Montréal, le 20 février 1999
Numéro 31
 
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.  
  
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.  
     
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.     
 
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.     
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
ÉDITORIAL
 
LE PROCÈS CLINTON 
ET LA RÈGLE DE DROIT
  
par Martin Masse
 
  
          La farce est terminée: le Sénat américain a finalement acquitté Bill Clinton des deux chefs d'accusation qui pesaient contre lui, soit de s'être parjuré et d'avoir fait obstruction à la justice. Je dis farce, car c'est bien d'une tragi-comédie, dont nous avons été témoins, non pas à cause de la légèreté des accusations contre le président, comme les commentateurs se sont plus à le répéter ici, mais bien parce qu'on a tout fait pour contourner la règle de droit tout au long de cette parodie de procès. 
  
          S'il y a un concept qui semble avoir perdu son sens pour la plupart des idiots savants qui peuplent nos médias, c'est bien celui de règle de droit. La démocratie, le respect des droits individuels, la civilisation même, ne peuvent exister sans règle de droit et pourtant, plus personne n'y attache quelque importance que ce soit. Demandez à n'importe qui ce qui caractérise le système démocratique, et on vous répondra à coup sûr que c'est un système où « c'est la majorité qui décide ». Ce n'est pourtant qu'une partie de la réponse. Dans un système démocratique, une minorité ne peut évidemment s'emparer du pouvoir et imposer ses volontés à la majorité. Mais la règle de droit implique une autre restriction fondamentale, dans le sens inverse: la majorité ne peut non plus imposer ses volontés à une minorité, ou à un seul individu, si cela brime les droits de ces derniers ou contredit le processus légal et politique tel que défini dans la constitution. 
  
          Il ne pourrait y avoir de justice réelle si par exemple, chaque fois qu'un suspect est accusé, on se fiait à la rumeur publique pour savoir s'il doit être condamné ou non. Même lorsque tout le monde est convaincu que l'accusé est coupable, il y a toute une procédure à suivre pour assurer un jugement équitable, qui protège aussi bien la communauté que l'accusé « innocent jusqu'à preuve du contraire ». C'est pourquoi les policiers doivent obtenir un mandat d'un juge sur la base de soupçons pertinents avant d'arrêter quelqu'un, et doivent aussi respecter la personne des criminels qu'ils arrêtent même s'ils sont convaincus de leur culpabilité. Un vote à 51% ou plus de la population qui viserait à enlever leurs droits à quelqu'individu ou groupe que ce soit (on pense facilement aux Juifs, aux Témoins de Jéhovah, aux homosexuels, ou de façon plus politiquement correcte à notre époque, aux fumeurs) serait tout simplement nul et non avenu, parce que non conforme à la règle de droit. 
 
 
          On l'a d'ailleurs bien vu dans le cas O.J. Simpson, de fortes pressions publiques entraînent une corruption du processus judiciaire: le but du processus n'est plus alors de déterminer et de punir le coupable, mais bien de mesurer les mouvements de foule, de calculer en décibels les réactions les plus hystériques, de soupeser les conséquences potentiellement violentes d'un verdict positif ou négatif, bref de satisfaire à des pressions socio-politiques qui n'ont plus rien à voir avec la justice. 
  
          Dans le contexte politique aussi, cette règle de « majoritarianisme » a remplacé la règle de droit, et la seule justification acceptée de nos jours pour mettre en place une mesure politique est devenue le fait que « la majorité est pour ». Et comment sait-on cela? Entre autres en lisant les sondages, des sondages qui suivent souvent des campagnes de « sensibilisation » (le terme exact serait plutôt « propagande ») et qui posent des questions biaisées de façon à obtenir les réponses qu'on souhaite. Il suffit qu'un lobby crie suffisamment fort pour que le gouvernement décrète que la population veut quelque chose et dépose un projet de loi pour le lui donner. Les restrictions légales et constitutionnelles, dont le but est justement d'empêcher le gouvernement de piétiner les droits des citoyens en cédant à des pressions ou à ses propres instincts partisans, ne tiennent tout simplement plus. 
  
La séparation des pouvoirs 
  
          Dans un système parlementaire britannique comme celui que nous avons au Canada, où il n'y a pas de séparation réelle entre les pouvoirs de l'exécutif et ceux des législateurs (un premier ministre qui jouit d'une majorité parlementaire est une sorte de dictateur élu pour quatre ans), il est encore plus facile pour le gouvernement de contourner la règle de droit. Après des décennies d'interventionnisme, même les juges ont gobé la nouvelle idéologie et on se demande s'ils croient encore à ce qu'ils font. On le voit régulièrement dans ses jugements, la Cour suprême est prête à contourner les droits les plus fondamentaux pour permettre au gouvernement fédéral de s'accaparer toujours plus de pouvoir. Il y a quelques semaines, elle décrétait ne rien voir d'inconstitutionnel dans de nouvelles méthodes d'enquête de Revenu Canada, qui s'est donné des pouvoirs extraordinaires de faire comparaître des témoins et de saisir des documents personnels  sans même obtenir de mandat de perquisition, alors que même la police ne peut se permettre cela. 
  
          Le système politique américain de séparation des pouvoirs a justement été élaboré pour faire échec à cette tendance inévitable vers la corruption et l'interventionnisme et pour protéger la règle de droit. Mais ce qu'on a vu tout au long du procès Clinton, c'est que chez nos voisins aussi l'idéologie majoritarienne a éclipsé le principe de la juste procédure.  
  
