Montréal, le 7 novembre 1998
Numéro 24
 
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.   
   
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.   
      
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.      
  
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.     
 
 
 
 
 
ÉDITORIAL
 
LES ABONNÉS DE L'ÉTAT
  
par Martin Masse
 
 
« Mais qui sont les abonnés de l’État dont parle M. Charest? 
Nous nous sentons tous un peu visés, nous sommes tous 
un peu abonnés à l’État. » 

Lucien Bouchard 
  
  
          C'est par ce commentaire stupéfiant de candeur que Lucien Bouchard réagissait, la semaine dernière, à une déclaration du chef libéral, qui disait que les politiques proposées par son parti allaient déranger ces « abonnés de l'État qui pendant des années ont multiplié les structures et qui croient qu'il faut davantage d'intervention de l'État ». Le premier ministre poursuivait son interrogation en nommant quelques-uns des bénéficiaires de l'action gouvernementale: « Les étudiants qui ont des prêts et bourses? Les mères qui reçoivent des allocations familiales? Les familles qui profitent des garderies à 5$? Les démunis qui touchent des prestations d'aide sociale? » Il aurait bien sûr pu continuer pendant plusieurs minutes, de quoi remplir au moins le reste de cette page.  

          Bien peu de citoyens peuvent en effet affirmer, aujourd'hui, qu'ils ne sont pas « abonnés » à l'État d'une façon ou d'une autre. Allocations, subventions, déductions fiscales, prêts sans intérêt, services étatisés, programmes de ci ou de ça, plans d'aide, investissement dans la R&D ou le développement régional, quotas, accès privilégiés à des emplois: les moyens utilisés par les gouvernements pour intervenir dans tous les secteurs de l'économie et de la vie des citoyens n'arrêtent pas de se multiplier. Il suffit de passer en revue tous les Prix béquille décernés par le QL depuis huit mois pour s'en convaincre.  

          Lucien Bouchard a peut-être fait ce commentaire sans trop y réfléchir; mais, consciemment ou non, il a mis le doigt sur le facteur principal qui fera qu'il sera probablement toujours chef de gouvernement le soir du 30 novembre.

Un point de non-retour 
  
          Les politiques interventionnistes pratiquées par tous les gouvernements de la province depuis la Révolution tranquille nous ont en effet amené à un point proche du non-retour, un point où il devient extrêmement difficile de convaincre une majorité de voter pour renverser la situation. Il y a quelques décennies, l'action des gouvernements visait surtout les plus démunis. Avec le développement de l'État-providence, ce sont les classes moyennes qui ont surtout profité des nouveaux programmes mis en place. Aujourd'hui, même le milieu des affaires, traditionnellement plus sceptique devant les vertus de l'interventionnisme, ne fait plus rien d'autre que pleurnicher et manger dans la main des ministres et des dirigeants des multiples sociétés qui distribuent les fonds publics. 

          Avec un peu de logique, chacun peut évidemment comprendre que l'argent distribué par le gouvernement ne tombe pas du ciel, qu'il provient des taxes payées par les mêmes citoyens. Mais la logique n'a justement plus grand-chose à y voir. Il y a d'abord un effet de corruption morale: les citoyens perdent le sens des responsabilités, finissent pas se complaire dans cette situation de dépendance où des gens haut placés leur disent qu'ils vont s'occuper de leurs besoins, surtout lorsque le discours dominant justifie tout cela avec de beaux mots comme « compassion », « solidarité », « progrès social », etc. Mais même pour ceux qui seraient d'accord en théorie avec la nécessité de sortir de ce cercle vicieux, le passage du discours à la pratique n'est pas évident. La justification est toujours la même: aussi longtemps que le système fonctionne de cette façon – et l'action d'une personne ou d'un petit groupe n'y changera rien – pourquoi ne pas jouer le jeu? Pourquoi faire des sacrifices, me priver de quelque chose de disponible, alors que je vais continuer à payer de toute façon pour que le voisin en profite? C'est ce que répètent par exemple les gens d'affaires qui préféreraient que toutes les subventions disparaissent, mais qui ne peuvent se permettre de laisser leurs concurrents en profiter à leurs dépens aussi longtemps qu'ils y en a. 
  
          Les pratiques interventionnistes – ou « le modèle québécois », pour employer le vocabulaire démagogique de Lucien Bouchard – ont donc permis de créer toute une catégorie de citoyens qui ont intérêt à ce que cette situation se poursuivent. Il y a d'abord toute la classe des assistés sociaux, bénéficiaires de divers programmes et employés de l'État, dont le revenu provient directement des deniers publics. Comme le dit le premier ministre, ces gens se sentiront toujours directement visés par toute tentative de réduire les avantages de leur « abonnement » et auront fortement tendance à appuyer les partisans de la « compassion » et de la « solidarité » puisque l'épaisseur de leur portefeuille en dépend. Ce groupe constitue maintenant au moins un tiers de la population totale. 

