Montréal, le 5 décembre 1998
Numéro 26
 
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COURRIER TRANSATLANTIQUE 
 
QUÉBEC / PADANIE:
LE COMBAT POUR LA LIBERTÉ
 
  
          Depuis quelques années, un mouvement sécessionniste fait parler de lui dans le nord de l'Italie. Représenté dans l'arène politique par la Ligue du Nord (Lega Nord), il souhaite créer un nouveau pays appelé Padanie. Alors qu'au Québec, le mouvement indépendantiste a toujours eu une forte coloration sociale-démocrate, les padanistes s'inspirent plus des principes libéraux et on y retrouve même une aile libertarienne. Là-bas comme ici, qu'il s'agisse d'indépendance ou de fédéralisme, le défi libertarien reste toutefois le même: lutter contre les vieux États centralisés, mais également se garder des nouvelles menaces à la liberté que sont le nationalisme et les étatismes de toutes sortes dans les États micro-nationaux. 
  
          Carlo Lottieri est l'un des leaders de cette aile libertarienne padaniste. Il a étudié la sociologie à la Sorbonne, collaboré à divers journaux et magazines, et publié un livre sur l'écologie libertarienne. Martin Masse a déjà été séparatiste et a publié un essai qui mettait de l'avant une vision non nationaliste d'un Québec indépendant. Il défend maintenant le maintien de la province dans une fédération canadienne décentralisée.  
  
  

  
 
Bonjour Monsieur Lottieri, 

          J'ai été très heureux d'apprendre qu'il y avait une aile libertarienne dans le mouvement padaniste. J'ai trouvé la page en anglais de votre compatriote Alberto Mingardi, « PADANIA LIBERALE E LIBERTARIA: Libertarianism in Northern Italy », qui en donne une brève description. Il y a peu de libertariens en Europe malheureusement, mais s'il est un endroit où notre idéal peut trouver terrain fertile, c'est bien chez vous, dans le nord de l'Italie, l'une des régions qui souffrent le plus de la centralisation étatique en même temps que l'une des plus dynamiques. Je ne sais pas si, à votre place, j'appuierais une décentralisation sur un modèle fédéral ou carrément la sécession à l'intérieur d'une « Europe des régions », mais chose certaine, le système politique italien actuel n'a aucun bon sens. 

          Je ne connais pas assez le mouvement padaniste pour dire à quel point nos situations peuvent se comparer (au fait, on entend très peu parler de la Lega Nord et d'Umberto Bossi ces derniers temps), mais je vois certaines distinctions. D'abord, le ressentiment nationaliste ici est surtout culturel et linguistique et moins économique comme chez vous, il me semble. À l'intérieur du Canada, le Québec est dans une situation mitoyenne: ni pauvre comme les provinces Atlantique (notre Mezzogiorno à nous), ni riche comme l'Ontario ou l'Alberta. Le Québec est un bénéficiaire net depuis plusieurs années des transferts fédéraux des provinces riches vers les plus pauvres. Donc, sur ce plan, nous nous distinguons. 

          Je dirais que c'est le couplage entre un sentiment minoritaire exacerbé par la propagande nationaliste (sept millions de francophones entourés de 300 millions d'anglophones en Amérique du Nord) et une confiance immodérée dans les vertus de l'État interventionniste qui sont le principal moteur du mouvement séparatiste. Nos séparatistes sont des socio-démocrates typiques. Ils se distinguent des nationalistes d'extrême-droite comme ceux du Vlaams Blok en Flandres (que je connais mieux, pour avoir passé une année à Gand) mais ressemblent plus à ceux de l'Écosse ou de la Catalogne. Il y a certainement une frange anti-anglaise et intolérante au sein du Parti québécois, mais on ne peut quand même pas dire qu'il s'agit d'un nationalisme raciste et xénophobe. Le Parti québécois a toujours été en faveur de l'immigration (dans la mesure évidemment où les immigrants s'intègrent à la société francophone, et non à la minorité anglophone comme auparavant) et les débats les plus chauds sur les questions linguistiques touchent des problèmes relativement mineurs comme l'affichage public. Un libertarien ne peut évidemment être d'accord avec ces restrictions linguistiques et d'autres mesures de protectionnisme culturel, mais ça n'a rien à voir avec les excès racistes du Vlaams Blok. 

