La logique de cette argumentation semble imparable. La ville est considérée
comme un artefact créée pour recueillir l'information et
pour faciliter les contacts. L'émergence de ces nouveaux moyens
de communication permet toutefois de transmettre l'information sur de plus
grandes distances et amoindrit par le fait même les avantages reliés
aux agglomérations métropolitaines. Un géographe annonce
ainsi la « fin de la géographie(1)
», tandis qu'une journaliste économique renchérit
en proclamant la « fin de la distance(2)
».
Partageant la même vision du phénomène, plusieurs fonctionnaires
et agents de développement s'efforcent donc depuis quelques années
de doter les régions périphériques d'équipements
de télécommunication ne faisant pas leurs frais en
promettant que le développement économique suivra(3).
L'histoire des techniques et de la géographie des communications
nous enseigne toutefois que l'amélioration des moyens de transport
et de communication se traduit généralement par une concentration
accrue de l'activité économique. Pour comprendre le phénomène,
il faut toutefois aborder brièvement les fondements économiques
des villes.
Sur la persistance de l'urbanisation
Les premières villes, dont les populations ne dépassaient
guère un millier d'habitants, sont apparues il y près de
10 000 ans. Les agglomérations urbaines ne cessent depuis de croître
de façon exponentielle. Rome, la plus grande ville de l'antiquité,
n'a ainsi jamais compté plus d'un million d'habitants, soit l'équivalent
aujourd'hui de la région métropolitaine d'Ottawa-Hull.
On explique généralement l'existence des villes en raison
d'économies de localisation et d'urbanisation. Les économies
de localisation renvoient à la concentration géographique
des entreprises d'un même secteur industriel dont la présence
contiguë renforce la dynamique du groupe. Le coeur de l'industrie
informatique américaine est ainsi située dans la Silicon
Valley californienne(4). L'une
des raisons pour lesquelles plusieurs entrepreneurs et gestionnaires sont
prêts à dépenser des sommes énormes pour y être
localisés est que l'on y trouve une foule d'entreprises spécialisées
n'ayant pas d'équivalent ailleurs. Les ateliers ultra-spécialisés
dans la production d'équipements informatiques y sont légion,
de même que les programmeurs et les ingénieurs de premier
ordre. On y trouve également les meilleures sociétés
spécialisées dans la manutention d'équipements hyper-sophistiqués,
de même que des sociétés d'investissement, des agences
de publicité, des firmes de relations publiques et des firmes d'avocats
spécialisées dans cette technologie de pointe, pour ne citer
que quelques exemples.
Bien qu'à l'instar de la Silicon Valley bon nombre d'entreprises
soient concentrées géographiquement (pensons au district
de la fourrure de Montréal), toutes les grandes villes comptent
un nombre important d'activités variées et sans liens apparents,
mais garantissant diversité et choix. Ces « économies
d'urbanisation » profiteront à l'ensemble des
entreprises d'une région urbaine bien que les retombées soient
externes aux secteurs industriels pris séparément. Les cas
les plus patents se trouvent au niveau du partage de certaines infrastructures,
notamment en matière de transport (ports et aéroports) et
des équipements éducatifs et hospitaliers. On les retrouve
également au niveau de firmes de services (comptabilité,
informatique, ingénierie, etc.) ayant une clientèle très
diversifiée. Il suffit en fait de consulter les pages jaunes des
annuaires téléphoniques des métropoles pour se convaincre
de leur diversité!
De l'importance de la proximité physique
pour communiquer l'information
Le cadre conceptuel fournit par les économies de localisation et
d'urbanisation est plausible. Il ne peut toutefois expliquer en totalité
la concentration spatiale de l'activité économique, car les
nombreux gains de productivité dans le transport de l'information,
des individus et des marchandises auraient dû, selon cette logique,
mené depuis longtemps à l'éclatement des villes. L'économiste
Alfred Marshall écrivit ainsi au tournant du siècle que «
toute réduction des moyens de communication, toute nouvelle
installation permettant d'échanger des idées sur de grandes
distances réduit l'action des forces tendant à concentrer
les industries(5) ».
Il croyait donc que les progrès en matière de chemin de fer,
d'imprimerie et de télégraphie sans fils amoindriraient les
avantages inhérents à la localisation métropolitaine.
Un auteur dans le recensement américain de 1900 en arrivait aux
mêmes conclusions, mais en invoquant plutôt la mécanisation
accrue des activités et la diminution du besoin en main-d'oeuvre
spécialisée. Or dans les faits, une amélioration des
moyens de transport et de communication se traduit toujours par une concentration
accrue de l'activité économique. Charles S. Devas, un contemporain
d'Alfred Marshall, explique pourquoi:
« [The nineteenth century] revolution in transport by the
introduction of steamships, and above all of railways, has... produced
as a portentous effect the concentration of population in large towns instead
of being scattered in villages or homesteads over the country. This disproportionate
growth of towns is one of the most striking features of the nineteenth
century, and is seen in every country where the new methods of transport
are much used... The reason for the modern growth of great towns is simple.
It is not that cities are much more attractive than before, but that the
new means of communication have removed the obstacles to the operation
of that attraction.(6) »
On doit donc identifier d'autres facteurs pour expliquer la persistence
des villes. Le plus important est la sensibilité de l'information
à la distance. L'information importante pour les entrepreneurs,
les techniciens et les gestionnaires ne se retrouvent rarement que sous
forme écrite, car il s'agit le plus souvent du savoir-faire que
d'autres individus ont acquis au fil de leurs expériences de travail.
