Montréal,
le 4 juillet 1998 |
Numéro
15
|
(page 2)
page précédente
Vos
commentaires
Le
QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le
21 février 1998.
Il défend
la liberté individuelle, l'économie de marché et la
coopération volontaire comme fondement des relations sociales.
Il s'oppose
à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes,
de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les
individus.
Les articles publiés
partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques
qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.
|
|
ÉDITORIAL
DES PENSIONS POUR LES
CONJOINTS GAIS ?
par Martin Masse
Une petite révolution dans la politique sociale des gouvernements
au Canada s'est produite ces dernières semaines, sans tambour ni
trompette, par une simple décision de ne pas contester un jugement
de la Cour d'appel de l'Ontario le 23 avril dernier. Ce jugement déclarait
contraire à la Charte des droits et donc invalide un article de
la loi canadienne de l'impôt qui limite aux conjoints hétérosexuels
les dispositions de la loi concernant les régimes de rente agréés.
Estimant qu'elle ne pouvait renverser ce jugement, la Nouvelle-Écosse
a décidé de verser au survivant d'un couple gai la pension
de son conjoint décédé, comme c'est le cas pour les
couples hétérosexuels vivant en union de fait. La Colombie-Britannique
a, elle, carrément déposé un projet de loi qui reconnaît
les mêmes privilèges pour les conjoints de même sexe
dans la fonction publique. La décision du gouvernement fédéral
de ne pas contester ce jugement force à terme toutes les provinces
à s'adapter.
Les réactions ont été prévisibles. D'un côté,
les groupes religieux conservateurs dénoncent cette évolution
et réaffirment la primauté de la famille traditionnelle hétérosexuelle.
De l'autre, les lobbies homosexuels se réjouissent et demandent
une reconnaissance complète des conjoints de même sexe dans
tous les domaines: mariage, avantages fiscaux, adoption d'enfants, etc.
À la suite de ce jugement et des effets politiques qu'il entraîne,
doit-on nécessairement choisir de prendre position pour l'un ou
l'autre de ces extrêmes? |
Conservateurs vs libertariens
Une position libertarienne sur ce dossier sera plus nuancée. Elle
ne fera pas l'affaire des militants religieux ou homosexuels mais se rapprochera
peut-être plus de la position d'une majorité de citoyens.
Les arguments religieux, voulant que l'homosexualité soit une perversion
condamnée par Dieu, n'ont évidemment aucune crédibilité
d'un point de vue libertarien. Les croyances d'une religion ou d'une philosophie
particulière ne peuvent servir de fondement à des politiques
sociales. Malheureusement, c'est souvent le seul type de critique qu'on
entendra à « droite » de l'échiquier politique,
parce qu'il s'agit là d'une question cruciale pour les conservateurs
religieux. Au sein du Parti républicain ou du Parti réformiste
du Canada, deux partis où cohabitent libertariens et conservateurs,
des gens qui défendent un État minimal, la décentralisation
des pouvoirs, les droits individuels – des idéaux partagés
par les deux mouvances – dénonceront pourtant l'homosexualité
comme une menace aux fondements chrétiens de notre civilisation.
Les libertariens plus cohérents, quelles que soient leurs croyances
religieuses, réfuteront cette attitude réactionnaire et affirmeront
le droit de chaque adulte de choisir librement le type de relation personnelle
et sexuelle qu'il désire. La tolérance des points de vue
et des pratiques des autres, même s'ils nous répugnent, est
le fondement d'une société libre. Mais ils n'appuieront pas
nécessairement les positions les plus radicales des militants homosexuels,
qui souhaitent qu'on ne fasse aucune distinction entre les couples gais
et hétérosexuels.
La pensée libertarienne rejoint celle des conservateurs dans l'importance
qu'elle accorde aux institutions sociales, économiques et politiques
dont nous avons hérité de nos ancêtres. Ces institutions
existent parce qu'elles ont une utilité. Elles n'ont pas été
planifiées par des bureaucrates, des commissions royales d'enquête
ou par les armées de sociologues, psychologues et autres économistes
qui peuplent aujourd'hui les officines gouvernementales, mais se sont développées
au fil des siècles par l'action spontanée des individus.