          J'ai moi-même été séparatiste jusqu'à il y a quelques années. J'ai publié en 1994 un essai, « Identités collectives et civilisation: pour une vision non nationaliste d'un Québec indépendant », qui mettait de l'avant un projet indépendantiste plus libéral et axé sur d'autres justifications que le ressentiment nationaliste. Mais lors du dernier référendum en 1995, je me suis rendu compte qu'il y avait très peu de chance de voir le mouvement séparatiste changer ses orientations et j'ai abandonné mes idéaux. L'influence libertarienne au sein du mouvement séparatiste est tout simplement nulle. J'ai milité par la suite pendant deux ans au Parti réformiste du Canada, qui forme maintenant l'Opposition officielle à Ottawa, à cause de ses positions libertariennes-conservatrices et parce qu'il propose de décentraliser la fédération canadienne. Je considère que c'est la seule solution acceptable d'un point de vue libertarien pour le moment, même si le Parti réformiste n'a pas réussi, c'est le moins qu'on puisse dire, à faire entendre sa voix au Québec. 

          Contrairement à chez vous, donc, l'ennemi n'est pas seulement le gouvernement central, mais aussi – je dirais surtout – le gouvernement provincial. Parmi mes collègues libertariens, certains considèrent qu'Ottawa est un danger pour la liberté tout autant que Québec et croient que la sécession de la province nous débarrasserait au moins d'un État tyrannique sur deux. Mais je pense qu'il est un peu naïf de voir les choses ainsi: le gouvernement d'un Québec indépendant, investi de tous les pouvoirs, serait beaucoup plus dangereux. 
  
          Comme vous le savez probablement déjà, il y a eu des élections provinciales au Québec ces derniers jours, et le Parti québécois a été réélu, avec un mandat populaire plus faible toutefois. Le premier ministre Lucien Bouchard a donc annoncé qu'il n'y aurait pas de nouveau référendum durant au moins la première partie du prochain mandat, et jusqu'à ce que des « conditions gagnantes », pour éviter une troisième défaite en vingt ans, ne soient réunies. Il consacrera donc ses efforts pour le moment à trouver un terrain d'entente avec les autres provinces pour encadrer le pouvoir fédéral dans divers secteurs, ce qu'on appelle ici « l'union sociale ». Mais le débat reprendra tôt ou tard, à la première occasion qui permettra aux péquistes de déclarer que le Québec s'est encore fait avoir par le reste du pays. Le pattern est le même depuis 25 ans. 

          C'est pour cette raison que j'ai appelé, dans notre journal, à voter pour l'Action démocratique du Québec, un petit parti avec un seul député, son chef Mario Dumont, qui a tout de même obtenu 12% des voix. Il propose cette décentralisation radicale de la fédération canadienne – d'une façon irréaliste, il faut le dire, mais c'est un autre problème –, et est le seul à appuyer une diminution du rôle de l'État québécois – encore de façon incohérente, faut-il dire aussi. Mais au moins, nous sommes sur la bonne route: non pas un État plus fort aux dépens de l'autre, mais bien deux États plus faibles. 

          Voilà, ça résume un peu le rapport entre les positions libertarienne et sécessionniste au Québec, tel que je le perçois. Je serais très intéressé à savoir comment vous vous situez. Le mouvement padaniste est-il aussi plutôt social-démocrate? Avez-vous une frange intolérante? Quelle est l'influence des libertariens? Pour ceux ici qui connaissent peu l'Italie dans toute sa complexité, il est difficile d'imaginer pourquoi une partie du pays voudrait se séparer du reste. Quelles sont les principales raisons qui motivent les padanistes? Il y a bien des choses à discuter, et il sera sûrement intéressant d'échanger sur toutes ces questions. 

