Montréal,
le 31 juillet 1999 |
Numéro
42
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LE MARCHÉ LIBRE
LES AVANTAGES
EXAGÉRÉS DE
L'EXPLORATION
SPATIALE
par Pierre Desrochers
Le trentième anniversaire de l'alunissage du module d'Apollo
11 a réveillé la fibre patriotique qui ne sommeille
jamais très profondément chez la plupart des Américains.
Certains commentateurs influents ont toutefois conservé leur sens
critique et ont ouvertement demandé à quoi avait servi un
programme spatial aussi extraordinairement dispendieux(1). |
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Les supporters de la NASA ont alors ressorti la vieille rengaine selon
laquelle les avancées techniques et scientifiques de l'agence américaine
avaient eu des retombées importantes dans l'économie civile,
un argument refaisant surface chaque fois que des administrations spatiales
et militaires doivent justifier leurs budgets. S'il n'est pas totalement
faux, il doit toutefois être remis en perspective.
Le transfert des techniques
On ne peut évidemment nier que certaines avancées réalisées
dans le cadre de l'exploration spatiale ont eu des retombées commerciales
intéressantes. Par exemple, certains administrateurs de la NASA
nous laissaient savoir il y a quelques années qu'une nouvelle technique
de biopsie et de mammographie découle directement de recherches
menées pour le télescope spatial Hubble(2).
Leurs collègues de l'Agence spatiale européenne ont de leur
côté monté un catalogue contenant plus de deux cent
illustrations de réutilisation de techniques associées à
leur programme. On y apprend notamment que des roues à paliers magnétiques
jouant un rôle vital dans la stabilisation des satellites limiteraient
les bruits et les vibrations de scanners à résonance magnétique
pour traiter des patients atteints du cancer. Un enregistreur biomécanique
et analogue ayant été mis au point pour étudier et
améliorer le travail des astronautes permettrait d'ausculter les
mouvements d'athlètes professionnels et d'enregistrer des mouvements
complexes de cascadeurs dans la production de films, et ainsi de suite(3).
Si le phénomène est indéniable, il est cependant faux
de croire qu'il est essentiellement limité aux secteurs spatial
et militaire, car l'histoire des techniques n'est qu'une longue suite de
réutilisations de techniques d'un domaine à un autre. On
observe en fait deux scénarios qui sont toujours les mêmes.
Dans le premier, des techniciens compétents résolvent un
problème dans un domaine et se rendent par la suite compte que le
savoir-faire qu'ils ont développé pourrait résoudre
d'autres problèmes dans d'autres secteurs. Dans le second, des techniciens
devant résoudre un problème s'inspirent d'une technique ou
d'une façon de faire qu'ils observent dans un autre contexte. Les
transferts de techniques entre différents domaines d'activité
sont donc monnaie courante.
« L'histoire
des techniques n'est qu'une longue
suite de réutilisations
de techniques
d'un domaine à
un autre. »
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Elihu Thomson, l'un des principaux techniciens à l'origine du succès
de General Electric, remarqua ainsi en 1869 qu'il ne se passait guère
une journée sans que l'on ne découvre un nouvel usage pour
l'électricité(4).
Au début du siècle, la fermeture à glissière
tarde à s'imposer dans l'industrie du vêtement, le marché
visé par ses concepteurs, mais ces derniers lui trouvèrent
entre-temps des débouchés dans la confection de porte-monnaie,
de combinaisons d'aviateurs résistant au vent, de gilets de sauvetage,
de bottes de caoutchouc, dans des étuis à crayons et des
bâches protectrices pour les bateaux. Ce n'est finalement que vingt
années après la mise au point du premier prototype véritablement
fonctionnel qu'on lui trouva des débouchés dans les vêtements
pour dames(5).
L'industrie américaine des bicyclettes de la fin du siècle
dernier illustre également le phénomène. L'historien
des techniques David Hounshell relate que ce sont les fabricants d'armes,
de machines à coudre et d'autres petits objets manufacturés
de la côte Atlantique qui réorienteront leur production vers
ce secteur en pleine croissance, tandis que simultanément dans la
région des Grands Lacs les fabricants de calèches, de wagons
de chemin de fer, de jouets de bois et de machineries agricoles feront
de même(6).
On constate le même phénomène dans l'industrie suisse
de la montre où plusieurs entreprises se sont diversifiées
dans les outils de chirurgie, les ressorts industriels, les traitements
de surface pour la lunetterie, les stylos, les baromètres mécaniques,
la sous-traitance micromécanique, les pompes à insuline,
les stimulateur cardiaques, les capteurs et les rétroviseurs spéciaux(7).
Gordon Moore, le fondateur et directeur d'Intel, dresse une longue liste
des différents usages des puces électroniques que l'on trouve
notamment dans les télévisions, les téléphones
cellulaires, les appareils domestiques, les automobiles, etc.(8).
Il est donc faux de croire que les recherches menées dans le cadre
de programmes spatiaux ont un effet moteur crucial, à la fois parce
qu'elles reposent souvent elles-mêmes sur des technologies commerciales
antérieures et parce que les techniciens et les ingénieurs
travaillant sur des projets exotiques oeuvreraient de toute façon
dans des secteurs de pointe dans l'entreprise privée, où
ils résoudraient des problèmes plus « terre
à terre ». L'exploration spatiale est peut-être
une entreprise justifiable – quoiqu'il est certain que le secteur privé
américain y serait beaucoup plus impliqué n'eut été
de l'interférence gouvernementale –, mais on ne peut vraisemblablement
affirmer qu'elle a des retombées économiques qui justifient
les fonds publics gigantesques qui y sont investis.
1. Voir notamment les chroniques
de Edward L. Hudgins du Cato Institute sur la NASA,
notamment
Celebrating the Lunar
Landing, Why
Hasn't Space Flight Developed as Rapidly
as Aviation?,
Time to Privatize
NASA, Is NASA
the Greatest Obstacle to Space Enterprise?.
>>
2. Agence France-Presse, «
De l'astronomie à la mammographie », La
Presse,
31
juillet 1994, p. C3. >>
3. Agence France-Presse, «
La technologie spatiale “descend” sur terre »,
La Presse,
22 juin 1997,
p. C9. >>
4. W. Bernard Carlson, Innovation
as a Social Process. Elihu Thomson and the Rise
of General Electric, 1870-1900, Cambridge University Press, 1991, p.
1. >>
5. Henry Petroski, The Evolution
of Useful Things, Alfred A. Knopf, 1992, p. 92-113.
>>
6. David Hounshell, From
the American System to Mass Production, 1800-1932,
Johns Hopkins
University Press, 1991, p. 208. >>
7. Olivier Crevoisier, Industrie
et région. Les milieux novateurs de l'Arc jurassien,
EDS,
1993, p. 101-4. >>
8. Gordon Moore, «
Intel – Memories and the Microprocessor », Daedalus
125 (2), p. 55. >>
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