Montréal,
le 15 mai 1999 |
Numéro
37
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LE MARCHÉ LIBRE
LES BOLCHÉVIKS
DE L'ENVIRONNEMENT
(seconde partie)
par Pierre Desrochers
Fidèle à sa politique de laisser son sens critique au vestiaire,
le journaliste Louis-Gilles Francoeur
célébrait le « Jour de la terre
» en rapportant dans Le
Devoir du 22 avril dernier l'essence de la pensée écologiste
du généticien et philosophe amateur Albert Jacquard
(voir chronique précédente).
Francoeur écrit ainsi qu'Albert Jacquard est de ceux qui plaident
pour une vision renouvelée de l'«
intérêt public » qu'il faut placer, dit-il, «
en concordance avec celui de
la planète ». Un courant de pensée en
pleine définition par les Ramonet
et Petrella, et qui pourrait bien devenir l'étendard de la gauche
au prochain siècle. |
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Le message de ces libre-penseurs est sans équivoque:
Les richesses naturelles, renouvelables ou pas,
constituent d'abord un patrimoine planétaire que nul État
n'a la légitimité de céder,
de laisser dilapider ou dévaster par des intérêts
privés, même au nom d'une vision,
d'ailleurs à courte vue, de la lutte contre
le chômage. Pour Albert Jacquard, il ne suffira pas de
traités, d'ententes et de protocoles internationaux
pour civiliser la gestion des ressources
naturelles de la planète: il faut que cela soit géré
par un Super-État.
La vraie mondialisation, c'est ça. Cette gestion
doit englober autant le pétrole, non renouvelable, que l'eau et
les forêts. Ça ne peut plus être
géré par les États, trop petits et souvent
trop vulnérables devant les grands intérêts économiques.
Il faut penser à une gestion
par l'ONU, entrevoir une gestion planétaire des
ressources. À l'instar des principaux
collaborateurs du Monde diplomatique,(voir LE MONDE
DES DIPLODOCUS, Le QL, no 7),
Jacquard oppose des fonctionnaires angéliques à des gestionnaires
privés démoniaques et ne s'abaisse pas à commenter
les nombreuses études ayant comparé la gestion publique
et privée des ressources naturelles.
La gestion publique des ressources
En réalité toutefois, la gestion publique des ressources
naturelles n'est pas une utopie, mais une réalité
complexe ayant déjà une très longue et très
peu reluisante histoire.
L'un des principaux chapitres de la gestion publique des ressources
naturelles américaines remonte à la création au
début du siècle du National Forest Service
à l'instigation de l'activiste Gifford Pinchot qui soutenait
alors que la gestion privée des forêts allait mener à
une pénurie de bois avant le début des années
1920. Cette initiative, couplée à plusieurs autres
dans les domaines miniers et de la gestion des ressources hydriques,
rompit alors avec la politique traditionnelle du gouvernement américain
qui était de vendre ou de distribuer les terres américaines
à des particuliers et à des entreprises.
L'héritage de ces politiques se reflète aujourd'hui
de façon dramatique dans la géographie de la propriété
foncière américaine. La plus grande partie de la côte
est appartient ainsi à des intérêts privés,
tandis qu'à l'ouest du Mississipi et en Alaska, le gouvernement
fédéral est le principal propriétaire foncier.
Or toutes les études le moindrement sérieuses sur
la gestion des terres américaines par l'État fédéral
ne montrent qu'une suite d'horreurs économiques et environnementales
résultant de privilèges accordés aux puissants
lobbys des producteurs agricoles ainsi qu'aux compagnies forestières
et minières(1).
Le cas des programmes d'irrigation est particulièrement révélateur.
Le gouvernement fédéral américain a ainsi subventionné
à outrance la construction de barrages, d'aqueducs et de
canaux d'irrigation depuis le New Deal des années
1930. On ne doit donc pas s'étonner que l'on fasse aujourd'hui
pousser de la luzerne en Arizona, car l'agriculteur américain
dans la portion ouest du pays ne paie en moyenne son eau qu'un cinquième
du coût de production réel(2).
Un économiste plutôt gauchiste du World Resources
Institute, Robert Repetto, a décrit ce système
de façon admirablement lucide:
Political manipulation, intimidation,
and corruption replace economic efficiency as ways to get ahead.
Inevitably, most of the available rents are captured by those with
power, influence, and wealth... Successful rent-seekers can well afford
to spend a portion of their rents to safeguard, defend, and increase
them. These defensive expenditures finance organizational efforts,
political contributions and lobbying... Those who control the allocation
of rents, whether administratively or politically, are in a position
of power... because they are dispersing rights to appropriate a
share... for themselves – often through corruption and monetary
gain, but also in other forms. Politicians gain votes and contributions,
and public agencies gain expanded budgets, staffs, and authority.(3)
Paradis socialiste
Malgré ces problèmes, la gestion publique dans une économie
mixte s'est avérée quand même bien moins dommageable
que dans les économies complètement planifiées. On
a ainsi observé dans les années 1970 et 1980 que les
tendances dans l'usage des ressources et de la pollution se sont
mises à diverger radicalement entre les économies
de marché occidentales et les économies d'Europe de
l'Est.
En fait, selon l'économiste Mikhail Bernstam, la dégradation
environnementale des économies socialistes a été
telle qu'elle peut être qualifiée de renversement de tendance
le plus important dans l'histoire de l'économie et de l'environnement(4).
Il relève ainsi qu'en 1987, l'émission de polluants industriels
et domestiques dans l'air était cinq fois plus élevée
en URSS qu'aux États-Unis, malgré un PIB deux fois
plus faible. Parallèlement, l'emploi des ressources polluantes
s'intensifiait à l'Est et se réduisait à l'Ouest.
