Montréal, le 20 février 1999
Numéro 31
 
(page 8) 
 
 
page précédente 
           Vos commentaires         
 
 
 
 
 
 
 
 
ÉCRIVEZ-NOUS
   
     Vous n'êtes pas d'accord avec le contenu d'un article? Vous avez une opinion à partager? Vous voulez dénoncer une autre stupidité proférée par nos élites nationalo-étatistes ou souligner une avancée de la liberté?     
     LE QUÉBÉCOIS LIBRE publiera toutes les lettres pertinentes. N'oubliez pas d'écrire vos nom et lieu de résidence. We also accept letters in English.  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
COLLABORATION
 
DE LA RESPONSABILITÉ
SOCIALE DE L'ENTREPRISE
  
par Jean-Luc Migué
  
  
          De quoi s’agit-il? La première tâche qui s’impose est de définir de façon analytique le concept de responsabilité sociale. Or si elle a un sens, cette notion ne peut signifier qu’une chose: Pour assumer une responsabilité sociale, l’entreprise devrait poursuivre d’autres finalités que le profit. Elle devrait sacrifier le profit pour pratiquer l’altruisme corporatif. Voilà la notion clé de ce mouvement.  
  
          Cette précision n’est pas qu’un homme de paille. On peut lire par exemple dans un petit fascicule de propagande(1) que la construction d’un bilan social – expression comptable de la notion de responsabilité sociale – doit faire état d’une variété illimitée de dimensions, dont un grand nombre ne sont que l’énumération des conditions à réaliser pour maximiser le profit. Ainsi, l’entreprise doit soigner ses relations avec ses employés en tenant compte de leur rémunération et leurs conditions de travail. L’entreprise doit se soucier de ses clients, de ses fournisseurs, de ses concurrents, des organismes de réglementation. Personne ne contestera ces préceptes, mais parler alors de responsabilité sociale, c’est diluer le concept au point de lui retirer toute signification. L’entreprise qui omettrait de les suivre serait vouée à l’échec et à la disparition. L’instinct du profit suffit à lui seul à la convaincre de suivre cet enseignement.  
  
          En réalité, les protagonistes de cette idée ont un autre agenda en tête. Ce qu’ils proposent, c’est que l’entreprise sacrifie sa finalité propre qui est de maximiser ses profits, c'est-à-dire créer de la richesse pour ses actionnaires, au profit de finalités fumeuses qu’on regroupe le plus souvent sous le vocable suspect de « relations avec la communauté ». Concrètement, cette consigne signifie la poursuite d’objectifs aussi insaisissables que la création d’emplois factices, la sauvegarde de l’environnement, la pratique de la discrimination à l’envers dans le recrutement (reverse discrimination), et, bien sur, l’octroi de subventions généreuses à toutes sortes de causes à la mode, dont les arts et la culture, l’éducation, les sports, la santé, le processus démocratique, et j’en passe. 
 
 
          La notion analytique de responsabilité sociale exclut donc cette forme fréquente de générosité apparente par laquelle l’entreprise se protège contre la menace d’une réglementation publique gênante, ou moins souvent contre le boycottage des acheteurs ou des fournisseurs. Il s’agit le plus souvent de susciter un capital de sympathie ou de sauvegarder la loyauté des consommateurs. Il faut alors convenir que l’entreprise ne fait que maximiser ses profits à long terme. On ne saurait blâmer l’entreprise de se prémunir par anticipation contre cette forme de coercition. On ne saurait davantage parler d’altruisme. On se souvient de l’exposé du président de la Banque de Montréal quelques semaines avant la décision du ministre des Finances sur la fusion des banques. On aurait cru entendre un leader activiste, plus qu’un banquier. Au mieux, cette pratique n’est que tape-à-l’œil et window-dressing; au pire elle s’apparente à de la fraude. 
  
Intérêt privé déguisé en souci du bien commun 
  
          Il faut aussi rejeter la fausse vertu du donateur corporatif qui invoque la responsabilité sociale comme instrument déguisé de protection contre la concurrence de rivaux. Ainsi les plus grandes entreprises sont souvent les plus ferventes partisanes de la réglementation rigoureuse de l’environnement. Elles reçoivent souvent dans ce combat l’appui empressé des grands syndicats qui ne dédaignent pas non plus de jouer les vertueux de l’écologie. Or il se trouve que l’appel à la réglementation publique ne fait souvent que cacher leur ambition de se protéger contre la concurrence de PME rivales qui devront en assumer des coûts sensiblement plus élevés. Il appert en effet que de s’astreindre à une réglementation publique donnée coûte près de 10 fois plus cher à la PME qu’à la grande entreprise syndiquée. Certaines estimations américaines fixent à 5-10% l’accroissement des profits et des salaires syndicaux qui découlent du resserrement de la réglementation environnementale.  
  