Le milieu local dans lequel évolue un individu devient donc crucial
pour trouver rapidement des renseignements sur des opérations sortant
de la routine, même si d'autres activités plus ponctuelles,
comme les foires commerciales, sont également importantes.
Dans une enquête récente sur des entreprises canadiennes,
le géographe Meric Gertler a constaté que tous les intervenants
du secteur manufacturier s'accordent pour dire qu'une visite in situ
prolongée d'un représentant du fabricant est absolument cruciale
pour réussir le transfert technique d'une technologie nouvelle,
complexe et coûteuse, tant au niveau de l'installation et de la mise
en marche de nouvelles machines que pour la formation des ouvriers. Il
ressortait également de cette enquête que les manuels d'apprentissage
étaient considérés comme à peu près
inutiles, tandis que les vidéocassettes étaient vues comme
de bien piètres substituts à la présence physique
d'une personne possédant un réel savoir-faire(7).
Or même si l'avion (et la déréglementation du transport
aérien) ont considérablement réduit les coûts
et les temps de déplacement, la meilleure façon d'interagir
fréquemment avec ses clients est toujours d'être situé
à proximité.
On constate le même phénomène dans les technologies
de pointe. Le président d'une entreprise de Silicon Valley
a ainsi dit dans un langage plus coloré que: « je
me fiche de savoir la précision de spécifications écrites
sur le papier car elles sont toujours sujettes à être mal
interprétées. La seule façon efficace de résoudre
un problème est d'avoir les ingénieurs du client dans notre
entreprise. Il n'y a pas moyen de faire cela si le client est situé
à plus de quatre-vingt kilomètres(8)
». Les professeurs de communication Larsens et Rogers soulignent
également qu'il est important lorsqu'on pense à la Silicon
Valley de l'envisager comme un réseau et non pas comme un simple
lieu géographique, le centre de l'industrie micro-électronique
ou l'agglomération de quelques milliers d'entreprises de haute technologie.
Les auteurs citent ainsi les commentaires d'un ingénieur expérimenté:
« Je connais quelqu'un et ils connaissent quelqu'un.
Mais je ne sais pas qui ils connaissent. La puissance de ce réseau
réside dans le fait que tous ses participants en connaissent l'existence.
Nous savons tous que nous connaissons de nombreuses autres personnes dans
Silicon Valley. Ceci est essentiellement dû à un taux
élevé de mobilité professionnelle. Le taux de circulation
des rumeurs dans Silicon Valley est tout simplement phénoménal.
Les réputations, les succès, les départs de certaines
personnes des sociétés, les nouveaux produits: ces rumeurs
sont traitées et malaxées avec une rapidité prodigieuse.
Et la cause essentielle de ces rumeurs est cette promiscuité particulière
qui caractérise les firmes de Silicon Valley. En regardant
par les fenêtres de son bureau, on peut apercevoir ses concurrents.(9)
»
La fin de la distance?
Il est entendu que les nouvelles techniques de communication ont facilité
la dispersion géographique de certaines activités. Il ne
s'agit toutefois le plus souvent que de procédures pouvant être
facilement codifiées et formalisées, notamment des activités
de saisie de l'information (saisie de données, numérisation
des documents), d'activités de traitement de masse de l'information
(secrétariat, traitement de dossiers) et d'activités de partage
de l'information. Le travail réalisé par une unité
délocalisée grâce aux méthodes modernes de télécommunication
est ainsi limité à certaines activités bien spécifiques.
Il ne s'agit encore là de rien de bien nouveau, car l'économiste
Robert Haig a relevé le même phénomène au milieu
des années vingt pour la plupart des industries de la grande région
de New York(10).
La fin des villes n'est donc pas pour demain, mais les régions périphériques
continueront de bénéficier des retombées d'entreprises
relocalisant une partie de leurs activités hors des grands centres
dynamiques. Tout indique en fait que le potentiel de délocalisation
des nouvelles technologies de télécommunication est surestimé.
Investir des fonds publics dans l'espoir qu'elles favoriseront grandement
le développement régional n'est qu'une illusion.
1. R. O'Brien, Global Financial
Integration: The End of Geography, London (UK),
Royal Institute
of Economic Affairs, 1992. >>
2. F. Cairncross, The Death
of Distance: How the Communications Revolution Will Change our Lives,
New York,
McGraw-Hill, 1997. >>
3. Les plus grands efforts en
ce sens ont surtout été faits en France, sous l'impulsion
de
la Délégation
à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale
(DATAR). >>
4. Une région située
au sud de la baie de San Francisco. >>
5. A. Marshall, Principles
of Economics (8th edition), London, The MacMillan Press, p. 227, 1920/1986
>>
6. C. E. Devas, Political
Economy (2nd edition), London, Longmans Greens and Co., 1901.
>>
7. M. Gertler, Being There:
Proximity, Organization, and Culture in the Development and
Adoption
of Advanced Manufacturing Technologies, Economic Geography 71 (1),
p.1-26, 1995. >>
8. A. Saxenian, Regional
Advantage: Culture and Competition in Silicon Valley and Route 128,
Cambridge,
Harvard University Press, p. 157, 1994. >>
9. J. K. Larsens et E. K. Rogers,
La fièvre de Silicon Valley, Paris, Londreys, p. 112, 1985.
>>
10. R. M. Haig, Toward an
Understanding of the Metropolis. II. The Assignment of Activities
to Areas in Urban Regions, The Quarterly Journal of Economics, 40 (1),
p. 402-434, 1926. >>
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