On ne peut impunément les tripoter, les remettre en question, les
transformer par des mesures qui équivalent à de l'«
ingénierie sociale » sans compromettre
leur sens, leur utilité, et sans déclencher des transformations
dont on ne connaîtra pas l'issue. Par exemple, on ne se doutait pas,
il y a trente ans, que toutes les mesures qu'on croyait positives pour
simplifier les divorces et réduire la dépendance des conjoints
l'un envers l'autre allaient mener à l'épidémie de
familles éclatées que nous constatons aujourd'hui.
Ce qui distingue toutefois les libertariens des conservateurs, c'est qu'ils
n'ont pas de modèle social idéal à offrir, pas d'opposition
a priori envers des phénomènes acceptés librement
par ceux qui les vivent. Ils reconnaissent que le monde évolue et
que de nouvelles institutions émergeront pour modifier ou prendre
la place des précédentes, dans la mesure où les individus
sont libres de s'adapter aux nouvelles réalités.
L'homosexualité a toujours existé, mais la réalité
« gaie » contemporaine est de toute évidence
un nouveau phénomène social surgi spontanément, par
l'action d'individus qui ont profité d'un espace de liberté
nouveau dans des villes cosmopolitaines pour affirmer leur identité.
C'est un phénomène qui est là pour rester, qui ne
brime en soi aucunement les droits ou la liberté des autres citoyens,
et qui doit donc être reconnu s'il correspond à la volonté
et aux choix de vie d'un grand nombre d'individus.
Doit-on pour autant changer immédiatement toutes les lois pour accomoder
ce phénomène? Non. La question de la « discrimination
», qui est constamment dans la bouche des militants, n'a aucune pertinence:
la loi discrimine constamment, elle le fait contre les polygames ou les
pédophiles, même si certaines personnes croient aussi que
ces pratiques devraient être acceptées. La loi devrait en
fait suivre les changements sociaux au lieu de les précéder
dans une lancée avant-gardiste, comme les gauchistes et les militants
de tout acabit le souhaiteraient. Ainsi, ce sont les nouvelles réalités
qui ont fait leurs preuves, celles qui correspondent vraiment à
une volonté largement répandue, qui seront reconnues, non
celles qui sont défendues par les lobbies les plus pleurnichards,
agressifs, ou qui crient le plus fort.
Un jugement douteux
Le jugement de la Cour d'appel de l'Ontario qui a lancé les transformations
actuelles dans la politique sociale des gouvernements correspond justement
à ce qu'on pourrait appeler de l'ingénierie sociale. Les
juges ont simplement décidé de « lire » («
read in », selon l'expression anglaise qui l'exprime bien)
quelque chose qui n'est pas écrit dans la loi mais qui correspond
à l'idée qu'ils se font de ce qui devrait y être. Il
n'est écrit nulle part dans la loi que les conjoints de même
sexe doivent recevoir les mêmes avantages que les autres, et le législateur
n'avait pas exprimé cette intention, mais les juges ont simplement
décidé de leur reconnaître ces droits tout de même.
Peu de gens réagissent à cet activisme juridique sans aucune
légitimité au Canada parce que, contrairement aux États-Unis,
la culture juridique issue de la Charte des droits n'est encore ici que
peu développée. Disons-le pourtant clairement: les juges
outrepassent carrément leur mandat lorsqu'ils croient voir des articles
de loi qui n'existent pas. Leur travail est de protéger les droits
qui existent, pas d'en inventer selon leurs croyances du moment.
Il n'y a tout simplement eu aucun débat politique sur ces changements
importants, pas d'amendement constitutionnel, pas de loi. Ils sont survenus
par une simple décision de quelques personnes non élues qui
ont abusé de leur pouvoir, et entreront en vigueur parce que les
politiciens n'oseront pas contester ce jugement douteux. Les libertariens,
qui croient que les cours doivent interpréter les droits fondamentaux
avec retenue pour freiner l'activisme et la propension des politiciens
à intervenir partout, ne peuvent tout simplement souscrire à
une telle procédure, qu'ils soient ou non en faveur d'une reconnaissance
des conjoints gais.