           En d’autres termes, la réglementation publique prétendument désintéressée s’avère n’être qu'une vulgaire entreprise de cartellisation. L’adhésion empressée et paradoxale de nombreuses entreprises au protocole de Kyoto ne se comprend souvent que dans cette perspective. Les vendeurs de gaz naturel ne manqueront pas de profiter d’une poussée fantastique des ventes de l’épouvantail du réchauffement de la planète. Les producteurs de systèmes de contrôle de l’énergie, tel Honeywell, sortiront aussi gagnants de ce gigantesque alarmisme. Dans le même sens, des grandes entreprises comme Frito Lay ont tiré grand profit de l’initiative gouvernementale d’imposer la description superflue du contenu en gras. Sa rivale de moindre taille et moins bureaucratisée, Gourmet Foods, a même dû cesser de produire certaines lignes de produits par la faute de cette disposition frauduleuse. 
  
Pratique moralement condamnable 
  
          Dans ses principes essentiels, l'enseignement de l'économique en matière de responsabilité sociale a été énoncé il y a 30 ans par Milton Friedman: Il n'y a, enseignait déjà le Lauréat Nobel, qu'une seule responsabilité sociale pour l'entreprise, c'est de combiner ses ressources d'une façon qui maximise ses profits. Dans une société libre et ouverte, seuls les individus physiques, « réels », peuvent avoir des responsabilités, non pas des entités abstraites comme les corporations. Les actionnaires individuels et les managers individuels peuvent se définir des obligations vis-à-vis leur famille, vis-à-vis leur Église, vis-à-vis leur club social, vis-à-vis leur pays. Le contraire constituerait une doctrine subversive.  
  
          Le manager qui puise dans les ressources de l’entreprise pour pratiquer l’altruisme, se trouve à poser un geste propre au processus politique, c'est-à-dire à pratiquer la charité avec l’argent des autres, l’argent des actionnaires dont il diminue le rendement, ou celui des consommateurs pour qui il élève le prix, ou celui des employés dont il abaisse la rémunération. Inviter les managers à pratiquer l’altruisme corporatif, c’est donc opter pour l’atténuation des titres de propriété, pour le recours à une forme de fiscalité au service de la charité. C’est prôner un mode d’allocation des ressources par un mécanisme politique. Dans le langage conventionnel, on désigne ce régime par le terme de socialisme.  
  
          La signification ultime en est que le manager se trouve à utiliser sa marge discrétionnaire pour poursuivre son propre agenda. Il tire une certaine gloriole à pratiquer la charité, même si c’est avec l’argent des autres. Ça lui sert occasionnellement à camoufler sa rémunération perçue comme exorbitante par le milieu et surtout par les politiciens qui menacent d’intervenir. Il en obtient le prestige et l’éminence sociale associés à la charité publique et aux valeurs à la mode dans le milieu du big business 
  
          Si les managers de l'entreprise ont une responsabilité sociale, qui la définira? Comment les businessmen découvriront-ils ce qu'est l'intérêt social supérieur? À quel titre les managers sont-ils mandatés pour choisir les finalités sociales, pour définir le bien commun? Sur quoi vont-ils fonder leur choix entre l’octroi de fonds à l’université ou à un groupe écolo ou à quelqu’autre regroupement d’activistes? Sur quels fondements vont-ils s’appuyer pour fabriquer des emplois dans une région plutôt que l'autre? En réalité, ils n’ont aucun titre à l’exercice de cette tâche. 
  
          La pratique de la responsabilité sociale donnerait donc lieu à un paradoxe: La responsabilité sociale implique la substitution d’une décision managérielle à celle des actionnaires propriétaires. Comme partout où les droits de propriété sont atténués, par exemple dans le secteur public, l’irresponsabilité individuelle s’ensuit. La pratique de la responsabilité sociale mène à l’irresponsabilité individuelle.  
  