De 1980 à 1986, l'énergie nécessaire pour générer
1$ de PIB diminue de 40% aux USA et de 25% au Canada, tandis qu'il
augmente de 10% en URSS, de 25% en Bulgarie et de 70% en ex-RDA.
« Lorsque
des fonctionnaires et des
politiciens gèrent les ressources naturelles, ils n'ont aucun
intérêt à en faire le meilleur usage, tout en étant
beaucoup plus susceptibles d'être influencés par le
lobbying de producteurs puissants. »
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Un autre économiste rapporte quelques horreurs de la gestion communiste
de l'environnement:
Exhibit “A” is perhaps the disappearance
of the Aral and Caspian Seas, due to massive and unchecked pollution, overcutting
of trees, and consequent desertification. Then there is Chernobyl, which
caused hundreds, if not thousands of deaths. For ferry boats in the Volga
River, it is forbidden to smoke cigarettes. This is not for intrusive paternalistic
health reasons as in the West, but because this river is so polluted with
oil and other flammable materials that there is a great fear that if a
cigarette is tossed overboard, it will set the entire body of water on
fire. Further, under Communism, there was little or no waste treatment
of sewage in Poland, the gold roof in Cracow's Sigismund Chapel dissolved
due to acid rain, there was a dark brown haze over much of East Germany,
and the sulfur dioxide concentrations in Czechoslovakia were eight times
levels common in the U.S.(5).
Les critiques de l'économie de marché soutiennent que le
libéralisme est un système à courte vue exploitant
pour le bénéfice des consommateurs actuels des ressources
qui appartiennent aux générations futures. Ils avancent
que le libéralisme mène inéluctablement à
l'épuisement des ressources non-renouvelables et ne fournit aucun
incitatif à la préservation. Or dans les faits, l'économie
de marché fournit beaucoup plus d'incitatifs pour préserver
et créer de nouvelles ressources que la gestion publique.
La différence fondamentale entre les deux systèmes
est que dans une économie de marché, les titres de propriété
sont clairement établis et que le propriétaire d'une
ressource a tout intérêt à en faire le meilleur
usage possible pour en obtenir le meilleur prix de vente. Lorsque
des fonctionnaires et des politiciens gèrent les ressources
naturelles, ils n'ont par contre aucun intérêt à
en faire le meilleur usage, tout en étant beaucoup plus susceptibles
d'être influencés par le lobbying de producteurs puissants.
De plus, quiconque obtient l'usage d'une ressource à travers le
processus politique n'a aucun intérêt à en planifier
la gestion à long terme, car il peut se la faire enlever
à tout moment par un autre exploitant plus influent. Comme
le souligne l'économiste Randall Holcombe dans son excellent
ouvrage Public Policy and the Quality of Life:
The problem with government ownership
of a resource is that nobody actually
has clear ownership rights, and no assignment of rights can be assumed
to be permanent. What politics grants, politics can later take away.
However, a private owner has every incentive to maintain and increase
the value of a resource because he or she has the right to sell
it for its market value.(6)
Le cas de la forêt boréale québécoise peut ainsi
servir d'illustration. Le poète Richard Desjardins est ainsi
tombé de haut lors de sa recherche pour son documentaire
L'erreur boréale lorsqu'il a adressé des questions
à un fonctionnaire et s'est fait répondre par un représentant
de compagnie. Comme il le dit lui-même au milieu de son documentaire:
« J'ai écrit au bon Dieu et c'est le diable qui
a répondu! »
Il est cependant tout à fait prévisible que dans un système
de gestion publique des ressources, les fonctionnaires des différents
ministères prennent fait et cause pour les industries qu'ils
sont censés gérer au nom de la collectivité
(on peut penser ici aux conflits perpétuels entre les fonctionnaires
de l'agriculture et ceux de l'environnement). On ne s'étonne donc
pas que les fonctionnaires responsables de la forêt soient
allés au bâton pour l'industrie du bois de sciage et des pâtes
et papiers. Par contre, si la forêt québécoise était
totalement privatisée, les entreprises forestières
auraient tout intérêt à penser à long
terme, et même à s'entendre avec les autres usagers de la
forêt (pourvoyeurs, éco-touristes, etc.) pour en maximiser
la valeur. La meilleure façon de prévenir d'autres
« erreurs boréales » est de
reléguer aux oubliettes la vision des bolchéviks de
l'environnement.
1. Voir le site du Political
Economy Research Center (PERC) pour une
liste détaillée
d'études
sérieuses sur le sujet. >>
2. Terry Anderson. « Water
Options for the Blue Planet », p. 279, dans Ronald Bailey
(ed.),
The True
State of the Planet, Free Press, 1995. Voir également le numéro
d'avril 1999 du
Fraser
Forum pour une
discussion plus complète de la non-vérité des coûts
dans le domaine
de la
gestion des ressources hydriques. >>
3. Cité par T. Anderson,
op. cit., p. 38. >>
4. Sylvain Gallais, 1992. Compte
rendu de « The Wealth of Nations and
the Environment »,
(Occasional
Paper no. 85, IEA) par Mikhail S.
Bernstam, Journal des Économistes
et des
Études Humaines, vol. 3,
no 1, 1991, p.
162. >>
5. Walter Block, «
Environmentalism and Economic Freedom: The Case for Private
Property
Rights », Journal of Business Ethics, vol.
17, 1998, (1887-1899), p. 1889. >>
6. Randall G. Holcombe, Public
Policy and the Quality of Life: Market
Incentives versus
Government
Planning, Greenwood Press, 1995, p. 29. >>
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