À mon avis une société sans État serait bien
plus humaine et raisonnable que nos sociétés contemporaines.
Si je suis favorable aux processus sécessionnistes, c'est parce
que je crois que la meilleure stratégie pour réaliser l'idéal
libertarien consiste à multiplier les institutions étatiques
et à les mettre en concurrence. Le but reste la liberté dans
un univers sans obligation politique, mais une des manières pour
s'approcher de cette situation consiste à démythifier les
frontières et les gouvernements par une décomposition des
États actuels et par la naissance de petites entités indépendantes.
Votre opinion sur les projets de désagrégation des vieux
États est différente. Premièrement, vous avez peur
que la multiplication des États puisse nous consigner à une
espèce de « guerre de tous contre tous
». Dans votre réflexion, la présence du paradigme
hobbesien est évidente: les régions, le villes, les quartiers
et les enclaves indépendants pourraient être «
incapables de coordonner leurs relations de façon harmonieuse
». Les diversités (socio-économiques, ethniques
ou culturelles) nous conduiraient vers le chaos et dans l'impossibilité
de coopérer.
Deuxièmement, vous affirmez que le pluralisme des systèmes
politiques et juridiques pourrait nous conduire à une société
trop compliquée « où la quantité
d'information à gérer serait gigantesque »
et les coûts de transaction trop élevés. Je chercherai
à répondre à vos deux objections et j'espère
d'être suffisamment clair et synthétique.
La liberté mère de l'ordre
En premier lieu, en tant que libertarien je ne partage d'aucune manière
l'anthropologie et surtout la philosophie sociale qui sont propres à
Hobbes et à sa thèse concernant le rapport entre la liberté
et la guerre. Le « bellum omnium contra omnes
» n'est pas du tout la conséquence inévitable
de la liberté. Les conflits, au contraire, sont très souvent
le résultat de l'absence de liberté, qui répand
l'individualisme le plus asocial, crée des obstacles aux échanges,
interdit les dialogues et renforce tout genre de « groupisme
» (ethnique, culturel, etc.). Je n'aime pas Proudhon, mais
je partage sa conviction que la liberté est la mère de l'ordre.
D'autre part, toute la réflexion libérale sur l'ordre spontané
nous montre l'actualité de cette idée.
Les sociétés contemporaines nous offrent nombreux témoignages
à propos de la faiblesse du principe hobbesien. En particulier,
après la chute du mur de Berlin j'ai été vraiment
choqué par l'incapacité des européens de l'Est à
négocier et à accorder leur confiance à autrui. Encore
aujourd'hui, ils renoncent très souvent à conclure des affaires
intéressantes parce qu'ils doutent toujours de la bonne foi du partenaire
et ils ne sont jamais persuadés qu'il sera honnête et correct.
En effet, l'étatisme fait obstacle aux échanges entre les
hommes. De manière analogue, le centralisme crée l'inimitié
et gêne les bonnes relations entre les individus.
Dans les démocraties contemporaines où règne l'État-providence,
d'autre part, nous sommes tous en lutte pour obtenir le maximum d'avantages
pour notre classe sociale, pour notre ville ou région, pour notre
catégorie sociale ou professionnelle. De façon plus générale,
il est évident que c'est l'État qui produit les guerres et
qui nous oblige à y participer! Mais si la thèse de Hobbes
n'est pas acceptable à propos de la société des individus,
elle n'est pas plus pertinente à propos de la « société
des groupes ».
Maître chez soi
À mon avis, ce n'est pas par hasard si l'Europe de l'Est est aujourd'hui
dominée par les guerres ethniques, tandis qu'en Occident les relations
entre les différentes cultures sont en général plus
tranquilles et pacifiques. L'Union soviétique et la Yougoslavie,
en effet, ont été deux « empires »
qui ont obligé des individus de tradition et langue différentes
à vivre ensemble. Le jour où le pouvoir central (à
Moscou ou à Belgrade) a perdu sa force, les conflits ont émergé.
Vous dites: une société politiquement « désagrégée
» est une société « balkanisée
». Je ne suis pas d'accord. D'autre part, c'est l'histoire
même des Balkans qui nous montre la défaite d'une cohabitation
forcée (obligatoire) de groupes différents. La situation
tragique de la Bosnie ou du Kosovo sont la conséquence du processus
d'unification étatiste et de la collectivisation imposée
par le maréchal Tito. Si nous avons des idées différentes
(en matière de religion ou de culture) mais que nous sommes obligés
de vivre ensemble et dans les mêmes institutions, il est facile de
prévoir l'émergence de vexations et de comportements intolérants.