Pratique désastreuse pour l’économie et la croissance 
  
          Au plan économique, la généralisation de cette pratique mènerait à la fin de la croissance économique à long terme et rendrait donc impossible la réalisation des finalités sociales recherchées par les protagonistes de la responsabilité sociale. Il faut en cette matière revenir à l'enseignement essentiel de la théorie économique, au marché comme mécanisme de sanctions et de récompenses, au rôle des incitations sur les comportements, en un mot à la main invisible. L'analyse fait la distinction entre les mobiles qui guident les managers, leur intérêt, et les conséquences de leur comportement habituel, croissance et hausse du bien-être général. La théorie et l'histoire démontrent que dans sa recherche du profit maximum pour ses actionnaires, l'entreprise réalise « le bien commun » en sous-produit, et surtout, que l'ambition des « do-gooders » de la détourner de sa finalité propre qu'est le profit, produit l'effet exactement contraire à celui qu'on suppose.  
  
          Au fond, l’appel à la responsabilité sociale de l’entreprise implique que le profit est immoral, qu’il est un mal. On sait que le profit comme mobile est à l’origine de la hausse phénoménale du revenu des économies industrialisées. Plutôt que de chercher à épuiser les applications infinies de cette logique marchande, essayons d'identifier l'impact global de la main invisible associée à l'entreprise capitaliste. Il existe une mesure universelle incontestable de ses accomplissements! C'est la hausse inimaginable du revenu des travailleurs et de leur famille, qui leur a valu l'alimentation et le logement pour tous, l'ordinateur à un prix dérisoire, la résonance magnétique et le Saran Wrap 
  
          Or la généralisation de la responsabilité sociale est l’équivalent d’une taxe supplémentaire sur les profits. Et suivant la règle universelle, là où les droits de propriété et la liberté de choisir sont protégés, les marchés modérément libres et le fardeau réglementaire et fiscal léger, le taux de croissance est élevé et l'innovation florissante. Là où, comme au Québec depuis une génération, le fardeau fiscal et le poids réglementaire sont grands, le progrès économique ne s'observe pas et l’économie recule. Appeler à la responsabilité sociale, c’est vouloir tuer la poule aux œufs d’or.  
  
Objectifs inatteignables 
  
          Pire encore, même s’il recherchait le bien commun, le manager n’y parviendrait jamais. Dans la poursuite de finalités sociales, l’entreprise altruiste n’atteindra jamais le but recherché. Elle fera plus de mal que de bien. Par exemple, l’entreprise qui s’abstiendrait de déverser des déchets légalement permis dans l’environnement ne ferait que laisser la voie libre à sa voisine pour l’exploiter davantage. Elle aurait donc assumé des coûts supérieurs sans générer de bénéfices en contrepartie, soit la définition même de gaspillage. Le plus souvent, le manager qui pratique l’altruisme avec l’argent des actionnaires aime à faire valoir les bienfaits de son geste, mais il se garde bien d’en révéler le coût. L’employeur qui embauchera des minorités moins productives pour vernir son image se gardera bien de faire état de la hausse des coûts de production et de la baisse consécutive de l’emploi global qui pénalisera d’autres travailleurs. L’employeur qui créera des emplois factices dans une région se gardera bien de faire état des pertes d’emplois qu’il occasionnera ailleurs dans d’autres régions. À la limite, en haussant le coût du travail, il suscitera la substitution artificielle du capital au travail. La production nationale et l’emploi en souffriront. 
  
          D’où l’appel de plus en plus pressant des bien-pensants en faveur d’efforts coopératifs pour la poursuite de finalités sociales. C’est le cas par exemple de l’exercice corporatiste qui s’incarne chez nous dans les sommets socio-économiques. On aboutit dès lors directement à la formule de planification centrale sous l’égide de l’arbitre ultime, l’État. L’allocation des ressources par décision centrale. Une fois de plus, la formule mène directement au socialisme.  
  
Menace à l’entreprise comme institution de progrès 
  
          N’hésitant à recourir au chantage, les protagonistes de la responsabilité sociale soutiennent qu’il y va de l’intérêt de l’entreprise libre de se montrer altruiste. Il n’est pas accidentel que ces nouveaux apôtres reprennent le refrain que les premiers keynésiens dégageaient de la doctrine du même nom. La pratique de la responsabilité sociale, serait, comme le keynésianisme en son temps, le rempart contre les assauts des adversaires du capitalisme, contre le collectivisme. Or, cette pratique est l’expression même du socialisme. 
  
