Montréal, le 21 novembre 1998
Numéro 25
 
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 LE MARCHÉ LIBRE
 
RECHERCHE SCIENTIFIQUE:
BACON VS SMITH
  
par Pierre Desrochers
  
  
          On a beaucoup décrié dans certains milieux les coupures importantes dont ont été l'objet au cours des dernières années les trois principaux conseils subventionnaires du gouvernement fédéral, soit le Conseil de recherches médicales (CRM), le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) et le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH). Certains alarmistes ont même été jusqu'à nous annoncer un nouvel exode des cerveaux et une diminution considérable de la création d'emplois au Canada pour la prochaine décennie.(1) 
          Sans entrer dans les détails, l'argumentation des opposants aux coupures est la même qui avait justifié la création de ces organismes. On affirme donc que la recherche fondamentale/universitaire est essentielle à la croissance économique, mais parce que la science est un « bien public » (i.e. que sa « consommation » par un individu ne diminue en rien la consommation qu'en fera un autre individu), aucune entreprise privée motivée par le profit n'investira dans le domaine. Le financement public de la recherche fondamentale devient dès lors essentiel pour corriger cette « défaillance » du libre marché et pour promouvoir l'innovation technique.
 
          Le problème, c'est que l'importance économique réelle de la recherche universitaire pour la mise au point de nouvelles technologies commercialisables est – et a toujours été – le plus souvent marginale. On ne compte en effet plus les études sérieuses menées dans les facultés de gestion, de génie et d'histoire des techniques, sans parler des commentaires acerbes de nombreux dirigeants d'entreprises, ayant démontré hors de tout doute que la recherche universitaire est coupée des préoccupations courantes des entreprises et des consommateurs et qu'elle n'a le plus souvent aucun intérêt, même lointain, pour l'innovation technique. Les tenants de l'économie de marché ayant développé un intérêt pour les politiques scientifiques ne pouvaient toutefois que déplorer l'absence d'une recension systématique et accessible de cette littérature critique. 
  
          Ce défi a toutefois été relevé de brillante façon par un biochimiste clinique britannique, le docteur Terence Kealey qui a publié en 1996 The Economic Laws of Scientific Research.(2) Kealey résume bien la teneur de son livre dans le premier paragraphe de sa conclusion: 
  
If this book has a message it is this: relax. Economic, technical and scientific growths are free lunches. Under laissez-faire they just emerge, like grass after the rain, through the efforts of individual entrepreneurs and philantropists. Once the State has initiated the rule of law and sensible commercial legislation, the goodies will flow – and laissez-faire is morally superior to dirigisme as it maximises the freedoms and responsibilities of the individual (p. 344).
  
La vision linéaire de Bacon 
  
          L'ouvrage de Kealey est construit sur une structure manichéenne opposant deux visions radicalement divergentes du progrès technique. La première est la « vision linéaire » que le chercheur britannique attribue à l'avocat et politicien Francis Bacon (1561-1626). Selon cette vision des choses, les avancées techniques résultent essentiellement d'un processus hiérarchisé dominé par le travail des scientifiques. 
  
 
Science fondamentale financée par l'État
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Science appliquée
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Invention technologique
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Innovation
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Diffusion des nouveaux produits et techniques de production.
  
  
          Bien que la plupart de ses écrits sur le sujet datent du début du 17e siècle, Bacon se fit l'apôtre du financement public de la recherche fondamentale. Il prescrit ainsi tout un ensemble de mesures allant de la création de centres de recherche à une augmentation du salaire des universitaires-chercheurs. L'ascendant de la vision baconnienne de la science a au fil des siècles été dominant chez la plupart des politiciens et des chercheurs en sciences sociales, tout en ayant un intérêt certain pour les chercheurs en sciences appliquées et les administrateurs d'université et les fonctionnaires de la recherche. On ne s'étonne donc pas que ces derniers, sans doute sincèrement convaincus de l'importance de leurs travaux, l'aient adopté sans ménagement et que ce discours ait toujours la cote auprès de la plupart des journalistes et des intellectuels. 
  