Avec la multiplication des États, au contraire, chaque groupe devient
« maître chez soi ». Et il
a une forte incitation à avoir de bonnes relations avec les autres.
Y a-t-il en Europe un pays plus pacifique que la Suisse et plus ouvert
aux autres que le Luxembourg? Si vous avez des investissements financiers
à faire, si vous êtes un artiste ou un intellectuel renommé,
si vous voulez travailler et qu'il y a une entreprise suisse ou luxembourgeoise
qui s'intéresse à vous, les portes de ces pays sont très
ouvertes. Il est vrai qu'ils sont également en mesure de bloquer
l'entrée sur leur territoire de ceux qui ne sont pas «
bien acceptés », mais je trouve qu'il
faut apprécier cette capacité d'être perméable
vis-à-vis de l'argent et de l'intelligence, en restant totalement
clos par rapport aux criminels.
En plus, je ne crois pas qu'il existe une liberté de mouvement «
dans l'abstrait ». Il faut toujours se demander
qui sont les propriétaires des rues. Les nouveaux villages privés
qui se multiplient aux États-Unis et dont nous parle aussi Gordon
Tullock dans son livre de 1994 (The New Federalist, édité
à Vancouver par le Fraser Institute) sont une anticipation
formidable d'un univers libertarien, basé sur la propriété
privée et donc sur le droit des titulaires d'accepter ou d'exclure
ceux qui voudraient avoir accès à cette réalité.
Dans son livre, Fred Foldvary nous parle de Reston (dans le nord de la
Virginie) et des autres « utopies réalisées
» qui se diffusent un peu partout (voir Fred Foldvary, Public
Goods and Private Communities: the Market Provision of Social Service,
Aldershot, Edward Elgar, 1994).
Règles émergentes
La deuxième question que vous avez posée est apparemment
plus compliquée. Vous exaltez la période hellénistique
à partir du fait que, à la suite des entreprises d'Alexandre
le Grand, « le droit est uniformisé »
et s'affirme une langue commune qui facilite les communications. Je comprends
bien les avantages d'un droit uniforme et mes problèmes avec les
langues étrangères me rappellent toujours les bienfaits qui
dériveraient de l'usage d'une langue universelle.
Mais je refuse l'idée qu'on puisse avoir un pouvoir qui impose à
tous la même langue et les mêmes lois! Le libre marché
et la concurrence, au contraire, sont en mesure de faire émerger
des règles communes sans obliger personne et seulement si cette
uniformité est vraiment utile et nécessaire. Pour partager
les mêmes règles, il n'est pas nécessaire d'avoir des
institutions politiques communes. Les juristes connaissent le cas, historiquement
très important, de la lex mercatoria, mais il y a beaucoup
d'autres exemples de lois et conventions qui se sont imposées au
niveau international en l'absence d'un pouvoir global, et qui fonctionnent
très bien justement parce que ce pouvoir n'existe pas. Le cas d'internet
– qui permet des relations entre l'Amérique et l'Afrique, entre
l'Asie et l'Europe – est la dernière démonstration du fait
que les meilleures règles émergent en absence de l'État.
Il faut aussi rappeler le lien qui unit le libertarianisme à la
révolution subjectiviste de l'École autrichienne. Des auteurs
comme Mises ou Hayek nous ont montré qu'il n'y a aucune «
efficacité » qui puisse être découverte
sans interroger les sujets et sans se référer à leurs
opinions. Confrontés à deux commerçants qui n'acceptent
pas d'unir leurs magasins et continuent à travailler de manière
autonome, nous ne sommes pas en condition de dire que leur comportement
est irrationnel. Il n'y a aucune « économétrie
» qui puisse nous permettre de condamner leurs décisions.
Au contraire, selon le paradigme rothbardien de la « préférence
démontrée », il est bien évident
que leur action est tout à fait logique et répond aux intérêts
qu'ils veulent défendre.
Dans son livre de 1971 sur Les origines du capitalisme (publié
par les Presses Universitaires de France) Jean Baechler a défendue
la thèse que le libre marché, en Europe, serait le résultat
de « l'anarchie du moyen âge »:
il utilise cette expression, mais son idée est que l'Europe n'avait
pas un fort pouvoir central, parce l'Empire et l'Église n'ont jamais
été en mesure d'annuler le pluralisme institutionnel. À
son avis, l'absence de pouvoir politique – capable de contrôler les
affaires – a permis l'explosion capitaliste et la multiplication des initiatives.
