Montréal, le 26 septembre 1998
Numéro 21
 
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 LE MARCHÉ LIBRE
 
LES MANGEOIRES
PUBLIQUES*
  
par Pierre Desrochers
  
 
          Les politiques agricoles de nos gouvernements ont fait les beaux jours des syndicats de producteurs et des fonctionnaires qui redistribuent dans les poches d'un petit groupe d'exploitants des sommes importantes soutirées à l'ensemble des contribuables. Dans une lettre ouverte publiée en juillet 1997, le vice-doyen de la faculté des sciences de l'agriculture et de l'alimentation de l'Université Laval soulignait les effets bénéfiques de ces politiques de régulation: « Parce que cette régulation a été mise en place progressivement, les agriculteurs ont eu foi en l'avenir et ont pu décider de leurs investissements dans la modernisation de leurs exploitations dans un climat de confiance. »(1) Dénonçant les ultralibéraux « s'abreuvant davantage à une idéologie intégrale qu'à une analyse rigoureuse des données ou une observation objective des faits », le bon docteur ajoutait qu'il n'y aurait d'avenir pour l'agriculture québécoise que s'il était partagé par toute la société. 
          Or, comme nous l'avons constaté lors du blocage de l'autoroute 20, cet avenir implique l'extorsion annuelle d'une cinquantaine de millions de dollars supplémentaires pour soutenir la production porcine québécoise, présentée jusqu'à tout récemment comme le fleuron de notre monde agricole.(2) Plutôt avares de mea culpa, nos éleveurs de cochon ont blâmé l'effondrement des marchés extérieurs et un gouvernement provincial ayant considérablement réduit ses contributions à l'assurance stabilisation. Nos exploitants agricoles se croient donc bien en droit de demander une aide d'urgence substantielle jusqu'à ce que la conjoncture s'améliore.
 
La vraie cause du problème 
  
          La situation n'est évidemment pas aussi simple. En fait, quiconque s'est un peu intéressé à l'industrie porcine au cours des dernières années voyait la tempête venir. Le Devoir titrait ainsi en manchette le 7 avril 1997 que « les producteurs de porc [étaient] dans une situation très précaire » suite à des compressions budgétaires de plus de 64 millions de dollars dans le régime d'assurance stabilisation. Charles Proulx, le président de la Fédération des producteurs de porc (FPP), prédisait alors à court et à moyen terme la disparition de bon nombre de petites entreprises ou leur fusion pour créer des méga-porcheries calquées sur le modèle américain. « Le problème », disait-il, « c'est qu'on ne verra pas les impacts de ces coupures tout de suite. Ils apparaîtront dans quelques années du seul fait que les taux d'endettement des producteurs ne sont pas encore trop élevés. Cependant, ils risquent de grimper sérieusement au cours des ans entraînant la faillite de certaines exploitations. » Ce que le président de la FPP voulait réellement dire, c'est qu'une baisse importante des prix mondiaux du porc, qui ne serait désormais plus compensée financièrement par le gouvernement provincial, mettrait plusieurs producteurs peu compétitifs dans une situation précaire. L'effondrement des marchés asiatique et russe n'aura donc agi que comme catalyseur d'une crise inévitable. 
  
          Nous sympathisons évidemment avec la détresse de bon nombre de producteurs porcins, des gens subventionnés certes, mais le plus souvent très travaillants. Doit-on toutefois leur avancer une aide d'urgence? On pourrait peut-être justifier une mesure ponctuelle si la chute des prix du porc n'était que passagère. Investir l'argent des contribuables en nouvelles subventions directes et indirectes aux syndicats agricoles ne réglerait toutefois rien, car on n'attaquerait pas les véritables racines du problème. Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que la surproduction actuelle et la crise d'endettement des petits exploitants est l'aboutissement logique de nos politiques agricoles. 
  
