Montréal, le 31 juillet 1999
Numéro 42
 
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NOVLANGUE
  
 
     « Je suis une femme qui respecte beaucoup les institutions et je n'aime pas qu'on les discrédite et qu'on les utilise. Sinon, on enlève tout espoir d'obtenir la confiance des citoyens. »   
  
Linda Goupil
min. de la Justice du Québec
 
 
 
(Source: Le Devoir) 
 
 
 
 
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
 
CONFESSIONS ESTIVALES D'UN REDNECK DU NORD
   
par Pierre Lemieux
   
  
          Comment les héritiers de la Magna Carta britannique, du Bill of Rights américain et de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 sont-ils devenus si puérils et serviles devant l'État(1)? Comment se fait-il que nos contemporains trouvent normal de demander des permis pour ceci et pour cela, de répondre à des questions indiscrètes de l'autorité, de se soumettre aux réglementations minutieuses de tyrannies administratives comme même Tocqueville, peut-être, n'en aurait pas imaginé? Dans quelle mesure, et jusques à quand, doit-on respecter l'opinion commune quand elle se traduit par des contrôles coercitifs croissants contre des modes de vie pacifiques mais impopulaires? Comment demeurer révolutionnaire tranquille? Où ces interrogations se situent-elles en regard de la place de l'homme dans l'univers? 
  
          Cet été-là, je mis – un peu – ces questions en veilleuse pour me retirer, naïf que j'étais, dans un lieu « où on ne voit l'État nulle part », comme disait Thoreau. 
  
          Peut-être aussi succombai-je à la tentation du redneck, mais quel homme libre connaissant l'Amérique en est à l'abri ? Le terme « redneck » décrit le travailleur blanc pauvre qui, courbé par les travaux extérieurs, se fait brûler la nuque par le soleil des États du sud, voire de la Pennsylvanie et de la Nouvelle-Angleterre. D'autres interprétations font remonter le terme aux « redshanks », rebelles écossais, ou aux « redlegs », esclaves blancs du Sud ou des Caraïbes. Le redneck est resté du « white trash », sorte de nègre blanc dont le mode de vie déplaît à l'intelligentsia. Selon Jim Goad, le redneck est, historiquement et culturellement, un rebelle qui s'oppose à la religion établie et aux flics(2).
 
 
Il rote, mais il est sympathique  

          Il est vrai que le redneck n'est pas toujours le plus beau spécimen d'humanité: il boit de la bière, rote, professe un patriotisme de saloon et une foi de charbonnier, et ignore nos plaisirs raffinés(3). On l'assimile souvent au « hillbilly », demi-civilisé qui vit dans les forêts des montagnes. Mais le redneck demeure sympathique: il est individualiste, travaille dur, hait l'État et déclare que, si on lui enlève ses armes, ce sera « from my dead, cold hand ». 
  
          De la manière la plus générale, on définira la redneckitude comme la culture de l'indépendance individuelle des petites gens dans les campagnes d'Amérique. S'il est vrai que la version canadienne diffère de l'original américain, la culture populaire de l'ouest canadien, voire celle des campagnes québécoises, participe de la redneckitude. Élément essentiel du patrimoine américain et canadien, la redneckitude représente la culture la plus menacée dans le monde actuel. 
  
          Redneck dans l'âme, j'ai pris ma retraite au fond des bois, ou presque, c'est-à-dire à l'endroit le plus reculé que je puisse m'offrir et où l'on peut établir une liaison Internet. Je suis parti avec mes armes, mes ordinateurs et ma copine. Même si le signal de Bell Mobilité n'arrive que faiblement sur ma colline, je me suis, pour la première fois de ma vie, procuré un téléphone mobile (un « cellulaire » comme on dit à l'américaine au Canada français). Le redneck n'est pas toujours un plouc technologique. Je me ballade en pick-up avec mon berger allemand, Walden. 
  
