Montréal,
le 2 mai 1998 |
Numéro
9
|
(page 4)
page précédente
Vos
commentaires
ABONNEMENT GRATUIT
« Les citoyens
branchés sont clairement libertariens — ils ont beaucoup plus confiance
dans la capacité des entreprises et des individus à solutionner
des problèmes que dans celle des gouvernements. »
(sondage, décembre
1997)
Découvrez
la philosophie du cyberespace dans le QUÉBÉCOIS LIBRE, le
magazine libertarien.
Ajoutez votre nom à notre liste
d'envoi pour recevoir un message contenant le sommaire et un hyperlien
vers le QL dès sa parution.
Quiconque le souhaite
peut retirer son nom de la liste d'envoi en nous renvoyant ce message.
|
|
LE MARCHÉ LIBRE
DU SIPHON À LA
GRANDE TRAHISON
par Pierre Desrochers
Du Giant Sucking Sound de Ross Perot aux complaintes traditionnelles
des grandes centrales syndicales, la performance remarquable de l'économie
américaine n'a pas réussi à faire taire les détracteurs
de la libéralisation des échanges commerciaux. Le plus récent
thuriféraire du sentiment protectionniste américain est le
commentateur politique conservateur Patrick J. « Pat »
Buchanan, un enfant de l'élite washingtonnienne ayant remisé
ses convictions libre-échangistes en même temps que sa Mercedes-Benz
au milieu des années 1980. Sa dernière dénonciation
de la mondialisation du commerce dans son ouvrage The Great Betrayal(1)
s'apparente ainsi étrangement aux divagations des correspondants
du Monde Diplomatique. Buchanan soutient notamment que la globalisation
des échanges implique que la main-d'oeuvre à bas salaire
des pays du tiers-monde va décimer le tissu industriel américain.
Il est tout à fait ridicule de croire que des salaires peu élevés
menacent les employés oeuvrant dans les entreprises performantes
des pays avancés. Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que dans la
mesure où la main-d'oeuvre est un facteur de production déterminant
pour une entreprise, c'est sa productivité et non pas son coût
qui importe. Pour dire les choses plus simplement, le salaire plus faible
d'un ouvrier mexicain travaillant dans une usine peu performante située
loin des marchés reflète ce que les consommateurs seront
prêts à payer pour ce qu'il produira.
Le salaire plus élevé d'un ouvrier américain rend
compte du fait qu'il produit beaucoup plus de choses (ou des choses de
meilleure qualité) en une heure que son confrère mexicain.
Sa plus grande productivité ne découlera toutefois pas nécessairement
d'une plus grande motivation de sa part. En fait, dans la majorité
des cas, les ouvriers américains sont plus productifs car il y a
presque toujours plus d'avantages à conduire ses affaires aux États-Unis
que dans des pays menés par des régimes corrompus.
La véritable richesse de l'économie américaine ne
repose ainsi pas tant sur ses réserves de matières premières
que sur un système judiciaire où la règle du droit
prime sur l'arbitraire politique et où l'on ne trouve pas d'entraves
majeures à la conduite des affaires, ce qui mène à
une concurrence féroce entre les entreprises. La principale conséquence
d'un tel environnement institutionnel est une culture favorisant l'entrepreneurship,
l'innovation et une gestion efficace des entreprises. |
Une entreprise américaine fabriquant des tortillas bénéficie
ainsi d'un réseau de transport, de moyens de communication, de fournisseurs
et de distributeurs de toutes sortes beaucoup plus efficaces que ses concurrentes
mexicaines. Il est donc normal qu'elle soit plus productive, mais elle
doit en contrepartie offrir de meilleurs salaires pour arracher des travailleurs
compétents aux autres entreprises. Et s'il y a maintenant près
de dix générations que les travailleurs américains
oeuvrent dans un tel climat d'affaires, leurs confrères mexicains
commencent à peine à bénéficier d'une réelle
libéralisation de leur économie.
Plus ça change, plus c'est pareil
L'importance de ce que l'on appelle aujourd'hui le « capital
social » sur le niveau des salaires était déjà
évidente au début du dix-neuvième siècle. L'un
des premiers auteurs à élaborer sur le sujet fut l'anglais
Charles Babbage, l'un des précurseurs de l'informatique moderne.
Il fit ainsi au début du siècle dernier quelques observations
pertinentes sur l'industrie textile de son pays(2).
« Le coton de l'Inde transporté par des vaisseaux britanniques
autour de la moitié du globe, vient se faire tisser par le savoir-faire
britannique, dans les fabriques du Lancashire; il est ensuite réexpédié
de la capitale anglaise; puis, transporté dans ses plaines natales,
il est racheté par les maîtres de cette terre qui l'a produit
à un prix plus modique que celui qu'ils pourraient obtenir en travaillant
la plante eux-mêmes avec leurs plus grossières machines. Dans
l'Inde orientale, à Calcutta, qui a donné son nom à
la toile de coton appelée calicot, le prix de la journée
de travail n'est que le septième du prix payé en Angleterre,
et cependant les boutiques de Calcutta sont fournies des produits de nos
métiers à tisser. »
Babbage, contrairement à bon nombre d'historiens du vingtième
siècle, n'attribua pas les avancées de l'industrie textile
de son époque à l'exploitation des travailleurs anglais,
mais bien plutôt à la débrouillardise des entrepreneurs
et ouvriers de son pays qui mena à « l'invention
des outils ou des machines qui servent à produire ces commodités
de la vie si largement répandues dans toutes les classes de la société.
»
« On pourrait à peine imaginer »,
écrivit-il, « combien de patientes méditations,
d'essais répétés, d'heureux efforts de génie
ont dû s'accumuler pour créer nos manufactures et les amener
à leur degré de perfection actuel... Dans l'histoire de chaque
espèce d'article, nous trouverons une suite de défauts qui
ont successivement conduit la fabrication à sa perfection. Dans
l'art de confectionner même le plus insignifiant de tous ces objets,
nous remarquerons des procédés dignes d'exciter notre admiration
par leur simplicité, ou de retenir notre attention par leurs résultats
imprévus. »
De même que la différence notable de salaires entre les ouvriers
anglais et indiens du début du 19e siècle était entièrement
attribuable à l'accumulation de capital physique et social dans
leur économie respective, les écarts entre les salaires mexicains
et américains reflètent des conditions structurelles profondes
que la libéralisation des échanges ne modifiera pas du jour
au lendemain. Les travailleurs compétents et les entreprises performantes
n'ont rien à craindre du faible coût de la main-d'oeuvre de
leurs concurrents étrangers.
1. Patrick J. Buchanan, The
Great Betrayal: How American Sovereignty and Social Justice are being
sacrificed to the Gods of the Global Economy, LB, 1998.
2. La première édition
du Traité sur l'Économie des machines et des manufactures
de Charles Babbage
date de 1833.
La revue académique française Techniques & Cultures
en a réédité certains extraits,
dont ceux
mentionnés dans ce texte, en 1996 (vol. 28, pp. 201-217).
|