          Il y a cependant une autre vision de l'innovation technique selon laquelle elle émane principalement des praticiens oeuvrant dans les entreprises privées. Kealey en attribue la première formulation à nul autre qu'Adam Smith (1723-1790) qui, dans son classique La Richesse des Nations, inversa complètement la façon d'interpréter les avancées techniques. Selon Smith, la source la plus importante des avancées techniques est l'ingéniosité des utilisateurs de machinerie, qu'ils soient simples ouvriers, mécaniciens ou ingénieurs. Ces derniers résolvent ainsi continuellement nombre de problèmes, tout en concevant de nouveaux produits et procédés en se basant sur leur bagage d'expériences pratiques. Les utilisateurs de machines ne sont toutefois pas les seuls innovateurs, car les fabricants de machines n'ont également de cesse de perfectionner leurs machines pour les rendre plus attrayantes, économique et fonctionnelles. Et selon Smith et ses disciples, la recherche académique n'occupe qu'une place tout à fait secondaire dans l'innovation technique – ce qui ne veut évidemment pas dire que certains scientifiques n'ont pas occasionnellement contribué à certaines avancées techniques importantes. 
  
          Confrontant continuellement ces deux visions du progrès technique, Kealey passe notamment en revue les techniques médiévales, les avancées communément associées à la Révolution industrielle et les politiques scientifiques du vingtième siècle. Son verdict, appuyé sur une documentation copieuse, est sans appel. Toutes les recherches sérieuses sur l'innovation confirment qu'Adam Smith l'emporte d'emblée sur Francis Bacon. Bien que la recension de Kealey soit incomplète, il fournit néanmoins une documentation remarquablement fouillée confirmant que la plupart des avancées techniques ne doivent que peu de choses au travail des scientifiques. On peut également ajouter à la bibliographie de Kealey les travaux du professeur Eric Von Hippel du Massachussetts Institute of Technology qui a souligné l'importance primordiale des « usagers » pour l'innovation technique dans tous les domaines dits de « haute technologie ».(3) Ou encore que toutes les études sérieuses sur les entreprises de haute technologie de la Silicon Valley californienne démontrent hors de tout doute que la recherche universitaire – contrairement à la « production » d'étudiants de fort calibre – est tout à fait marginale pour les entreprises de la région.(4) Bien qu'il s'agisse là d'une conclusion qui puisse surprendre plusieurs membres de nos « élites naturelles », force est de constater qu'il y a de la vie intelligente n'ayant pas ou peu de formation universitaire et travaillant dans les entreprises privées. 
  
Des subventions inefficaces 
  
          Kealey nous rappelle également que l'immense majorité des grands chantiers technologiques gouvernementaux ont été des gouffres financiers sans retombées majeures. Que les scientifiques ont généralement mieux appris des techniciens et des ingénieurs que l'inverse. Que ce n'est pas parce que la recherche scientifique est disponible qu'elle est gratuite – de la même façon que les firmes d'avocats ont besoin de personnel compétent pour faire une recherche juridique de qualité, les entreprises ont besoin d'engager des scientifiques compétents pour se tenir au fait des dernières avancées dans une foule de domaine et pour être capable d'utiliser les nouvelles connaissances. Et comme le rappelle Kealey, il n'y pas de meilleure façon de devenir compétent que de faire soi-même de la recherche, ce qui nous assure que les entreprises feront toujours de la recherche fondamentale. 
  
          Kealey est également très critique du processus régulier d'attribution des subventions des agences gouvernementales. Il rejoint en cela les propos d'un physicien réputé, Rustum Roy, qui décrivait en 1996 dans un éditorial de la prestigieuse revue Science les procédures des agences gouvernementales comme étant « the world's most inefficient system for funding of research ». Ce que ces deux chercheurs – qui se font en fait l'écho de plusieurs de leurs collègues voulant sortir des sentiers battus – nous rappellent, c'est que la plupart des avancées scientifiques importantes ont été le fait de chercheurs sortant des sentiers battus en suivant essentiellement leur intuition et leur créativité. Or l'ennui avec l'évaluation par les pairs telle que pratiquée par les agences gouvernementales, c'est qu'elle ne tend qu'à financer les recherches les plus conformistes et les plus proches des préoccupations d'un old boys' network. Les propositions vraiment originales, ce que les évaluateurs des agences surnomment dédaigneusement les « trust-me proposals », ne remportent jamais l'assentiment des autorités subventionnaires. Or si historiquement les recherches les plus originales ont été soutenues par des mécènes privés, le rôle de ces derniers est aujourd'hui moins important en raison de l'intervention gouvernementale à tous les niveaux. 
  