Poussons l'analyse plus loin. Même si l'on admet que les conjoints
gais doivent être reconnus d'une façon ou d'une autre (mariage,
union de fait ou partenariat domestique), et même en faisant abstraction
de la procédure légale inadéquate, il est loin d'être
évident que des pensions données par l'État à
des conjoints homosexuels soient une politique souhaitable. On parle ici
toujours de fonctionnaires, les seules personnes touchées par les
changements actuels. Dans le secteur privé, plusieurs compagnies
ont déjà consenti à offrir ces avantages à
leurs employés, ce qui ne concerne personne d'autres que les employés
et la compagnie en question. (Jusqu'à ce que le gouvernement impose
la nouvelle politique à tout le monde évidemment, ce qui
ne devrait pas tarder.)
À l'origine, lorsqu'elles ont été mises en place,
les pensions aux conjoints – surtout des conjointes – d'employés
décédés avaient un but bien précis: permettre
aux veuves sans revenu, aux mères de famille avec enfants qui restaient
à la maison, de continuer à recevoir un revenu décent.
Cette réalité a bien changé aujourd'hui avec l'arrivée
massive des femmes sur le marché du travail, et la pertinence de
ces pensions n'est plus ce qu'elle était. Par ailleurs, les hommes
homosexuels, lorsqu'on les analyse comme une catégorie socio-économique,
sont parmi les citoyens les plus favorisés dans la société
nord-américaine. Les couples gais ont en général deux
revenus, aucune dépense liée aux enfants, et comptent parmi
les publics cible pour la publicité de produits de luxe. Il faut
se poser la question: les prestations aux conjoints survivants sont-ils
un besoin réel ou bien simplement une autre façon de jouir
des largesses de l'État-Providence?
Il est notable que les lobbies homosexuels n'avancent jamais comme argument
la déchéance financière dans laquelle se trouvent
les conjoints survivants, mais se concentrent plutôt uniquement sur
les questions de « reconnaissance », de «
justice » et d'« égalité »
entre gais et hétérosexuels. Soyons tous égaux dans
notre dépendance envers l'État! Les lobbies gais ne font
finalement que ce que la plupart des lobbies de tout type font aujourd'hui
dans notre société: ils quêtent des fonds publics.
Évidemment, pour être juste, il faudrait appliquer cette critique
aux couples hétérosexuels à deux revenus qui profitent
de ces pensions alors qu'eux aussi n'en ont pas vraiment besoin. Il faudrait
remettre en question la majeure partie des mesures qui constituent l'État-Providence
d'ailleurs...
Dans une société libertarienne...
Dans une société libertarienne, la plupart de ces problèmes
n'existeraient pas. D'abord, les employés de l'État étant
en nombre très restreint, les politiques les affectant n'auraient
jamais les répercussions qu'elles ont aujourd'hui. La plupart des
gens s'arrangeraient pour obtenir des conditions qui les satisfassent dans
le secteur privé, sans imposer leurs choix aux autres. Les changements
sociaux majeurs comme l'émergence de la culture gaie seraient probablement
accomodés plus rapidement, dans une société plus flexible
où il ne serait pas nécessaire d'avoir à attendre
des actions du gouvernement pour faire ce que l'on veut.
Les fondamentalistes religieux – qui ont parfaitement le droit de croire
ce qu'ils veulent sur toutes les perversions sexuelles qui les obsèdent
– pourraient dormir en paix. Le gouvernement ne les forcerait pas à
se conformer à des politiques qu'ils réprouvent ni à
payer des taxes pour les financer. En fait, dans une société
libertarienne, les pensions de retraite, même pour les fonctionnaires,
seraient probablement un service privé, et les conjoints – gais
ou hétérosexuels – qui le souhaitent se paieraient une pension
conforme à leurs besoins, avec ou sans bénéfices pour
le conjoint survivant. Ce qui réglerait le problème de tout
le monde.
Le Québec libre des
nationalo-étatistes
|
« Après avoir pris ainsi
tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir
pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur
la société tout entière; il en couvre la surface d'un
réseau de petites règles compliquées, minutieuses
et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux
et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser
la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les
plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse
à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche
de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il
énerve, il éteint, il hébète, et il réduit
enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux
timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »
Alexis de Tocqueville
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE
(1840) |
|