          Dresser la liste des programmes dont ont bénéficié les producteurs québécois et canadiens et les ayant amené à trop investir dans le cochon serait bien trop fastidieux. On peut toutefois rappeler que les producteurs de porc américains (eux-mêmes bien gavés aux mangeoires publiques!) accusaient en 1988 leurs compétiteurs canadiens de bénéficier d'au moins 29 programmes de subventions. On mentionnera aussi que nos producteurs de porc ont pu profiter de prix plancher grâce aux très coûteux programmes d'assurance revenu financés à plus de 66% par les gouvernements provincial et fédéral. Nos exploitants ont ainsi reçu de l'ensemble des contribuables plus de 305 millions $ depuis 1995 grâce à un programme qualifié par l'éditorialiste Alain Dubuc de « fraude institutionnalisée » et de « gaspillage de fonds publics ».(3) Un système de préattribution a également été élaboré dans le domaine de la mise en marché il y a quelques années pour que les parts de marché des abattoirs actuels soient essentiellement fixes. 
  
Le confort de la dépendance 
  
          Les privilèges consentis aux éleveurs par nos gouvernements auront finalement incité bon nombre d'entre eux à trop investir dans leurs installations. Si l'on a réussi à exporter des millions de porcs québécois au cours des quinze dernières années, on oublie trop souvent de dire que se sont les contribuables québécois qui ont subventionné massivement le bacon des consommateurs américains et japonais. Le problème toutefois, c'est que l'on ne peut pas forcer les consommateurs étrangers à manger du porc québécois s'ils décident, pour une raison ou une autre, de passer à autre chose. 
  
          La surproduction québécoise de porc a également eu des impacts environnementaux désastreux. On oublie en effet un peu trop facilement que les producteurs de porc étaient en train d'intoxiquer les principaux bassins versants de la vallée du Saint-Laurent il y a quelques années et qu'il a fallu que les trois paliers de gouvernement investissent des centaines de millions de dollars pour construire des fosses à purin et de nouvelles usines de filtration pour prévenir une tragédie écologique. Les subventions aux producteurs de porc nous auront donc coûté très cher en installations supplémentaires pour amortir l'impact environnemental de leur surproduction. 
  
          Quelle devrait alors être la politique de nos gouvernements? Il n'y a évidemment qu'une seule approche viable à long terme: couper toutes les subventions au monde agricole et mettre les fonctionnaires de l'agro-alimentaire à la porte. Une telle politique provoquera évidemment plusieurs faillites. Elle aura toutefois le mérite de forcer certaines fusions et de récompenser les producteurs les plus efficaces, ce qui n'est pas le cas actuellement. L'émergence de méga-porcheries ne sera pas un drame, car elles ont davantage les moyens de prévenir les dommages environnementaux, tout en assurant un rythme de vie souvent plus intéressant à leurs employés que les exploitations familiales. On peut toutefois espérer que les institutions financières, qui ont elles aussi beaucoup à perdre dans cette histoire, ne tireront pas sur la plug trop rapidement. Car il sera dans leur intérêt d'attendre que leurs clients les plus dynamiques commencent à diversifier leur production pour répondre aux véritables attentes des consommateurs – ce qu'ils auraient fait depuis longtemps dans une véritable économie de marché, n'en déplaisent aux chantres de la gestion publique du monde agricole. 
  
  
1. Guy Debailleul, « Contre l'ultralibéralisme dans les champs », Le Devoir, 21 juillet 1997, A7. 
2. La Fédération des producteurs de porc (FPP) avançait ainsi il y a quelques mois 
    que près de 60% de la production de ses membres était destinée à l'exportation, 
    que ceux-ci généraient des revenus annuels de plus d'un milliard de dollars, 
    près de 31 000 emplois et des retombées économiques directes et indirectes 
    de plus de 2,7 milliards par année (La Presse, 23 septembre 1998 et Le Devoir, 7 avril 1997). 
3. La Presse, 23 septembre 1998. 
 
(*) L'article sur la Grande Dépression annoncé dans le dernier numéro du QL sera publié dans le prochain. 
  
  
 
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