Montréal,
le 4 juillet 1998 |
Numéro
15
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OPINION
FRIGIDAIRE VS
YOURCENAR
par Gilles Guénette*
Récemment à Montréal, des représentants
du milieu culturel francophone faisaient part à la population et
aux différents paliers de gouvernement de leurs craintes face à
l'Accord Multilatéral sur les Investissements (AMI) qui, selon eux,
menacerait la francophonie en s'attaquant à la culture avec un grand
« C ». Leur argument premier est que la culture
n'est pas un produit de consommation et ne doit pas être soumise
aux accords commerciaux internationaux. Leur argument sous-entendu est
que l'impérialisme américain nous guette. |
Définir l'art
Pour faire valoir son point, un des intervenants comparaît l'achat
d'un livre à celui d'un réfrigérateur et disait que
les deux n'avaient rien en commun. Et pourtant, on n'achète pas
non plus une voiture comme on achète un paquet de cigarettes. Un
achat est un achat est un achat... Et qui dit achat dit consommation. Qui
dit consommation dit produits de consommation. Rien que des mots?
Peut-on qualifier un film comme Les Boys de produit de consommation?
Plusieurs diront: « C'est pas pareil, c'est quétaine
». Que dire d'un film de Léa Pool alors? Un produit
de consommation? Même s'il est beaucoup moins accessible – beaucoup
plus hermétique, devrais-je dire –, il n'en demeure pas moins que
c'en est un. Que dire d'une série télévisée
comme Urgence, d'un disque de Ginette Reno, d'un spectacle de Daniel
Lemire, d'un livre d'Anne Hébert, d'une exposition sur les pelouses
en Amérique du Nord? Même si notre élite grince des
dents à l'idée d'apposer un terme aussi réducteur,
ce sont tous des produits de consommation.
Lorsqu'on achète un frigo on s'attarde à sa marque de commerce,
son volume intérieur, son prix et sa couleur. Par contre, lorsqu'on
achète un livre on s'attarde à son auteur, son genre, son
prix et quelquefois, son allure générale. Mais... à
bien y penser, il n'y a pas tant de différence que ça! Frigidaire
vs Yourcenar! Contenu pour contenu! Le prix: toujours important! Et puis
l'esthétisme de l'objet... toujours préférable d'avoir
un bel objet que d'en avoir un tout croche! Alors, il est où le
problème?
Il s'en fait beaucoup de ces produits qu'on subventionne à tour
de bras et qui ne sont accessibles qu'à une petite clique d'initiés
(souvent les proches de l'artiste). La majorité des contribuables
n'ont pas vu le centième de ce qu'il se fait en spectacles de danse
actuelle, en concerts électro-acoustiques, en films d'auteurs, en
émissions de télé « documentant
la démarche de groupes de femmes qui tentent d'exorciser le traumatisme
d'un viol par la danse » ou en installations «
semi-interactives visant à favoriser un cadre de réappropriation
de l'espace urbain ». Et pourtant, ils y contribuent
largement par le biais de leurs taxes. Tous ces produits de consommation
qui sont subventionnés et qui ne font « vibrer »
qu'une infime partie de la population seraient menacés par l'AMI.
Et le grand responsable? Oncle Sam bien entendu!
« Sans la clause d'exception culturelle, nous ne pourrions
plus nous opposer au rouleau compresseur américain »(1),
« La culture des nations va être écrasée
par le gigantisme du McEntertainment des Américains »(2),
« Nous sommes menacés par l'ogre américain
»(3). Seul commentaire
intelligent dans ce torrent d'énormités: « Soyons
réalistes, nous adorons la culture américaine (...) Il ne
faut pas diaboliser l'entertainment américain et cesser d'avoir
des complexes par rapport à la culture anglo-saxonne. »(4)
Et vlan!
If you can't beat them, join them
Adolescent, j'ai fréquenté durant quelques années
l'école secondaire Marie-Anne, une sorte de grosse polyvalente reconnue
pour abriter les pires cas de délinquance de la métropole.
L'une de mes stratégies de survie (!) fut de me lier
d'amitié avec quelques-uns de ces gros « méchants
», question de passer à travers mon séjour sans
trop d'égratignures et la tête tranquille. J'aurais très
bien pu prendre une approche « victimisante »
et vivre des années d'enfer (j'avais tout de la victime: j'étais
petit et gros – le genre qu'on adore bousculer dans les cases), mais j'ai
décidé de jouer safe et de m'ouvrir à la diversité!
Une stratégie qui s'est avérée être très
bénéfique à long terme.
Le cinéma québécois (ou français) ne deviendra
jamais plus important que le cinéma américain. Les Québécois
ne cesseront jamais de regarder la télé américaine,
ni ne cesseront de consommer de la musique américaine et des blockbusters
américains. À moins que la ministre Beaudoin n'intervienne
personnellement pour nous forcer à consommer « maison
», les choses vont demeurer les mêmes. La francophonie
n'a qu'une seule carte à jouer; celle de l'originalité. Offrez-leur
des produits originaux et ils se déplaceront!
Une culture non subventionnée sera plus en mesure de se tailler
une place dans un monde de plus en plus global. Elle sera beaucoup moins
sclérosée et bureaucratique, beaucoup plus dynamique et provocante.
« Mais si on n'aide pas notre culture, elle va disparaître!
», nous répliquera-t-on. Pourtant, si les créateurs
se concentraient sur leur écriture plutôt que sur la rédaction
de formulaires gouvernementaux qui répondent aux goût des
fonctionnaires, ça se ressentirait jusque dans leur art. Une fois
le réflexe de dire « le gouvernement va s'en
occuper! » disparu, d'autres mécanismes se mettent
en place pour assurer un rayonnement de la culture. Des investisseurs ou
des fondations y trouvent leur compte.
Au lieu de chialer contre l'AMI et de chercher des moyens compliqués
de régler un problème qui n'en est pas vraiment un, les artistes
québécois gagneraient à offrir un produit différent
dans un marché libre et planétaire. Au lieu de focusser sur
nos faiblesses et de les engraisser avec leurs craintes et leurs préjugés,
ils gagneraient à adopter une approche plus positive et optimiste.
Pourquoi tant de gens vont courir voir Armageddon cet été?
Parce qu'ils pourront se perdre dans la confusion et le sentiment qu'il
n'y a plus d'espoir durant quelques heures, tout en sachant très
bien que les héros vont trouver un moyen de sauver la Terre... encore
une fois.
1. Louis Poulhez, porte-parole
du ministère français de la Culture, cité dans «
L'exception qui fait la règle », VOIR, 25 juin 1998.
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2. Anne McCaskill, consultante
auprès du ministère canadien du Patrimoine, idem.
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3. Pierre Curzi, président
de l'Union des Artistes du Québec, idem.
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4. Hervé Rony, porte-parole
de la Société nationale des éditeurs phonographiques,
idem. >> |
(*) Gilles Guénette est diplômé
en communication et éditeur du QL.
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