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Il est toutefois fort peu probable que le beau texte rationnel de la Cour et l'avalanche de commentaires légalistes qui l'ont suivi aient convaincu un seul séparatiste d'abandonner la foi et de retirer son appui à un projet aussi risqué. Se faire dire que la loi vous permet ou vous empêche d'agir d'une certaine façon est une chose – une chose encore plus abstraite dans le cas d'une action collective, où l'on peut toujours faire choir la responsabilité sur les autres –, comprendre pourquoi et en tirer les conclusions logiques dans sa conscience en est une autre. Pourquoi, en effet, devrait-on accepter ces contraintes légales? Quelle est leur utilité, leur pertinence? Ultimement, ce n'est pas simplement parce qu'il faut obéir à l'autorité qu'on doit s'y conformer, mais bien pour des raisons morales. Ce n'est pas la possibilité de boire du Coca-Cola, de prendre l'avion vers le sud en hiver, ni même d'avoir l'eau courante et de pouvoir se laver régulièrement, qui fait la différence entre la barbarie et la civilisation. C'est la règle de droit. Chez les barbares (dans la préhistoire comme aujourd'hui), c'est la loi du plus fort qui sévit. L'ordre toujours précaire n'est maintenu que par la soumission à la terreur, la peur des représailles. L'arbitraire domine toute relation entre les hommes de pouvoir et la masse. Il n'y a pas de citoyens, que des assujettis. Dans les sociétés civilisées au contraire, le droit régit les rapports entre les individus et entre ceux-ci et le pouvoir (cf. la Déclaration américaine des droits, p. 8). Si je veux obtenir un bien qui t'appartient, je ne te donne pas un coup de massue sur la tête pour le voler, je négocie pour l'acheter ou l'échanger s'il est disponible. Si je me sens lésé, je ne me fais pas justice seul, je m'en remets à une procédure légale qui permettra de régler pacifiquement – et, en général de façon équitable – le différend. Lorsque la très grande majorité (si on exclue les criminels, terroristes et autres déviants) des citoyens se conforment à ces règles et respectent les contrats qui en découlent, l'ordre et la paix peuvent exister dans une société. Mieux encore, il n'y a pas d'autre façon d'assurer la liberté individuelle; dans l'arbitraire et l'insécurité permanente, personne n'est libre. La situation est la même au chapitre des rapports politiques, des conflits entre groupes et communautés: sans la règle de droit, c'est l'anarchie ou la guerre civile. C'est pour cette raison que les pays se donnent des constitutions très difficiles à changer, pour que les règles fondamentales qui régissent la vie en société ne soient pas constamment remises en question par une faction ou une autre qui voudra les modifier à son profit. Dans ce contexte, la règle de 50%+1 a une valeur toute relative. Si elle permet des changements réguliers et ordonnés de gouvernements (qui restent tous soumis à la loi constitutionnelle dans leurs actions législatives), il est absurde de vouloir s'en servir pour modifier les droits ou les procédures fondamentales elles-mêmes. Tyrannie de la majorité Le ministre québécois des Affaires intergouvernementales Jacques Brassard et le premier ministre Lucien Bouchard ont répété toute la semaine qu'il n'y a qu'une seule règle en démocratie, celle du 50%+1. Il est pourtant facile de démontrer que ce n'est pas le cas. Un peu plus de la moitié de la population pourrait-elle, par exemple, décider d'abolir la démocratie et d'instaurer une dictature? Le ministre serait-il d'accord pour appuyer la légitimité d'une démarche référendaire où une majorité simple déciderait d'expulser les Juifs et les homosexuels du pays? Et si tous les hommes et suffisamment de femmes réactionnaires décidaient de retirer le droit de vote aux femmes? On peut regarder le problème sous un autre angle, celui de la définition du groupe au sein duquel doit se constituer la majorité. Pourquoi en effet l'entité Au-delà du pour et du contre de l'indépendance du Québec, ce sont ces interrogations qui devraient hanter la conscience des séparatistes. On ne peut en effet discuter de l'indépendance en faisant abstraction du processus lui-même et de sa légitimité morale. Le coup de force que constituerait une démarche sécessionniste fondée sur une mince majorité de 50% et quelques voix – le scénario le plus probable – ne pourrait que déboucher sur une forme d'anarchie et briser le contrat social qui maintient aujourd'hui cette société en paix. Un cheminement personnel On me permettra de conclure sur une note plus personnelle. C'est précisément cet argument qui m'a finalement convaincu, il y a quelques années, de renoncer à l'idéal indépendantiste. Les conséquences possiblement désastreuses d'une rupture qui n'aurait pas l'assentiment d'une forte majorité de Québécois m'ont toujours paru l'une des principales déficiences du projet. Lorsque j'ai écrit il y a dix ans un livre (publié en 1994) qui mettaient de l'avant une Il ne suffit pas simplement, en effet, d'atteindre le chiffre magique de 51 p. 100 des voix, ou même de 55 ou 60 p. 100, qui permettrait à un gouvernement du Québec de déclarer l'indépendance. On voit mal comment le potentiel que nous avons décrit pourrait se réaliser si ce réaménagement politique répugne à plus de 40 p. 100 des citoyens du nouveau pays. Si des dizaines de milliers de Québécois non francophones ont quitté le Québec, depuis deux décennies, parce qu'ils se sentaient étrangers à l'évolution de cette société, on peut prévoir que des dizaines de milliers d'autres feront la même chose s'ils ne sont pas convaincus d'avoir un rôle à jouer au sein d'un Québec indépendant. Seuls les nationalistes traditionalistes, ceux qui considèrent encore le Québec comme le territoire exclusif de l'ethnie canadienne-française, peuvent se réjouir d'une telle perspective.(1)Évidemment, à l'époque, personne ne parlait de la légalité de la démarche sécessionniste et c'est seulement en termes sociologiques que j'y trouvais à redire. Le premier auteur à avoir présenté ce problème à un plus large public est Jean-Pierre Derriennic, professeur à l'Université Laval, dans un petit livre publié au début de 1995 où il discute notamment des limites légales et morales de cette règle du 50%+1. Lorsque je me suis rendu compte, à la suite de l'élection du Parti québécois à l'automne 1994 et pendant le cirque des commissions régionales sur le projet de souveraineté-partenariat qui ont suivi, que ma vision non nationaliste n'avait aucun avenir, c'est la lecture de ce livre qui m'a finalement convaincu de changer d'allégeance politique. Les quelques paragraphes de la fin, où sont résumés les principaux arguments, donnent les raisons profondes pour lesquelles les séparatistes devraient accepter de se conformer au jugement de la Cour suprême: Si une majorité de Québécois vote en faveur de la séparation et si celle-ci a lieu, il restera entre 25% et 45% des habitants d'un Québec indépendant qui seront mécontents ou furieux de ne plus vivre au Canada. Leur insatisfaction sera pour le nouvel État un problème plus grave que ne l'est aujourd'hui, pour le Canada, l'insatisfaction des indépendantistes québécois. 1. Martin Masse, Identités collectives et civilisation. Pour une vision non nationaliste d'un Québec indépendant, Montréal, VLB Éditeur, 1994, p. 159. 2. Jean-Pierre Derriennic, Nationalisme et démocratie. Réflexion sur les illusions des indépendantistes québécois, Montréal, Boréal, 1995, p. 140-141.
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