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Allons-nous nous engager dans une joute similaire cette fois encore? Les pions sont, en tout cas, déjà en place. Pendant les derniers jours de la campagne, et encore plus depuis, les politiciens du pays ont discouru en long et en large sur une nouvelle créature constitutionnelle, En gros, il s'agit d'un autre de ces arrangements patentés typiquement canadiens pour faire en sorte que les bureaucraties du pays ne se pilent pas trop sur les pieds lorsqu'elles se lancent dans de nouvelles entreprises de dépense de fonds publics. L'idée est de limiter le pouvoir d'Ottawa de lancer de nouveaux programmes en santé et en éducation – des domaines de juridiction exclusivement provinciaux, où le fédéral n'a rien à voir en principe, mais où il s'ingère depuis des décennies grâce à son pouvoir de dépenser – en le forçant à d'abord obtenir l'accord d'une majorité de provinces. Celles qui souhaitent malgré tout ne pas bénéficier des largesses impériales – oups, fédérales – pourraient par ailleurs se prévaloir d'un droit de retrait avec compensation financière dans la mesure où elles mettent en place un programme similaire. La pertinence du fédéralisme – et sa vertu première – n'est pourtant pas d'avoir différents niveaux de bureaucraties pour administrer des programmes identiques d'un bout à l'autre du pays, mais bien de permettre l'existence, et la compétition entre eux, de programmes différents dans différentes régions, y compris une absence de programme si c'est là la volonté locale. Le projet d'union sociale contredit tout à fait ce principe, malgré la fiction d'une décentralisation des prises de décision vers les provinces. La bataille des nationalismes, canadien contre québécois, nous a mené là: deux États énormes, à Québec et à Ottawa, qui négocient entre eux pour encadrer la façon dont chacun peut intervenir partout, y compris là où il n'a pas d'affaires. La troisième voie dans laquelle Lucien Bouchard s'est temporairement engagé mène donc de toute façon à un précipice centralisateur et interventionniste, qu'elle réussisse ou non (et le premier ministre est déjà soupçonné de vouloir la faire échouer, question d'obtenir un bout de condition gagnante en jouant les grands humiliés comme il sait si bien le faire). Déjà, dans le reste du pays, des commentateurs nationalistes canadiens trouvent que l'union sociale va trop loin, qu'elle risque d'émasculer les pouvoirs fédéraux. Un éditorial du Globe & Mail affirme stupidement que Couteau sur la gorge Au Québec, ce ne sont étrangement pas les indépendantistes radicaux qui se montrent sceptiques devant ce projet, mais plutôt Mario Dumont, dont le parti est le seul à proposer un fédéralisme véritablement décentralisé. M. Dumont est resté ambigu à souhait jusqu'ici dans la stratégie qu'il entend poursuivre. Il demande au gouvernement de ne pas tenir de référendum au cours du prochain mandat, mais refuse de dire qui il appuiera s'il y en a un tout de même. Avec le poids politique accru que lui ont donné les électeurs (12% du vote, contre 6% en 1994), il peut sûrement se permettre de faire poireauter un peu les deux autres chefs et la classe politique canadienne, puisque c'est l'appui qu'il donnera à l'une ou l'autre option qui déterminera en partie l'issue du prochain référendum s'il y en a un. L'ambiguïté bourassiste n'a toutefois pas donné de très bon résultats dans le passé et il est loin d'être certain que la troisième voie offerte par l'ADQ nous permettra d'arriver à bon port. M. Dumont déposera dès la reprise des travaux à l'assemblée provinciale son projet de loi pour une paix constitutionnelle (voir Mot pour mot, p. 8) et demandera aux deux autres partis de l'appuyer. Selon lui, un consensus autour de ce projet de décentralisation créera un rapport de force favorable au Québec, et Lucien Bouchard aura ainsi Cette rhétorique de la confrontation a toujours échoué, elle n'a fait qu'antagoniser toujours plus les Canadiens des autres provinces, et elle a encore moins de chance de réussir aujourd'hui qu'il y a dix ou vingt ans. Le reste du pays en a ras le bol des menaces québécoises. La seule façon de faire évoluer le fédéralisme dans le sens d'une plus grande décentralisation, c'est de le faire avec l'appui de nos compatriotes, parce qu'ils y verront aussi un intérêt pour eux-mêmes. Le programme du Parti réformiste pour un Nouveau Canada ressemble grandement au programme adéquiste. Dans les milieux libertariens et conservateurs de l'Ontario et de l'Ouest – de plus en plus influents – on comprend aussi la logique du fédéralisme décentralisé et on est prêt à faire alliance avec les Québécois dans ce sens. Mario Dumont devrait s'empresser d'exposer la logique libertarienne et fédéraliste classique et de raffermir ses liens avec ceux qui partagent ce point de vue dans le reste du pays, au lieu de s'embarquer dans une nouvelle ronde de chantage nationaliste. Sinon, il aidera à provoquer une autre débâcle, à créer les conditions gagnantes qu'attend Lucien Bouchard, et à nous remettre une fois de plus devant le choix entre le statu quo et la rupture qu'une majorité de Québécois abhorre. Pour reprendre la comparaison ci-haut entre les époques récentes, on risquera alors de passer très vite de 1985 (débandade péquiste et optimisme constitutionnel) à... 1995.
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