          Lorsqu'on ajoute les contribuables qui ont l'impression de recevoir plus en service qu'ils ne donnent en impôts et tous ceux dont l'activité dépend directement d'un bienfait étatique quelconque – un parent à faible revenu qui bénéficie des garderies à 5$, par exemple, ou un entrepreneur subventionné – on dépasse vite la proportion de 50%. On peut même ajouter à ce groupe ceux qui ont l'impression de se faire avoir et de toujours payer plus pour obtenir moins de services, mais qui ont gobé le discours dominant et qui croient que c'est effectivement en intervenant plus que le gouvernement réussira à « créer » plus d'emploi et de richesse. Un gouvernement interventionniste qui veut se maintenir au pouvoir n'a plus qu'à continuer à entretenir cette majorité de la population et à la garder satisfaite – ou à l'épouvanter suffisamment avec les sombres desseins des « néolibéraux » qui voudraient revenir au « capitalisme sauvage ». Pire encore, il est peut-être déjà trop tard pour renverser le mouvement vers toujours plus d'étatisme, du moins à court et à moyen termes. 

La modération n'a pas meilleur goût 

          Dans ce contexte en effet, un parti libéral qui propose de réduire le rôle de l'État n'a presque plus de chance d'être élu. On le voit bien depuis le début de la campagne au Québec: chaque fois que Jean Charest s'est risqué à remettre en question un « acquis », les parasites concernés ont jeté les hauts cris et les péquistes en ont profité pour faire valoir qu'ils seraient plus généreux. Le chef libéral a déjà changé le ton de son discours, en mettant plus d'accent sur la question référendaire et sur des solutions plus positives – c'est-à-dire interventionnistes – pour régler les problèmes dans la santé, l'éducation ou le travail autonome. Mais en bout de ligne, même en modérant son discours – déjà excessivement modéré d'un point de vue libertarien – Jean Charest ne s'assure pas nécessairement d'appuis supplémentaires. Il concède d'une certaine façon que c'est l'approche interventionniste qui est la meilleure et à ce jeu, les péquistes auront toujours l'avantage. En se battant sur le terrain de l'adversaire plutôt que sur le sien, un politicien libéral donne tout simplement l'impression d'avoir moins de compassion, moins de solidarité, moins de générosité. Il ne convainc personne des avantages du libéralisme, mais il n'arrive pas non plus à dissiper la peur ou la suspicion des abonnés de l'État. 
  
          Un Parti libéral qui a fait les plus gros déficits de l'histoire du Québec, qui a abandonné il y a longtemps les principes libéraux les plus élémentaires, qui prône simplement un interventionnisme un peu plus modéré que celui du PQ, qui a contribué pendant des années à augmenter le nombre des dépendants de l'État, n'a tout simplement plus en sa possession les armes idéologiques pour abattre le monstre qu'il a aidé à créer. À plus long terme, il n'y a pas d'autres façon de réussir qu'en mettant fin aux compromis et en revenant à des principes fondamentaux. 

          Maggie Thatcher a, elle, eu le courage de tenter de renverser la vapeur. Dans une entrevue à l'Observer avant son élection en 1979, elle disait ce que Jean Charest n'ose pas dire: « Si quelqu'un vient me voir et me demande: “Qu'allez-vous faire pour moi?” Je réponds: “La seule chose que je vais faire pour vous, c'est de vous rendre plus libre de faire des choses pour vous-même. Si vous ne pouvez pas le faire, alors je suis désolée, je n'ai rien d'autre à vous offrir.” » Ce serait prendre un grand risque de dire cela aujourd'hui, et peut-être s'assurer une défaite encore plus cuisante. Mais le pari pourrait au moins porter fruit un jour, surtout si les libéraux se mettaient à vraiment expliquer les avantages de la liberté et des solutions fondées sur le libre marché, au lieu de toujours céder aux pressions des groupes d'intérêt quémandeurs. Aussi longtemps toutefois que personne, dans la sphère politique, ne contestera systématiquement l'idée que les gouvernements « créent » des emplois et de la richesse, comment peut-on espérer qu'une majorité appuiera quelqu'un qui arrive soudainement sur la scène pour dire le contraire pendant seulement quelques jours au début d'une campagne électorale? 

          Seule une véritable révolution intellectuelle mènera à des changements à long terme. Une contre-culture libertarienne qui pourra se présenter comme une alternative lors des crises qui viendront inévitablement, lorsque suffisamment de gens douteront pour appuyer enfin des changements plus radicaux. On peut toujours rêver et espérer que Jean Charest choisira d'appuyer une stratégie semblable après la défaite qui se profile à l'horizon. Entre-temps, si une renaissance des idées de liberté doit avoir lieu, c'est uniquement ici, au QL, que se trame la révolution. 
  
  
 
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
 
  
Le Québec libre des 
nationalo-étatistes 
 
          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »  

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 

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