C'est justement dans les villes indépendantes de l'Italie du Nord
et des Flandres (à Venise et à Amsterdam, à Florence
et à Gand, à Gênes et à Bruges) que les premiers
banquiers et commerçants de l'Europe moderne ont permis le développement
d'une économie basée sur la concurrence, le droit au profit,
le travail et la spéculation financière.
Il est évident que les dimensions ne sont qu'un des éléments
qui contribuent à caractériser un pays. Nous pouvons avoir
de grands États largement libéraux (comme les États
Unis) et des petits États qui sont dominés par un tyran et
par une petite oligarchie qui ignorent les droits élémentaires
des individus: c'est le cas de Cuba, par exemple. L'histoire, la culture
et beaucoup d'autres choses sont à l'origine des différences
actuelles bien plus que la dimension géographique.
Mais un État très vaste peut plus aisément augmenter
son contrôle sur la société. Les coûts de tous
ceux qui veulent sortir du système augmentent, tandis que la possibilité
de vivre sans échanges économiques et culturels devient moins
absurde. Des pays comme la Chine ou la Russie, malheureusement, peuvent
adopter une politique économique d'autarcie et les conséquences
sont moins graves que dans un État très petit. Les minuscules
communautés politiques d'origine médiévale qui ont
survécu en Europe sont sans doute les plus ouvertes et les moins
tentées par le protectionnisme et par l'isolationnisme culturel.
L'Union européenne: un cartel gouvernemental
Vous voulez aussi connaître mon opinion sur l'Europe. Je pense que
l'Union européenne est justement le contraire de tout ça.
Il s'agit d'un projet politique qui n'a rien de libéral. Il exprime
la tentative des classes politiques de gérer la crise actuelle du
continent: elles devraient accepter le marché et la concurrence,
mais ont décidé au contraire de créer un «
cartel gouvernemental » pour maintenir leur plein
contrôle de la situation. D'autre part, dans ce siècle l'Europe
a donné au monde le communisme et le nazisme et malgré ces
tragédies elle reste dominée par une culture largement socialiste.
Les résultats sont que, chez nous, l'essence coûte quatre
fois plus chère qu'aux États-Unis et que nous avons un pourcentage
de chômeurs trois fois plus important.
L'Europe unifiée est « l'Europe forteresse
», avec une seule monnaie et l'impossibilité pour nous
d'utiliser le mark contre la lire, le franc contre la couronne. Demain,
nous aurons aussi une seule politique économique et il s'agira d'une
politique néo-keynésienne. En plus, cette monnaie qui a éliminé
la concurrence monétaire à l'intérieur de l'Europe
est le prélude à une unification législative et à
une expansion sans borne de la bureaucratie bruxelloise. Les salaires,
les codes et les taxes seront de plus en plus similaires, mais je ne comprends
pas comment les entreprises du Portugal pourront payer leurs ouvriers au
même niveau que les entreprises de Francfort et de Paris. Dans ce
cas il n'y qu'une solution: les migrations. Mais l'Europe n'est pas du
tout l'Amérique. Nous n'avons pas une langue commune et nous n'avons
pas la même facilité à nous déplacer de mille
kilomètres... Mon opinion est que le centralisme européen
aura des conséquences terribles pour les libertés et pour
le bien-être des Européens.
Il faut ajouter que le fédéralisme européen se base
largement sur l'héritage hamiltonien. Mais je ne considère
pas Alexander Hamilton comme un libertarien (à mon avis, il n'est
ni fédéraliste, ni libéral), lui qui était
partisan d'un fort pouvoir central et qui fut le principal responsable
de la crise originelle du fédéralisme américain. Et
d'autre part, pourquoi les fédérations nord-américaines
du XIXe siècle n'ont-elles pu empêcher la croissance de l'État
et l'augmentation des pouvoir de la capitale? Je pense que c'est une illusion
de croire qu'un fort pouvoir central de type constitutionnel (à
la manière de Hamilton) puisse être libéral et respectueux
des droits individuels.
Mon idée est que les constitutions n'ont pas fonctionné (en
Europe pas plus qu'en Amérique) et qu'il y a un instrument principale
pour limiter le pouvoir: il s'agit de la concurrence. Si les classes politiques
sont en concurrence, elles sont obligées de se mettre au service
de la société. Nous sommes alors les clients et les politiciens
sont de simples producteurs, des gens qui nous offrent un service. Dans
ce contexte l'État moderne n'existe plus et nous sommes, de facto,
dans une société libertarienne.
Carlo Lottieri
Brescia
lottieri@iol.it
|