          Que la charité corporatiste soit une entreprise de relations publiques indispensable, une forme de marketing imposé par le contexte moderne ne repose sur aucune documentation empirique. Il s’agit en fait d’une affirmation gratuite. Ce qu’on connaît avec assurance, c’est une longue liste d’initiatives altruistes qui se sont retournées contre l’entreprise qui les avait prises. Ainsi, un grand détaillant de vêtements américain (Dayton Hudson) choisissait récemment d’exprimer sa générosité en faveur de Planned Parenthood. Immédiatement, les groupes pro-vie entreprennent des manifestations devant les magasins de l’entreprise. Celle-ci entreprend de colmater la brèche en offrant aussi ses faveurs aux groupes Right to life. Qu’à cela ne tienne, ce sont maintenant les pro-choice qui montent les manifestations. Levi Strauss ouvrait récemment ses goussets au profit des scouts, pour se voir immédiatement honni par les gais qui nourrissent des préjugés constants vis-à-vis les scouts, jugés trop straight. Levi Strauss retire ses faveurs aux scouts, mais non sans susciter un backlash chez les leaders religieux qui proposent le boycottage du fabricant. Motorola n’avait pas aussitôt annoncé des dons à la communauté locale qu’elle est menée au pilori par les fervents de l’environnement qui ne voient dans la générosité de Motorola qu’une manœuvre pour camoufler le mauvais traitement qu’elle fait à l’aquifère local. 
  
          Quand de plus on prend acte de l’identité des défenseurs de ce fétiche, on discerne mieux le caractère louche de l’entreprise. Parmi les principaux protagonistes de ce concept, on distingue les politiciens et les bureaucrates, qui y voient une façon détournée de transférer la richesse sans assumer l’odieux de prélever des taxes; on distingue également les activistes de tout acabit et les intellectuels de la go-gauche, les Galbraith, les Nader, les Yves Michaud, qui propagent l’idéologie socialiste et associent sans fondement tous les maux sociaux au capitalisme; on distingue enfin, et de façon paradoxale, les représentants des grandes entreprises, qui, cocus contents, ne savent pas reconnaître l’incohérence de leur position, tout en regardant de haut les petits entrepreneurs qui volent moins haut qu’eux. Au cœur même de l’empire capitaliste, les États-Unis, les grandes sociétés se révèlent trois fois plus généreuses à l’endroit des groupes idéologiques et politiques anti-marché, pro-gouvernement et anti-business qu’à l’endroit des groupes conservateurs et pro-marché.  
  
          Pour le plus grand bien de tous, l’ampleur de la menace que constitue le fétiche courant de la responsabilité sociale n’est pas alarmante. Le marché impose des limites serrées à ce gaspillage. Ces heureuses contraintes proviennent de la concurrence que subissent les entreprises à la fois sur le marché de leurs produits et sur le marché du capital et des managers. Le budget discrétionnaire du manager susceptible d’être affecté à l’altruisme à la mode ne peut dépasser une faible fraction du profit que dégagent les grandes entreprises. Les actionnaires ont le pouvoir de limiter l’arbitraire managériel. Ils peuvent bien sûr liquider les actions qu'ils détiennent dans les entreprises trop prodigues et surtout ils peuvent compter sur la menace que le marché du capital laisse constamment planer sur les managers pour le contrôle des grandes entreprises. En résumé, on peut dire que l’ampleur du gaspillage ne peut jamais dépasser ce qu’il en coûterait aux opposants pour monter des proxy fights effectifs, des fusions, des soumissions ou des prises de contrôle. En un mot, les sommes affectées à l’altruisme corporatif ne peuvent atteindre au maximum que ce qu’il en coûterait pour expulser les managers trop libéraux en place. Ça n’est pas rien, mais ça n’est pas non plus dramatique. Les estimations courantes en situent l’ampleur à moins de 3% des profits.  
  
          Au mieux, cette option est un cul-de-sac, qui ne mène donc nulle part. Au pire, elle sonnerait le glas de la croissance économique et du progrès tout court.  
  
  
1. P. Béland et J. Piché, Faites le bilan social de votre entreprise, Montréal, 
    Les Éditions Transcontinental, 1998.  >> 
  
  
  
Articles précédents de Jean-Luc Migué
 
 
 
sommaire
PRÉSENT NUMÉRO 
page suivante