          Il fallait suivre le déroulement du procès, depuis le vote des articles de mise en accusation à la fin décembre, pour constater à quel point la majorité des congressistes n'avaient rien à foutre de la recherche de la vérité et du respect du processus constitutionnel. Tous les trois ou quatre jours, des rumeurs courraient sur une possible fin prématurée au procès en échange de divers projets de censure comme alternative à la destitution, alors que la seule route prévue par la constitution était on ne peut plus claire.  
  
          À part le président du Comité judiciaire de la Chambre, Henry Hyde (voir son discours lors du vote de mise en accusation de Clinton, MOT POUR MOT, QL, no 28) et les autres managers qui ont plaidé en faveur des accusations au Sénat, bien peu de protagonistes dans toute cette histoire ont montré qu'ils étaient motivés par de véritables principes. Les démocrates et leurs alliées féministes, toujours prêts à grimper sur leurs grands chevaux dans toutes les histoires plus ou moins futiles de harcèlement sexuel impliquant des républicains ces dernières années, ont décidé que les contorsions morales étaient cette fois plus rentables sur le plan politique. Le sénateur démocrate Robert Byrd, un soi-disant pilier moral de l'auguste institution, se disait convaincu en entrevue quelques jours avant le vote final de la culpabilité du président. « Who is kidding who?! », se demandait-il, grognant contre le tort immense provoqué par les actions de Clinton. Résultat? Le sénateur a voté malgré tout en faveur de l'acquittement... 

          La presse mainstream, d'habitude méprisante envers ces politiciens sans colonne vertébrale qui regardent trois sondages avant de prendre une décisions, n'a cette fois cessé de répéter qu'« il faut mettre ce scandale derrière nous et passer à autre chose » et que « la poursuite mesquine des républicains va à l'encontre de la volonté du public ». Mais qu'est-ce que la volonté du public a donc à y voir?! Il ne s'agissait pas pour les sénateurs de déterminer la culpabilité du président sur la base de sa popularité, du niveau record atteint par le Dow Jones, du bas taux de chômage ou du succès de la réforme de l'aide sociale. Il s'agissait de décider, en tant que jury, de la crédibilité des preuves concernant des crimes commis par Bill Clinton. Et ces preuves étaient on ne peut plus accablantes.  
  
Pas le même Sénat 
  
          Il faut dire que le Sénat qui a voté n'est pas exactement le Sénat envisagé par les auteurs de la constitution américaine. Ceux-ci avaient une conscience aiguë d'un principe républicain fondamental, selon lequel les institutions politiques ne peuvent être complètement exposées aux caprices des majorités changeantes si l'on veut préserver la liberté. Jusqu'au début de ce siècle, et contrairement aux députés de la Chambre des représentants (le terme le dit bien: ils représentent directement leurs électeurs), les sénateurs étaient non pas élus mais nommés par les législatures de chaque État. Au lieu d'être des politiciens constamment soucieux d'être réélus et à la merci de « l'opinion publique » comme leurs collègues de la chambre basse, les sénateurs portaient leur attention sur la défense des droits et privilèges de leur État à Washington. Responsables avant tout devant ces élus locaux, ils se souciaient beaucoup plus des incursions fédérales dans les juridictions locales et pouvaient se permettre d'ignorer les pressions des lobbies et autres bailleurs de fonds.  
  
          C'est cette distance « aristocratique » (qui est la justification première de l'existence de toutes les chambres hautes – une idée qui a bien sûr été totalement oubliée au Québec, où le sénat provincial est disparu depuis des décennies), qui permettait aux sénateurs de se concentrer sur leur devoir constitutionnel plutôt que sur les cris de la foule, qui est aujourd'hui disparue. En 1913, le 17e amendement a mis en vigueur l'élection des deux sénateurs par les votants de chaque État. Et ceux-ci sont alors devenus de simples représentants, élus pour une plus longue période et avec des responsabilités un peu différentes, mais animés par des réflexes politiques maintenant similaires. Ils ont cessé d'être des chiens de garde des droits et libertés et sont devenus des marionnettes qui distribuent les faveurs, les subventions, les privilèges, manipulées par les Political Action Committees les plus influents, et de plus en plus dociles devant un exécutif – le président – tout-puissant. 
  
          Cette « avancée pour la démocratie » qu'a été l'élection directe des sénateurs a contribué à faire de la fédération américaine un pays de plus en plus centralisé, avec un gouvernement central de plus en plus interventionniste, de plus en plus tyrannique. Une bonne partie de ce dont s'occupent aujourd'hui les bureaucrates à Washington est carrément inconstitutionnel: il y a à peine quelques jours, l'American Bar Association dénonçait par exemple la tendance du gouvernement central à « fédéraliser » toutes sortes de délits par le passage de nouvelles lois criminelles, alors qu'il s'agit d'une responsabilité locale. L'administration Clinton et le Congrès ne peuvent plus s'empêcher de passer de nouvelles lois chaque fois que la clameur publique s'élève à la suite d'un nouvel incident ou de nouvelles statistiques alarmistes, pour montrer qu'ils sont réceptifs à la « volonté du peuple ». C'est le même phénomène de pression populaire qui a ces derniers jours poussé les sénateurs à faire fi de leurs responsabilités et à créer deux sortes de justice en acquittant le chef de l'État, parce que les sondages ont répété que c'est ce que le peuple voulait.  
  
          Il y a une tension inévitable entre la nécessité de gouverner selon la volonté majoritaire et le respect à long terme de la liberté individuelle et de la règle de droit. Aujourd'hui, les dogmes de la démocratie majoritarienne sont devenus tellement forts que les gouvernements sont prêts à piétiner n'importe quelle liberté, n'importe quel processus légal et constitutionnel, pour répondre aux clameurs de la foule. Au bout de ce processus, il y a ce qu'on appelle la tyrannie de la majorité.    
   
  
 
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nationalo-étatistes 
 
          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »  

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 
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