          À bientôt, 

  

Martin Masse
Montréal
libre@colba.net
  
  


  
  
  
  
Cher Monsieur Masse, 
  
          Je pense qu'il peut être effectivement intéressant de discuter ensemble de nos situations de libertariens qui vivent à l'intérieur de pays très fortement touchés par des processus de désagrégation et où ont lieu des débats très vifs sur la localisation des pouvoirs et sur le nouveau fédéralisme. 
  
          Bien sûr, il y a des différences importantes entre la situation du Québec et celle de la Padanie. En premier lieu, il faut dire que si « le Québec est un bénéficiaire net depuis plusieurs années des transferts fédéraux » (comme vous avez justement remarqué), dans le cas de la Padanie je peux parler de cette région – de manière légitime – comme d'une région « asservie » aux intérêts de Rome et du Midi. Les citoyens du Nord sont les esclaves fiscaux de l'Italie et le premier moteur du mouvement sécessionniste est à trouver dans une révolte contre les taxes. 
  
          Autres différences: vous avez, en tant que libertariens, beaucoup de problèmes vis-à-vis du gouvernement provincial, tandis que nous n'avons (pratiquement) pas de vrais gouvernements locaux. L'Italie a été fabriquée à partir du modèle français, avec ses préfets et ses fonctionnaires... 
  
          Même les problèmes linguistiques chez nous ne jouent pas le rôle qu'ils ont pris dans votre débat politique. Il est vrai que la langue « italienne » est une invention étatiste: il s'agit de la langue de la Toscane (la langue de Dante, Pétrarque et Boccacio) qui a été imposée aux citoyens de Turin, Milan, Rome, Naples et Palerme. La langue littéraire est devenue la langue des écoles publiques et de la télé d'État. La défense des langues locales (le vénitien de Goldoni, par exemple) est donc un des thèmes de la Ligue du Nord et des autres mouvements localistes. Mais toutes ces questions restent en marge de la vraie lutte politique qui oppose les sécessionnistes à l'Italie. 
  
          Il y a donc beaucoup de différences entre la situation du Québec et celle de la Padanie. Et pourtant, il y a aussi des ressemblances. Je veux en identifier une en particulier. 
  
          Les libertariens de Montréal et de Milan, en effet, doivent s'interroger sur une question que vous avez posée de manière très claire et à laquelle vous avez donné une réponse qui ne me semble pas convaincante. Vous avez dit que « le gouvernement d'un Québec indépendant, investi de tous les pouvoirs, serait beaucoup plus dangereux » que le gouvernement fédéral actuel. 
  
          À cet égard, mon opinion est différente (même si je connais très peu votre réalité...) parce que la multiplication des États, à mon avis, doit être considérée comme un instrument formidable pour obtenir une réduction des pouvoirs étatistes. Les petits États sont – quasi obligatoirement – très libéraux. En Europe nous avons beaucoup d'exemples à cet égard: Monaco, Liechtenstein, Luxembourg, San Marino et même les cantons suisses nous montrent les bienfaits d'une concurrence internationale très forte. Les petits pays sont des paradis fiscaux (et aux alentours il n'y a que des enfers fiscaux), qui ont très peu de lois et un très haut niveau de vie. 
  
          En plus, même s'il y a une différence tout à fait évidente entre le droit de sécession individuel revendiqué par les libertariens et le droit de sécession d'une région, d'une ville ou d'un groupe de personnes, mon opinion est que nous devons soutenir (de manière générale) tous ceux qui luttent pour sortir des actuelles casernes étatistes. 
  
          En plus, nous devons demander aux sécessionnistes d'être cohérents. S'ils revendiquent le droit de divorcer des régions ou des peuples (qui n'existent pas...), ils ne peuvent pas le nier aux individus (qui existent de manière bien plus réelle). 
  
          Les libertariens, en Padanie, sont quasi totalement favorables à la sécession du Nord du pays. L'influence du dernier Rothbard (« Nations by Consent » de 1994) et des essais de Hoppe a été importante, mais il y a eu aussi un débat autonome à propos de la crise du concept de souveraineté: dans le libertarianisme, bien sûr, mais aussi dans la meilleure littérature du néofédéralisme. Je pense, en particulier, à Elazar et au groupe de la revue Publius. 
  