          La dernière contribution importante de Kealey, c'est de nous rappeller que le libre marché est bien plus essentiel à la croissance économique que le financement public de la science. Kealey illustre ce fait de façon convaincante en comparant les performances économiques de la Suisse et du Japon, pays où le financement public de la science est tout à fait marginal, à l'URSS et l'Inde, régimes où les scientifiques ont fait l'objet d'une attention particulière des décideurs de l'État. La production de nouvelles connaissances n'est en effet qu'une composante parmi d'autres de la croissance économique. Il faut encore mettre sur les tablettes un produit commercialement viable. Et le fait demeure qu'il n'y a encore aucune alternative valable à l'économie de marché pour coordonner les actions de millions d'individus dans toutes les sphères de la société pour réunir des ressources et distribuer les nouveaux produits. 
  
          L'ouvrage de Kealey n'est évidemment pas sans reproche. Le ton de l'auteur dégage ainsi une certaine supériorité tacite qui est sans doute attribuable à son éducation au sein de l'élite anglaise – son sens de l'humour tout à fait British le rend toutefois bien plus sympathique en personne. Le monde décrit par Kealey est également celui de la recherche académique et des grandes entreprises. Son analyse économétrique des données de R&D et des statistiques de brevets n'a ainsi que peu de pertinence pour la sphère des PME et des inventeurs autonomes. Et enfin, sa recension de la littérature est incomplète. 
  
          On espère néanmoins que l'ouvrage de Kealey, contrairement aux contributions d'autres auteurs britanniques iconoclastes des dernières décennies (notamment J.D. Bernal et Michael Fores), contribuera à relancer sur de nouvelles bases la problématique du financement public de la recherche fondamentale. Comme l'on pouvait s'y attendre, son livre a cependant été victime d'attaques souvent violentes de la part des partisans des politiques scientifiques.(5) Si ces derniers soulignent parfois avec raison certaines lacunes de l'ouvrage de Kealey, la plupart nous semblent toutefois proches de la malhonnêteté intellectuelle. Quoi qu'il en soit, The Economic Laws of Scientific Research constitue la meilleure ressource disponible pour les tenants du libre marché voulant se familiariser rapidement avec la problématique des politiques scientifiques. Et il apporte de loin le meilleur antidote aux récriminations intéressées des bénéficiaires de subventions gouvernementales.
  
  
NDLR: Notre collaborateur était récemment à Baltimore où il a été commentateur lors de la session 
« Terence Kealey on Laissez-Faire Science and R&D » durant la conférence annuelle 
de la Southern Economic Association. 
  
  
  
1. Voir notamment un texte alarmiste du directeur général de la Coalition pour la recherche 
    biomédicale et en santé paru dans le Devoir du 15 octobre 1997 (Clément Gauthier, 
    « Recherche fondamentale: Une occasion ratée de créer des emplois. », p. A7). 

2. Terence Kealey, The Economic Laws of Scientific Research, New York, St. Martin's Press Inc, 1996. 

3. Eric Von Hippel, The Sources of Innovation, New York, Oxford University Press, 1988. 

4. Richard Gordon, Collaborative Linkages, Transnational Networks and New Structures 
    of Innovation in Silicon Valley's High Technology Industry. Reports prepared for the Délégation 
    à l'aménagement du territoire et à l'action régionale, Paris, DATAR, 1993. 

5. Voir notamment la recension particulièrement vicieuse de l'économiste Paul David dans 
    Research Policy, la publication phare des tenants des politiques scientifiques: 
    « From Market Magic to Calypso Science Policy. A Review of Terence Kealey's 
    The Economic Laws of Scientific Research. » Research Policy 26, 1997, p. 229-255. 
  
 
 

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