Montréal,
le 15 mai 1999 |
Numéro
37
|
(page 4) |
page précédente
Vos
commentaires
NOVLANGUE
«
Le peuple québécois réprouve tout geste d'intimidation
ou d'intolérance, de quelque nature que ce soit, envers n'importe
lequel de ses membres. »
Lucien Bouchard
(après l'apparition
de graffiti « FLQ » dans la région de Québec.)
(Source: Presse canadienne)
|
|
LEMIEUX EN LIBERTÉ
EXPLORATIONS
ANARCHISTES
par Pierre Lemieux
Les règles de priorité aux intersections des rues et des
routes illustrent plusieurs questions concernant les règles de coordination
de la vie sociale. J'ai déjà publié un petit article
là-dessus et je vais continuer ici mes explorations dans cette voie(1).
S'il me fallait un prétexte pour revenir sur la question, j'invoquerais
le 8 mai, centième anniversaire de la naissance de Friedrich Hayek,
qui a consacré une bonne partie de son oeuvre à étudier
les règles de comportement compatibles avec un ordre social spontané.
En un premier temps, imaginons qu'il n'y ait pas d'autorité publique
pour établir les règles de priorité des véhicules
automobiles aux carrefours. La théorie des jeux a démontré
comment une règle spontanée s'établirait pour la simple
raison que, sauf à aimer les accidents d'automobile, aucun individu
n'a intérêt à violer une telle règle dès
lors qu'elle a commencé à se développer. La règle
émergente serait-elle la priorité à droite ou à
gauche, ou la priorité sur la route la plus importante, ou la priorité
au plus gros véhicule, ou quelque autre règle? Il est impossible
de répondre a priori, mais le contenu précis de la règle
importe peu: fera l'affaire toute règle capable de réduire
la probabilité d'un accident en établissement clairement
qui doit céder le passage. Le respect habituel d'une règle
de coordination justifie chacun d'anticiper que tous la suivront et lui
donne ainsi une force morale(2). |
|
Les règles spontanées de coordination émergent sans
avoir besoin d'être proclamées ou administrées: pensons
aux règles de la langue, de la morale ou de l'étiquette.
Mais rien n'interdit que des organisations particulières, qui font
aussi partie de l'ordre spontané, adoptent consciemment certaines
règles. Par exemple, si les rues appartenaient à des propriétaires
privés, ceux-ci participeraient à la découverte et
à l'expérimentation des règles de priorité.
La concurrence entre eux contribuerait à la découverte et
à l'adoption des règles les plus efficaces. Surtout si diverses
règles s'appliquent à différents endroits, on imagine
des propriétaires de rue installant des panneaux de signalisation
« Stop » ou « Priorité
à droite ». La considération de ce qui
se passerait dans des rues privées ne relève pas de la politique
fiction, puisque tels sont justement les parkings des centres d'achat et
les allées privées des lotissements de plusieurs maisons,
sans compter les rues des villes privées aux USA.
Le cas des stops
L'efficacité exige que la règle soit simple et claire afin
d'économiser l'information requise par chaque conducteur. Une règle
représente, comme l'avait déjà montré Hayek,
un moyen de contourner notre ignorance. Inversement, l'absence d'une règle
de comportement simple, claire et généralement acceptée
est génératrice d'inefficacité.
On le constate dans l'habitude qu'ont prise les conducteurs québécois
de ne pas obéir aux stops: ils se contentent de ralentir et continuent
s'ils jugent qu'il n'y a pas de danger. Rappelons qu'au Canada, ce sont
des stops ou des feux plutôt que la priorité à droite
qui régulent généralement la coordination de la circulation
aux carrefours; en fait, une bonne partie des carrefours urbains comporte
un stop à chacun des quatre coins. Observons deux conducteurs qui
s'approchent à peu près à la même vitesse et
à la même distance d'un tel carrefour. Chaque conducteur sait
que s'il arrive au stop le premier et fait mine de passer, c'est l'autre
qui aura intérêt à stopper. Chacun a donc intérêt
à ne pas ralentir afin de transmettre à l'autre le bon message:
« Moi, je passe! » Dans les termes
de la théorie des jeux, on a un jeu du vautour et de la colombe.
Une nouvelle règle se développe: le premier arrivé
est le premier qui passe. Mais comme chacun peut tenter d'arriver le premier,
c'est souvent le plus fonceur, le plus matamore des conducteurs qui aura
la priorité. Chaque conducteur a intérêt à observer
très attentivement le comportement de l'autre puisqu'une erreur
de sa part ne pardonnera pas: deux conducteurs qui jouent vautour se tamponneront.
La nouvelle règle exige que chaque conducteur consacre beaucoup
d'attention – donc d'énergie – à vérifier qu'aucun
véhicule ne lui coupera la route et, parce que la règle est
moins claire et dépend des comportements de chacun, à obtenir
de l'information sur les intentions vraisemblables des autres conducteurs.
Bien que plus efficace que l'absence de toute règle, la nouvelle
règle semble moins efficace que la règle antérieure.
