Montréal, le 23 janvier 1999
Numéro 29
 
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     « Maybe this world is another planet's hell. »   
 
Aldous Huxley
  
 
 
 
 
 
BILLET
  
UN SAMEDI SOIR
EN VILLE
  
par Brigitte Pellerin
   
  
          N'allez surtout pas croire que c'est une habitude chez moi. Loin de là. Normalement, le samedi soir, je me cache dans mon trou, refusant obstinément de sortir le museau passé huit heures du soir.  
  
          Savez pourquoi? Je vous le donne en mille: parce que chaque samedi soir que le Bon Dieu amène, mon environnement se retrouve envahi par les hordes de banlieusards en quête du fun suprême, du grand dérangement qui doit sûrement les empêcher de sombrer dans le spleen au plus profond de leurs quartiers bien alignés.  
  
          Bref, mon voisinage-à-moi se transforme, une fois par semaine, en terrain de jeux pour ceux qui considèrent comme un événement à inscrire sur le calendrier des caisses Desjardins le fait de « Sortir En Ville »
 
 
          [soupir] 
  
          Mais là, juste pour me contredire, ça fait deux semaines d'affilée que je déambule le long des trottoirs débordés et fleurant bon le Calvin Klein (One, bien sûr, pour elle et lui – quelle aubaine), me mêlant timidement à la foule qui hante le coin de la Main et de Prince-Arthur. 
  
          Timidement, si. Parce que je ne m'y retrouve plus. Parce que j'ai l'impression que c'est moi, la touriste... 
  
Touriste malgré elle 
 
          Bon, avant que vous ne m'accusiez de snobisme, laissez-moi préciser que pour la première escapade, j'avais une bonne raison. De la visite d'un très lointain pays en plein choc hivernal. Il faut bien les trimballer là où ça se passe, right? Pour la deuxième occasion, je ne sais plus très bien; un hasard quelconque. Mais vous pouvez oublier les « jamais deux sans trois » et autres tours du chapeau. Il n'est pas question d'un compte complet. No way, babe 
  
          Tout ça pour vous dire... et puis zut. Rien à voir avec le snobisme.  
  
          ... 
  
          C'est qu'ils sont bruyants, les copains. Bruyants, dérangeants, quelques fois grossiers (ça dépend de l'heure et de l'humeur collective des doormen) et toujours encombrants. Ils n'ont jamais pratiqué sérieusement l'art de marcher efficacement sur les trottoirs populeux, c'est évident. Ils passent leur temps à rentrer dans tout ce qui bouge (pourquoi toujours moi?) Et, comble d'impolitesse, pas même foutus de s'excuser.  
  
          Ça se déverse en groupes, à quatre grands gars entassés dans une Prélude 88 bossée-rafistolée. Les choupettes, ricaneuses chroniques devant l'Éternel, émergent du métro pour  rejoindre leurs (très) temporaires moitiés, et c'est parti pour la grande promenade bras-dessus-bras-dessous – d'où les trottoirs impraticables. Ça s'agglutine en grappes chez Second Cup en attendant qu'il soit plus tard que trop de bonne heure pour investir les dancings 
  
          Je ne suis pas la seule à les remarquer. Dans chaque grande ville, c'est la même chose. À croire qu'il y a quelque chose dans leurs gènes, ou dans la bouffe qu'ils ingurgitent, ou dans les ondes télé qu'ils s'inoculent joyeusement les autres soirs de la semaine. Peut-être est-ce dû à l'air qu'on respire dans les arénas et autres centres communautaires. Peut-être aussi le résultat des séjours prolongés dans les autobus jaunes de leurs années de scolarité pré-cégépiennes. Sais pas.  
  
          Je ne sais pas avec certitude, mais vous me permettrez d'exposer ma petite théorie, qui m'amuse beaucoup; et qui, plus j'y pense, me semble pleine d'allure.  
  
La théorie du tour de beigne 
 
          À la banlieue, on habite généralement une gentille et douillette bicoque unifamiliale. La cuisine en entrant, aire ouverte avec le salon, trois chambres à coucher, la salle de bains invariablement blottie derrière la deuxième porte à gauche, et le sous-sol pour le système de son du boutonneux de service.  
  
          Une maison privée, avec une entrée bien à soi, l'abri Tempo l'hiver, la piscine hors-terre et le barbecue l'été. La paix chez soi, le Home Sweet Home à son meilleur. Et que ça sent bon la Poulet & Nouilles Lipton.  
  
          En un mot comme en mille, à la banlieue, on est conscient – si j'osais, je dirais « sensibilisé à » – de l'importance de la propriété privée. On sait où sont les limites du terrain (si on ne s'en rappelle plus, il y a toujours la clôture Réno-Dépôt), chacun s'occupe de tondre son gazon, de laver son char trois fois la semaine et d'envoyer son chien présenter ses hommages à celui du voisin.  
  
          En ville, vous me voyez venir sans doute, less so 
  
          Dans le brouhaha urbain, on est conscient – pas le choix – de la présence des autres. On essaie de ne pas ambitionner sur leur espace, en espérant qu'ils respecteront le nôtre. On est plus nombreux à se partager le même coin de pays, alors on s'arrange pour se faire plus petit. Cure d'amaigrissement forcée pour les bulles extravagantes. Il y a du monde – toutes sortes de monde – partout, tout le temps.  
  
          Tout ça pour vous dire que les banlieusards ont au moins un problème de moins que les citadins: ils n'ont pas nécessairement à faire attention à leurs voisins. Dans le sens où chacun a beaucoup d'espace à soi, où il peut faire tout le bruit et les bêtises qu'il veut.  
  
          Ce qui pourrait expliquer bien des choses... Qu'est-ce que vous en pensez? 
 
 
 
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