Montréal, le 19 décembre 1998
Numéro 27
 
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 NUMÉRO SPÉCIAL:
LIBERTÉ, CROYANCES ET RELIGION
  
LE PROCÈS DU PÈRE NOËL
(petit conte de Noël libertarien)
 
 par Pierre Lemieux
  
  
           En raison du trou dans la couche d'ozone, il faisait très doux dans le clair matin polaire du 24 décembre. Pendant que les lutins chargeaient les cadeaux dans le traîneau légendaire, le Père Noël, affairé devant son micro-ordinateur, transmettait à sa banque suisse des ordres de règlement pour ses fournisseurs. 
          Soudain, un grondement menaçant monta de l'horizon et deux hélicoptères verts se posèrent au milieu de tourbillons de neige. « C'est l'armée! », s'écria le lutin Midinette. « Les Chemises vertes de l'Environnement », répondit le lutin Mauvais-esprit. Comme de fait, des hommes armés sautèrent des hélicoptères et entourèrent le Père Noël. Celui qui semblait leur chef (il portait quatre bananes à l'épaule et, sur son casque, un panache de courgettes) proféra: « Vous êtes en état d'arrestation. Tout ce que vous direz – et bien davantage – pourra être retenu contre vous. » Il ajouta, avec un geste du pistolet-mitrailleur et un ton qui ne souffraient pas la réplique: « Suis-nous. » 
  
          Le lutin Midinette dit: « Notre voix collective a parlé. » Le lutin Mauvais-esprit répliqua: « La garde prétorienne aboie. » 
  
          Le Père Noël fut emmené loin au sud et présenté à un juge. Un jury fut formé à la hâte, constitué d'hommes et de femmes qui avaient déjà été enfants. Et le procès commença. 
  
          Bien qu'aucun lutin ni aucun enfant n'eût accepté de témoigner contre le Père Noël, les témoins à charge furent accablants. Un flic qui, l'année précédente, avait contrôlé le traîneau du Père Noël dans le parking d'un centre d'achats de Sherbrooke, affirma que son conducteur ne détenait pas le privilège de circuler sur nos routes collectives et que, de plus, le véhicule était dépourvu de ceintures de sécurité. Un représentant de l'Office de la langue de bois, petit fonctionnaire aux grosses lunettes, affirma que le Petit Renne au Nez Rouge portait un nom illégal. Un expert retenu par l'Orifice de protection du consommateur déposa un volumineux rapport démontrant que 17,2% des jouets que le Père Noël donnait aux enfants ne respectaient pas « nos valeurs de société ». 
  
          De gros canons de l'État vinrent à la barre des témoins. Le Ministre de la Santé expliqua que le régime d'assurance santé de la Société coopérative des lutins contrevenait au monopole étatique de l'assurance maladie. L'auditoire frémit quand le Ministre de la Solidarité Très Sociale décrivit la concurrence déloyale que le Père Noël menait à l'État-Providence et aux garderies publiques sur demande. 
  
          Mais c'est sans contredit un témoin expert de l'accusation, le Professeur Léopold Chozon de l'Université du Québec à Montréal, qui donna le plus de frissons à tous les bien-pensants qu'un coup de sifflet avaient réunis pour le spectacle sur l'autoroute électronique de l'État. Il expliqua que les activités du Père Noël se résolvaient en une sordide question d'argent: « Pour fabriquer et distribuer des breloques d'enfants, cet individu accapare des ressources qui serviraient autrement à réduire les files d'attente des hôpitaux publics. Heureusement que notre Mère l'État est là pour nous protéger de ce néolibéralisme sauvage! » 
  
          Le procureur du gouvernement prononça un réquisitoire impitoyable. Dans leurs champs de glace du Pôle Nord, le Père Noël et sa secte de lutins violent la souveraineté territoriale de l'État canadien (« du Canada », disait le procureur). Ils vivent en marge de la société, dans des logements insalubres, sans payer « leurs impôts ». Ils chassent sans permis dans les forêts de l'État. Pour leur travail, les lutins touchent moins que le salaire minimum, « même en considérant la valeur de leurs avantages en nature, telle qu'estimée par le Ministère ». Le Père Noël conduit un aéronef sans permis de pilote. 
  
          Devant les envolées du procureur, engoncé dans sa toge noire et sa rectitude de charbonnier, notre âme collective horrifiée se voilait la face sociale de honte. Déjà, les sous-fifres du Ministère avaient préparé un communiqué que, comme d'habitude, la presse reproduirait servilement. Les journalistes imaginaient déjà leurs titres: « Le Père Noël condamné pour fraude fiscale » (La Presse), « Le gouvernement met fin au monopole du Père Noël » (Le Monde), « L'État social réaffirme notre autorité collective » (Le Devoir), « Le Père Noël est une ordure » (Jean-Guy Mortein, Le Journal de Montréal). 
  