« Je
crains toutefois que brûler un stop au Québec manifeste non
pas une révolte inconsciente contre l'arbitraire étatique
ni une disponibilité devant des règles plus efficaces, mais
bien plutôt le symptôme d'une sorte d'europe-de-l'estisation
de nos sociétés. »
|
|
De ces considérations, on conclura que celui qui brûle un
stop ne fait pas oeuvre de désobéissance civile, mais de
désobéissance incivile. Au lieu d'être «
bon voisin et mauvais sujet » comme Thoreau le
prescrivait, il est surtout mauvais voisin.
Une objection?
À cette application aux conducteurs québécois de la
théorie des règles de coordination, on peut opposer l'objection
suivante(3). Les stops constituent
une création bureaucratique et étatique inefficace (en comparaison
de la priorité à droite, par exemple), la preuve en étant
justement que les conducteurs n'obéissent plus. Ils n'obéissent
plus parce que les bureaucrates et les politiciens ont détourné
la fonction des stops, qui était de coordonner la circulation aux
carrefours, en une fonction de régulation de la vitesse. Étant
données les incitations des politiciens et des bureaucrates à
manipuler les règles de la sécurité routière,
les stops représentent un système de coordination inefficace,
la règle tombe en désuétude et sera remplacée
par une nouvelle règle spontanée et plus efficace.
Je ne suis pas certain que l'objection tienne. Premièrement, comme
je l'ai expliqué, il y a de bonnes raisons de croire que la règle
de remplacement qui semble se développer – premier arrivé,
premier servi – soit inefficace. Il est donc probable qu'elle ne constituera
qu'une étape dans l'émergence d'une nouvelle règle.
Entre-temps, les coûts de transition à payer se matérialiseront
dans les difficultés d'information et les accidents supplémentaires.
Deuxièmement, une règle de coordination sociale qui est maintenue
par l'État ne perd pas forcément son efficacité ni
sa moralité. Il y a des lois moralement acceptables même si
la légitimité de l'État qui est à leur source
est discutable(4), et les lois
qui reconnaissent des conventions de coordination nécessaires et
bénignes en font sans doute partie. Il est vrai que la règle
qui a été accréditée par l'État (le
stop) n'est pas forcément la plus efficace (en comparaison de la
priorité à droite), mais le fait qu'elle existe et qu'elle
ait déjà été généralement respectée
lui conférait peut-être un caractère de second best.
Concédons quand même ce qui doit être concédé:
l'État est aussi inefficace dans l'établissement des règles
de priorité que dans la production des soins médicaux ou
dans la protection de nos libertés. Et violer les stops dégénérés
n'est pas aussi délictueux qu'il y paraît à première
vue.
Je crains toutefois que brûler un stop au Québec manifeste
non pas une révolte inconsciente contre l'arbitraire étatique
ni une disponibilité devant des règles plus efficaces, mais
bien plutôt le symptôme d'une sorte d'europe-de-l'estisation
de nos sociétés: déresponsabilisés par l'étatisme
providentiel et la tyrannie administrative, les gens ne sont capables que
d'obéir aux ordres, ils deviennent incapables de respecter des règles
de coordination qui ne sont pas appuyées par la force. Ils trichent
avec n'importe quoi dès lors que la probabilité d'être
pris est faible. Dans cette perspective, le non-respect des stops entamerait
le capital de confiance et de contribution volontaire au bien public sur
lequel repose la vie sociale. On s'inquiétera alors de ce que nos
sociétés étatisées soient de plus en plus peuplées
de bons sujets et de mauvais voisins – soit exactement le contraire de
ce que prônait Thoreau.
Quoi qu'il en soit de la question des stops, sur laquelle on aimerait voir
plus de recherche, des règles de coordination sociale sont nécessaires,
avec ou sans État. La seule question est de savoir si l'efficacité
exige qu'une règle soit coercitive plutôt que facultative
et spontanée. C'est dans ces termes que se pose le problème
de la nécessité et de l'étendue du pouvoir politique
organisé. Les travaux économiques contemporains suggèrent
qu'une grande partie des règles de coordination nécessaires
à l'efficacité sociale ne dépend pas de l'intervention
coercitive du Pouvoir puisque, en général, l'intérêt
même de chaque individu lui dicte de suivre des règles qui
émergent spontanément pour réguler l'interaction sociale.
1. Voir mon « Civil
and Uncivil Disobedience: Would Henry David Thoreau Have
Obeyed Stop
Signs in Outremont, Québec? », Liberty,
juillet 1995. >>
2. Robert Sugden, The Economics
of Rights, Cooperation and Welfare, Oxford,
Basil Blackwell,
1986. >>
3. Je suis reconnaissant à
mon collègue le Pr Alain Albert de me l'avoir suggérée.
>>
4. À ce sujet, voir John
Simmons, On the Edge of Anarchy. Locke, Consent, and
the Limits
of Society, Princeton, Princeton University Press, 1993.
>>
©Pierre
Lemieux 1999
Articles précédents
de Pierre Lemieux |
|