Montréal, le 20 juin 1998
Numéro 14
 
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 SPÉCIAL FÊTE PROVINCIALE 
 
FÉLIX 
LIBERTARIEN
 
 
          De nombreux incidents entourant l'application de la loi 101 ont fait les manchettes ces derniers mois. Ils ont même suscité l'indignation affectée du premier ministre Bouchard, qui s'est dit particulièrement agacé par l'intervention de la police de la langue dans le quartier chinois à Montréal. Lulu notre berger a tenté d'attribuer ces incidents à quelques fonctionnaires malavisés. Étonnant. On s'attendrait d'un premier ministre qu'il félicite tous les serviteurs de l'État montrant de l'empressement dans l'exercice de leurs fonctions. 
          Il est trop facile de rejeter l'odieux de ces dérapages sur des bureaucrates. Les conditions sont réunies pour que de tels incidents se produisent lorsque l'État intervient, au nom de l'intérêt collectif, dans des domaines qui ne le concernent pas. Les agissements des fonctionnaires ne constituent que le symptôme du problème; le problème, c'est la réglementation elle-même. Les inspecteurs de la Commission de protection de la langue française, comme ceux d'autres organismes gouvernementaux, sont chargés de l'application d'une loi qui a été votée à l'Assemblée nationale. Ils font tout simplement leur travail en utilisant des pouvoirs qui leur ont été conférés. S'en surprendre trahit une grande naïveté ou de l'hypocrisie. 

          Pendant ce temps, des nationalistes insouciants célébreront en grande pompe la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin. Offrons à tous les nationalo-étatistes du Québec une chanson de Félix Leclerc pour l'occasion. S'ils ne connaissent pas cette chanson de celui qu'ils ont pourtant élevé au rang de figure mythique, ils ont avantage à la découvrir. Contumace est un véritable hymne libertarien. Du train où vont les choses, on peut d'ailleurs craindre que la société décrite ici ne devienne réalité plus rapidement qu'on ne voudrait le croire... 
  

Claire Joly
  
  
  

 
 
 
CONTUMACE*
de Félix Leclerc
  
 
Un habitant de l'Île d'Orléans philosophait 
Avec le vent, les p'tits oiseaux et la forêt. 
Le soir venu à ses enfants il racontait 
Ce qu'il avait appris là-haut sur les galets. 
 
Un beau matin comme dans son champ près du marais 
Avec son chien en sifflotant il s'engageait, 
Deux hommes armés à collet blanc lui touchent le dos 
Très galamment en s'excusant lui lisent ces mots: 
 
« Monsieur, Monsieur, vous êtes sous arrêt parce que vous philosophez. 
Suivez, Monsieur, en prison vous venez! 
Pour philosopher apprennez qu'il faut d'abord la permission, 
Des signatures et des raisons, 
Un diplôme d'au moins une maison spécialisée. » 
 
Ti-Jean Latour à bicyclette un soir de mai 
Se dirigeait le coeur en fête chez son aimée. 
Et il chantait à pleins poumons une chanson 
Bien inconnue dans les maisons de publication. 
 
Les deux zélés de tout à l'heure passant par là 
Entendent chanter l'homme dont le coeur gaiement s'en va, 
Sortent leurs fusils, le mettent en joue sans hésiter 
Et lui commencent ce discours pas très sensé: 
 
« Ti-Jean, Ti-Jean, te voilà bien mal pris 
Parce que tu chantes sans permis. 
T'as-tu ta carte, fais-tu partie de la Charte? 
Tu vois bien mon Ti-Jean Latour 
Faut qu'tu comparaisses à la cour. 
Apprends que pour devenir artiste 
Faut d'abord passer par la liste 
Des approuvés. » 
 
Et en prison Ti-Jean Latour et l'habitant 
Sont enfermés à double tour pendant deux ans. 
Puis quand enfin l'Autorité les libéra 
Écoutez bien Mesdames, Messieurs, ce qu'elle trouva: 
 
Un homme savant et un compositeur 
Heureux, grands et seigneurs. 
On les pria d'accepter des honneurs... 
Mais l'habitant en rigolant s'en fût en courant dans son champ 
Pendant qu'à bicyclette, Ti-Jean reprit sa route en chantonnant tout comme avant.  
  
  
  
Contumace: Refus que fait un prévenu de comparaître devant le tribunal où il est appelé  (Petit Robert). Cette chanson est tirée du tout premier album de Félix Leclerc enregistré en 1951.
 
 
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