« En plus, j'imagine que cette solution
pourrait ouvrir la route à d'autres sécessions:
des Amérindiens du Canada,
des provinces canadiennes de l'Ouest, de l'Alaska (où il y a un
mouvement indépendantiste),
de la Californie, etc. Est-ce une folie absolue d'imaginer que
le fédéralisme
des États-Unis puisse connaître une évolution de plus
en plus centrifuge?
Est-il impossible d'espérer
que le "Dixieland", le Texas et les autres grandes régions
américaines puissent
demander de gérer de manière autonome leurs problèmes
et leur futur? »
Bonjour Monsieur Lottieri,
C'est la citation de votre texte ci-haut lors de notre dernier échange
(QL, no 28) qui m'inspire ce mois-ci
des réflexions sur l'avenir du Québec en Amérique
du Nord et sur la pertinence ou non des sécessions politiques comme
moyen d'étendre l'aire des libertés individuelles. Au-delà
des contextes différents auxquels nous sommes confrontés,
j'ai l'impression qu'il y a aussi des nuances philosophiques qui nous amènent
à des conclusions divergentes.
Si je me fie à cet extrait et à d'autres parties de vos lettres,
il me semble clair que votre idéal est celui d'une «
fragmentation » ou d'une « désagrégation
», comme vous avez déjà écrit, des grandes
entités politiques. Les deux fédérations de ce continent
devraient donc, idéalement, se décomposer en multiples entités
souveraines, suivant les frontières des États et provinces
actuels ou même des tracés encore plus restreints (les territoires
amérindiens, la Californie qui pourrait se séparer en deux,
etc.). Je vois bien qu'il y a une logique libertarienne dans ce modèle:
les citoyens auraient ainsi un contrôle beaucoup plus grand sur des
entités politiques plus petites, les administrations publiques seraient
plus près des réalités locales, une saine compétition
pourrait naître entre ces divers États et les individus jouiraient
d'un grand choix de « modèles de société
».
Il y a pourtant un autre côté de la médaille à
ce modèle, et c'est par le terme plus péjoratif de «
balkanisation » qu'on le désigne, c'est-à-dire
la multiplication d'entités politiques aux intérêts
et aux règles de conduite divergents, incapables de coordonner leurs
relations de façon harmonieuse. Évidemment, l'Amérique
du Nord n'est pas l'Europe de l'est, mais la diversité ethnique,
culturelle et socio-économique sur ce continent est beaucoup plus
grande qu'on l'imagine souvent, peut-être à cause de l'effet
de distorsion de la culture de masse hollywoodienne qui cache une réalité
beaucoup plus complexe.
(Un journaliste américain, Robert Kaplan, vient d'ailleurs de publier
un livre qui fait beaucoup jaser, An empire wilderness: Travels into
America's future, dans lequel il décrit un tel scénario
de balkanisation du continent. Selon lui, au 21e siècle, les États-Unis
et le Canada n'existeront peut-être plus comme entités politiques
cohérentes et seront remplacés par des pouvoirs régionaux,
des Cité-États, des enclaves tribales ou raciales, des quartiers
cloisonnés, tous faiblement reliés par des échanges
économiques mais capables de fonctionner de manière autonome.)
Rien qu'ici au Québec, nous avons eu droit à deux périodes
de conflits violents au cours des quarante dernières années,
l'un (le terrorisme du Front de libération du Québec) s'inscrivant
dans le contexte du séparatisme et des tensions entre anglophones
et francophones et l'autre (la Crise d'Oka) lié au conflit séculaire
entre Amérindiens et « blancs ». Le mouvement
partitionniste qui a pris de l'ampleur depuis le référendum
de 1995 pourrait lui aussi être source de conflit et même de
violence si jamais la sécession du Québec avait lieu. En
ouvrant cette boîte de Pandore de la « désagrégation
» politique, on se sait tout simplement pas jusqu'où
cela ira. Vous vous demandiez dans votre dernière lettre «
si aujourd'hui ceux qui parlent au nom du Québec demandent
d'être indépendants, est-il possible qu'ils puissent trouver
des arguments solides pour nier ce droit aux villes et aux régions
québécoises qui n'auront pas envie de rester à l'intérieur
du nouvel État? » Je ne vous répondrai
pas que ce sont des arguments solides, mais le fait est que nos séparatistes
refusent d'envisager une modification des frontières du Québec
après qu'eux-mêmes auront modifié celles du Canada,
et cela conduira inévitablement à des conflits.
Le modèle fédératif
Au-delà des risques qu'implique la balkanisation, il me semble évident
qu'il y a des avantages à appartenir à de grands ensembles.