          La Fédération nationale des fabricants de jouets (FNFJ) et le Syndicat des travailleurs du jouet national (STJN) organisèrent une manifestation devant le Palais de Justice. Dans la forêt des pancartes, les diverses délégations affichaient leurs slogans: « Le Père Noël est un voleur de jobs » (STJN), « Non à l'argent sale du Pôle Nord » (FNFJ), « Protégeons nos enfants » (Conférence des évêques), « Pendant que la misère sévit, il donne des poupées Barbie » (Regroupement des assistés et subventionnés sociaux), « Timeo Danaos et dona ferentes »(1) (Syndicat des professeurs de latin), « R'tournes d'où qu'tu vient avec tes cados pourris » (Syndicat des professeurs de français). 
  
          L'avocat de la défense sentit que la soupe populaire était chaude et que ce qui restait de liberté allait passer à la marmite. Il fit témoigner le Père Noël: 
  
- Père Noël, vous êtes-vous jamais introduit dans une maison privée sans l'autorisation de l'occupant? 
  
- Je ne pénètre que dans les cheminées où figure la notice « Bienvenue au Père Noël ». 
  
- À votre connaissance, quelqu'un d'autre qu'un fonctionnaire a-t-il jamais porté plainte contre vous? 
  
- Non. 
  
          Le contre-interrogatoire du Professeur Léopold Chozon fut l'un des épisodes marquants du procès: 
  
- Monsieur le Professeur, demanda l'avocat de la défense, pouvez-vous dire à cette Cour si, d'après vos recherches, le Père Noël a déjà volé de l'argent pour produire et livrer ses cadeaux? 
  
- Euh... Ça dépend de ce qu'on entend par « voler ». 
  
- Le Père Noël a-t-il déjà forcé quelqu'un à travailler pour lui? 
  
- Euh... Ça dépend de ce que vous appelez « forcer »? 
  
- Je répète: Le Père Noël a-t-il déjà menacé quelqu'un de violence pour obtenir de l'argent ou louer des services de travail ? 
  
- Euh... non, mais John Rawls dit que... 
  
          Le témoin bredouilla quelques phrases incohérentes et post-modernes. De petits rires fusèrent parmi les jurés. Après quelques échanges du même genre, le défenseur termina le contre-interrogatoire avec brio: 
  
- Bon, nous avons établi que le Père Noël n'a jamais volé d'argent ni forcé personne à travailler pour lui. Monsieur le Professeur Chozon, d'après vos recherches, le Père Noël a-t-il déjà utilisé de l'argent volé par quelqu'un d'autre? 
  
- Oui, car sa fortune familiale provient du commerce des artichauts. 
  
- Monsieur Chozon, les consommateurs d'artichauts étaient-ils forcés d'acheter? 
  
- Euh... 
  
- Vos recherches suggèrent-elles que le Père Noël aurait reçu des subventions de l'État? 
  
- Il n'y a pas de preuve à cet effet. 
  
- J'en conclus donc que le Père Noël a employé ses propres ressources pour vaquer à ses œuvres caritatives privées. Voyez-vous des objections à la charité? 
  
- Oui, quand elle n'est pas financée par notre État collectif et social. 
  
- Vous voulez dire, Monsieur le Professeur, que donner son propre argent est égoïste et mauvais, alors qu'il serait bien et altruiste d'être charitable avec l'argent des autres? 
  
          Un juré pouffa de rire. « Ce sera tout, Monsieur le Président », dit l'avocat. 
  
          Le défenseur du Père Noël cita enfin des propos de Jean-Guy Mortein, ce journaliste du Journal de Montréal dont la série d'articles avait attisé la fureur populaire, et qui avait d'ailleurs lui-même témoigné contre le Père Noël. Par exemple, après que le procureur du gouvernement eut suggéré que le Père Noël cachait une bonbonne de poivre de Cayenne sous le siège de son traîneau, Mortein s'était indigné: « Quant à Cayenne, 80% de la population est contre, sachant que c'est elle qui a tué son frère Abel. » 
  
          Un juré s'étouffa littéralement de rire et s'évanouit. On appela une ambulance qui, à cause des coupures dans le budget du Ministère, mit trente bonnes minutes à arriver sur les lieux. Entre-temps, la victime de la crise de rire avait hélas! passé l'arme à gauche. 
  
          Sous le choc, les membres du jury ne délibérèrent que quelques minutes avant d'en arriver à un verdict. Au rappel de chacun des chefs d'accusation, un « Non coupable! » sonore retentit dans la salle d'audience. L'accusé était libre. 
  
          La nuit suivante, le Père Noël attela son traîneau et s'envola dans la musique numérique d'une nuit froide chargée d'étoiles. Cette année-là, à la fin du deuxième millénaire, les enfants ne trouvèrent leurs cadeaux que le matin du 26 décembre. Mais le Père Noël avait remporté une manche cruciale dans la bataille pour préparer le plus beau des cadeaux: la liberté pour les enfants de l'avenir. 
  
  
1.  « Je crains les Grecs même quand ils donnent des présents » (Virgile, Énéide, II, 49).  >> 
  
  
 ©Pierre Lemieux 1998 
 
 
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