
Un grand nombre de conséquences s'ensuivent, dont l'importance des
choix « à la marge », mais laissons ici
de côté ces aspects plus techniques de la théorie. |
Une méthode
impérialiste
Impérialiste, l'économiste soutient que sa méthode
éclaire de vastes pans de l'activité humaine. Pourquoi, par
exemple, les criminels commettent-ils des vols avec violence contre des
vieillards plutôt que contre des joueurs de football ou des agents
de police? Une de mes étudiantes, encore ignorante de l'économie,
répondit: « Parce que ça fait partie de
leur culture. » L'économiste essaie de démonter
la boîte noire de la culture.
Pour obtenir un avantage donné – un butin de 100 dollars, disons
–, le voleur choisira le moyen qui lui impose le moindre coût. La
notion économique de coût recouvre tout ce qui est sacrifié
ou qui risque de l'être. Une composante importante du coût
que doit payer le voleur se trouve dans ce qu'il perdra s'il est pris ou
si sa victime se défend. Ce coût est atténué
quand il fait face à une victime faible et sans défense plutôt
qu'à un homme fort ou armé. Toutes choses étant égales
par ailleurs, le criminel s'attaquera à la première plutôt
qu'au second.
Supposons, dit Friedman, qu'un vieillard sur dix se met à porter
une arme; et que, sur dix vieillards armés victimes d'un vol avec
violence, un seul se défende efficacement et abatte son agresseur.
En s'attaquant à un vieillard pris au hasard, le malfaiteur court
une chance sur cent d'y laisser sa peau. Si le coût du crime augmente
(ou que ses avantages diminuent) pour les criminels, il y en aura moins
(3).
Une autre raison explique la vraisemblance a posteriori de l'hypothèse
de la rationalité: les individus non rationnels ne
supportent pas longtemps la concurrence avec ceux qui le sont. Le businessman
qui ne maximise pas ses profits ne fera pas vieux os sur le marché.
Le politicien qui ne vise pas un maximum de votes ne survivra pas en politique.
Et le voleur qui prend des risques inutiles ne restera pas longtemps libre
et bien portant.
Le même genre d'analyse s'applique aux choix politiques. L'économie
des choix publics explique pourquoi les organismes de réglementation
prennent parti pour les intérêts des entreprises réglementées
au détriment des consommateurs; comment la valeur des transferts
publics est (comme le rendement du vol) rognée par ceux qui se bousculent
au guichet; comment les biens publics ne sont pas forcément produits
plus efficacement par le secteur public; et cetera.
Un autre domaine où Friedman rappelle la contribution de la théorie
économique est celui des relations amoureuses et de la famille.
L'hypothèse de la rationalité explique un grand nombre de
phénomènes, de l'existence du mariage à la montée
du divorce, en passant par l'abandon des bagues de fiançailles aux
États-Unis.
On aura reconnu la marque de Gary Becker et de l'école de Chicago.
Cette école, qui poursuit l'oeuvre des grands économistes
classiques et néoclassiques – les Adam Smith, David Ricardo, Alfred
Marshall –, a ouvert des perspectives nouvelles dans un grand nombre d'autres
disciplines, notamment le droit et la sociologie. L'économie néoclassique
n'englobe pas toute la science économique, mais on peut difficilement
prétendre faire oeuvre de science sociale sans maîtriser ses
outils, comprendre ses hypothèses et ses conclusions.
Certes, Friedman l'admet, cette vision économique du monde n'explique
pas tout. L'économiste n'a rien à dire sur le beau, le bon
et le juste, mais il est en mesure de jauger l'efficacité de divers
arrangements dans les affaires humaines. L'efficacité n'est pas
posée comme valeur en soi mais représente simplement une
condition de la satisfaction maximale des objectifs et des valeurs individuels.
Dans la perspective qui est la sienne, le livre de Friedman en donne une
démonstration irrésistible.
Pierre Lemieux
1. David Friedman, Hidden
Order: The Economics of Everyday Life, Harper Collins, 1996.
2. David Friedman, Price
Theory: An Intermediate Text, South-Western Publishing Co., 1990. Un
autre ouvrage de Friedman, qui vise un public encore plus large, a été
traduit en français sous le titre L'anarchie, ça marche!
Belles Lettres, 1992.
3. Conclusion qui semble
d'ailleurs être confirmée par l'observation; voir mon Le
droit de porter des armes, Belles Lettres, 1993.
©Pierre
Lemieux 1998
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