Dans la théorie politique, c'est le modèle fédératif
qui tente bien sûr de concilier les avantages des petites entités
politiques avec ceux des grandes. Parmi ces avantages, il y a ceux qui
ont trait à la sécurité. Les ambitions impérialistes
de la Chine, ou les instincts dominateurs de l'Irak et de la Serbie, ne
trouveront pas beaucoup de résistance si la puissance occidentale
s'éparpille en une multitude de petits États. On a vu comment
les pays européens n'arrivent pas à s'entendre sur les questions
de défense; qui prendrait le leadership si les États-Unis
sont divisés de la même façon?
Dans la perspective libertarienne, je souhaiterais voir des États
fédéraux extrêmement limités et décentralisés,
qui concentreraient leurs interventions dans quelques secteurs bien précis:
défense, affaires étrangères, monnaie et commerce,
justice, et un certain rôle de coordination dans des domaines comme
le transport, les communications et l'environnement. C'est peu, mais ce
rôle me semble tout de même extrêmement important pour
faciliter l'intégration de territoires contigus et la libre circulation
des biens et des personnes. Dans ces domaines limités, la centralisation
des décisions a plus d'avantage que de désavantage. (Mais
il faut avouer que le risque constant de ce type d'aménagement politique,
que l'on vit en ce moment, est celui d'une centralisation et d'un interventionnisme
toujours plus grand de l'État central.)
Je doute que sur un continent nord-américain balkanisé, où
cohabiteraient des dizaines de systèmes politiques et juridiques
différents, les individus pourraient profiter d'une liberté
et d'une autonomie plus grande. La quantité d'information à
gérer serait gigantesque. Aujourd'hui par exemple, il est facile
de prendre une voiture et de traverser le continent sans se soucier des
frontières. Dans un contexte balkanisé (où il faut
prévoir que certaines entités adopteront des règles
libertariennes, mais que d'autres se donneront plutôt des règles
socialistes, d'autres fondées sur l'appartenance raciale, d'autres
peut-être théocratiques), il faudra constamment réajuster
son comportement et ses attentes à chaque traversée d'une
frontière. Il faudra composer avec des tyrannies locales, sous prétexte
qu'une majorité de citoyens aura voté pour ce type de gouvernement
dans cette région. Alors qu'aujourd'hui les droits individuels et
les rapports entre les individus sont (de façon très imparfaite
évidemment) ultimement régis par une constitution et des
lois uniformes sur tout le territoire, serai-je vraiment libre si je dois
m'adapter plutôt à des dizaines de codes différents?
Parallèle hellénistique
On peut faire un parallèle intéressant entre ce débat
et la situation en Grèce antique. Pendant la période classique
(5e et 4e siècles avant notre ère), divers systèmes
politiques régissaient les cités-États autonomes qui
composaient le monde grec: démocratie, aristocratie, tyrannie, monarchie.
Le niveau de participation des citoyens (excluant bien sûr les étrangers,
les esclaves et les femmes) variait selon le régime mais partout,
l'idéal politique et philosophique décrivait un citoyen fortement
impliqué dans sa petite communauté, fortement inséré
dans les réseaux familiaux, les clans, les phratries, fortement
dépendant de son environnement immédiat. Cela représente
d'une certaine façon un idéal libertarien (si on fait abstraction
des inégalités de droit), celui du contrôle total par
les citoyens sur l'entité politique locale, et de l'autonomie complète
par rapport à des pouvoirs supérieurs. Si je ne m'abuse,
cela se rapproche de l'idéal que vous défendez.
Le côté moins souriant de cette réalité, c'est
bien sûr l'absence presque totale de liberté pour le citoyen
en dehors de la Cité où il devient un étranger sans
droit, et les conflits intermittents entre cités. C'est aussi une
soumission presque incontournable à la pression sociale, aux diktats
de la cohésion communautaire, aux exigences de la solidarité
immédiate. Le citoyen grec, dans la période classique, se
définit d'abord par son appartenance au groupe et sa participation
à la vie de la Cité; au-delà de ce contexte, son individualité
a peu d'importance et est peu valorisée.
La situation politique et sociale change radicalement au cours de la période
hellénistique, à la suite de la conquête de toute la
Grèce par Philippe II de Macédoine, puis de l'empire perse
par son fils Alexandre le Grand. Le monde grec s'étend alors sur
un immense territoire et se divise en grands royaumes autocratiques où
les villes ont perdu une grande partie de leur autonomie. Toutefois, malgré
cette perte de droits et de contrôle sur le pouvoir politique local,
le citoyen trouve paradoxalement une plus grande autonomie. À l'intérieur
de ce monde grec élargi, les individus (non seulement les riches
citoyens mais aussi, cette fois, les femmes et les métèques
qui n'avaient pas droit de cité) jouissent d'une plus grande liberté
de voyager, de découvrir le monde, d'échanger, de se distancier
de la pression sociale de l'entourage, de partir et recommencer leur vie
ailleurs dans les multiples colonies. Le droit est uniformisé, la
langue commune facilite les communications sur tout le territoire. Dans
l'art et la culture, on découvre enfin l'individu et sa conscience,
dans le sens bourgeois contemporain, indépendamment de son appartenance
au groupe:
« Despite all the troubles of the time, [Hellenistic man]
was liberated from many earlier restraints, and more and more conscious
of his own capacities and needs and rights. His life was changed, and had
taken on a new autonomous meaning, because the hold and allure of the communal
city-state had weakened, and the monarchical centres were often too far
off to take its place. This means that he fended much more for himself.