          Nous avons perçu les désagrégations soviétique et yougoslave comme des phénomènes capables de marquer une époque, qui peut voir la fin de l'État à partir d'une multiplication des frontières (qui changent de nature et s'approchent de plus en plus à des lignes qui délimitent des propriétés condominiales). Sur ce sujet, un économiste libéral et néoclassique comme Tullock a dit des choses très intéressantes dans son livre sur « The New Federalist ». 
  
          Le rapport des libertariens padanistes avec la Ligue se base, alors, sur un commun choix pour la sécession. À partir de ça, il est évident que nous sommes en condition de voir toutes les limites du mouvement, mais nous ne pouvons pas ignorer que nous sommes complètement en syntonie avec son projet fondamental: l'indépendance du Nord. 
  
          Notre groupe, il faut le dire, est un petit groupe (pour l'instant...), même si nos activités sont multiples et bruyantes et nos opinions (of course) provocantes. Mais les autres composantes culturelles de la Ligue nous respectent et dans le quotidien du mouvement, il y a souvent des textes libertariens. Pendant le mois de novembre, par exemple, j'ai écrit sur la une de La Padanie (le quotidien de la Ligue) des articles contre l'école publique, contre le projet étatiste de controler internet, contre la monnaie unique européenne et contre l'affirmative action. 
  
          Notre but est d'influencer de plus en plus la culture politique du mouvement padaniste: une réalité politique qui est très difficile à comprendre et à expliquer. Si le PQ est social-démocrate et le Vlaams Blok raciste, à l'intérieur de la Ligue on peut trouver des discours et des sensibilités d'un type et de l'autre. Mais le ton général, à mon avis, reste libéral: d'un libéralisme (il est vrai) très modéré et pas du tout cohérent, mais qui a été capable – pour la première fois depuis longtemps – de proposer des solutions libérales qui ont obtenu un large succès électoral. Et de remettre en question l'État Providence (la Ligue critique toujours « l'assistenzialismo »). 
  
          La Ligue lutte pour l'indépendance du Nord et pour réduire l'oppression fiscale. Elle est aussi opposée à l'immigration « sansgles »: et je trouve très logique et parfaitement libertarienne cette position, qui veut empêcher aux gens qui n'ont jamais apporté leur contribution aux biens publics d'en tirer un profit totalement injustifié et parasitique. Dans une société radicalement libertarienne le problème de l'immigration n'existerait pas: il n'y aurait que des déménagements. Mais dans nos sociétés étatisées, je trouve tout à fait raisonnable le comportement des Suisses, qui défendent leur biens publics du gaspillage et leur civilisation bien ordonnée du chaos qu'elle pourrait subir si tous les Italiens avaient le droit d'envahir leurs cantons. 
  
          Malheureusement, une juste bataille est souvent combattue avec des mauvais arguments. Il y a des discours « communautaristes » que je trouve franchement horribles et auxquels je suis opposé: pas seulement quand on parle des immigrés, mais également à propos des gens du Midi. En plus, le libéralisme économique qui caractérise les propositions des padanistes est souvent mélangé avec des propositions qui sont typiques de la modération « à l'européenne », du style de Chirac ou de Jospin, c'est la même chose... 
  
          Et pourtant, la raison principale qui justifie le comportement électoral de ceux qui votent pour la Ligue est à retrouver dans le refus de la réglementation et de la fiscalité qui oppriment les petites et moyennes entreprises qui ont fait la richesse de mon pays. La Padanie, pour les sécessionnistes, est l'espoir de libérer les gens du Nord et de restaurer leurs droits fondamentaux. 
  
          En vous remerciant de votre attention, je vous prie d'agréer, encore une fois, mes compliments pour votre journal. 
  
  
Carlo Lottieri
Brescia
lottieri@iol.it
 
 
 
 
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