He belonged to clubs. He lived (if he had the funds) in much better homes.
He formed part of a large and better educated reading public, and the books
he was given to read often appealed less to the high matters of principle
that had been contemplated by the tragic dramatists of the past than to
the reality of his own domestic and day-to-day interests.
Reality was one keynote of the time. The books and works of art that Hellenistic
man demanded showed an increasing desire to give it expression: just as
the scientists were making new efforts to explain what happens in the universe,
so writers and artists wanted to show life as it is. And to show life as
it is meant showing the individual as he or she is: this was the age, the
first age, of the recognition, development and delineation of the individual
person. » (Michael Grant, The Hellenistic Greeks: From Alexander
to Cleopatra, 1982, p. 180-1).
Nonobstant encore une fois tous les côtés inacceptables de
l'époque (esclavage, tyrannie, etc.), c'est ce deuxième contexte
de l'ère hellénistique qui m'attire le plus, parce que l'individualisme
pragmatique qui y fleurit me semble mieux s'accorder avec mon idéal
de liberté individuelle que celui de la période classique.
(C'est d'ailleurs aussi au début de la période hellénistique
que s'élabore l'épicurisme, une philosophie qui met l'accent
sur la tranquillité de l'esprit, l'autonomie individuelle et qui
nie la pertinence du politique dans la recherche du bonheur. Au contraire,
pendant la période classique, le citoyen impliqué dans la
vie de la Cité est central dans la philosophie de Platon et d'Aristote.)
Un Montréal fort dans une Amérique
unie
Je me sens très montréalais, au point où je verrais
peut-être d'un bon oeil la création d'une province de Montréal
distincte du reste du Québec. Mais je ne voudrais certainement pas
sacrifier mon appartenance, ma liberté de circuler, d'échanger
et de m'établir partout au Québec, au Canada et en Amérique
du Nord pour obtenir un plus grand pouvoir comme citoyen sur le gouvernement
d'une cité-État indépendante montréalaise.
Dans mon monde idéal, les États américains et les
provinces canadiennes formeraient une fédération nord-américaine
très décentralisée, comme celle que je décrivais
plus haut; les États et provinces seraient donc très autonomes,
et eux-mêmes peu interventionnistes et décentralisées,
avec des communautés locales fortes; et le citoyen serait libre
également, partout sur ce grand territoire, d'autant plus libre
que la constitution continentale seraient fondée sur des notions
libertariennes (et les respecterait, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui).
De mon point de vue, il s'agit donc non pas de balkaniser l'Amérique
du Nord pour avancer la liberté individuelle, comme vous le proposer
dans la citation ci-haut, mais de revenir à ce qu'étaient
et auraient dû demeurer les fédérations américaine
et canadienne au 19e siècle, avant que des gouvernements centraux
interventionnistes ne s'arrogent des pouvoirs qui ne leur reviennent pas
dans la constitution.
Ces deux visions - celle du contrôle local et celle de l'autonomie
individuelle dans un plus grand ensemble - peuvent toutes deux s'inspirer
du libertarianisme et je ne prétends pas que celle que je défends
est plus libertarienne que celle que je crois déceler chez vous.
Elles représentent des tensions historiques permanentes, que l'on
retrouve d'ailleurs sous une forme similaire pendant la période
révolutionnaire américaine entre un Jefferson radicalement
décentralisateur et un Hamilton partisan d'un pouvoir central plus
fort.
J'aimerais savoir comment s'articule votre position sur cette question,
et en particulier, puisque c'est ce qui rend notre échange pertinent,
comment cela se traduit dans le contexte européen. L'Union européenne
est bien sûr loin d'être un modèle de fédération
minimale, avec toute sa bureaucratie inutile, mais même dans un contexte
idéal, une Padanie indépendante devrait-elle, selon vous,
y adhérer? Vous contenteriez-vous d'une Italie fédérale
très décentralisée? Une Europe composée de
100 entités souveraines sans gouvernement européen pour les
chapeauter pourrait-elle fonctionner? Autant de questions en parallèle
avec celles que j'ai soulevées pour l'Amérique du Nord.
Martin Masse
Montréal
libre@colba.net
Réponse de Carlo Lottieri
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