          Le 1er juillet, j'ai célébré la fête nationale du Canada en tirant quelques coups de feu dans ma forêt, espérant ainsi mériter les félicitations du ministre fédéral du Patrimoine. Mais seules les traditions factices des élites à la mode ont droit à la protection du Prince; les autres tombent sous le coup de leurs prétendues lois. Vous pouvez encore tirer en forêt si vous avez une « autorisation d'acquisition d'armes à feu » ou le « permis de possession » qui la remplace graduellement, si, par conséquent, vous avez suivi le camp de rééducation de deux jours qui est obligatoire depuis 1991 et répondu aux questions que la police vous a posées sur vos chagrins d'amour(4), si vous ne tirez qu'avec des armes agréées par le tyran, et si votre « contrôleur des armes à feu » a jugé que vous étiez un enfant sage. Toutes ces conditions sont évidemment assorties de peines allant jusqu'à dix ans de prison, puisque leurs lois liberticides ne sont pas des vœux pieux mais des menaces coercitives appliquées par leurs hommes armés. 
  
          Pardonnez-moi, mon Père, parce que j'ai péché(5). 
  
  
« Élément essentiel du patrimoine américain et canadien, la redneckitude représente la culture la plus menacée dans le monde actuel. »
 
 
          Dans les campagnes, on rencontre plein de pécheurs qui, s'ils s'étaient plus ou moins adaptés aux contrôles des armes à feu de 1977, ignorent qu'ils sont devenus des criminels depuis la loi de 1991 (parce que, disons, ils n'« entreposent » pas leurs armes selon les désirs du Prince), et qui ne savent pas encore quels obstacles ils devront surmonter pour posséder légalement des armes à mesure que l'inique loi C-68, adoptée en 1995, entre en vigueur. 
  
          Même chez moi, le tyran se croit chez lui. Il prétend m'interdire de mener des activités pacifiques avec des adultes consentants. Certains de ses agents – garde-chasse et garde-pêche – ont le « droit » légal de pénétrer sur mes terres à leur gré. Que le tyran soit majoritaire ou qu'il se réclame du peuple, qu'il soit à la fois partout et en aucun lieu déterminé, qu'il soit administratif, doux et tranquille à la Tocqueville, que la résistance se taise souvent avant même que ses agents ne dégainent leurs armes, tout cela ne doit pas nous empêcher d'appeler un tyran, un tyran. 
  
          Voulant célébrer la redneckitude canadienne, j'ai amené ma copine, « la grande six-pieds du lac Saguay », faire du tir sur mes terres. Elle n'avait aucun des permis requis puisqu'elle attend son camp de rééducation et qu'elle n'a pas encore renseigné la police sur ses chagrins d'amour. Le tyran la considère comme une mineure et lui interdit de posséder des armes. Quand elle manipule l'arme de quelqu'un d'autre, elle doit toujours demeurer « sous la surveillance directe » de celui-ci(6), comme disent leurs lois. En sujet respectueux de l'autorité, j'ai pris soin de mettre la main dans son slip pendant qu'elle tirait. 
  
          Les historiens de l'avenir s'interrogeront sur notre tyrannie administrative et notre acceptation de ce fascisme soft. C'était l'été de quatre-vingt-dix-neuf. 
  
  
1. « L'homme vivant sous la servitude des lois prend sans s'en douter une âme d'esclave. » 
    (Georges Ripert, Le Déclin du Droit, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 
    1949, p. 94.)  >> 
2. Jim Goad, The Redneck Manifesto, New York, Simon & Schuster, 1997.  >> 
3. Voir mon « Of French Caryatids and American Rednecks », Liberty, janvier 1998, reproduit ici.   >> 
4. La plupart des non-initiés croient que c'est là une figure de style. Mis en face des faits,  
    une partie d'entre eux admettent que, somme toute, l'État est justifié d'interroger des individus 
    sur leurs « déceptions sentimentales ». Voir mon « Questionnaire policier pour citoyens idiots 
    et irresponsables », Le Devoir, 29 juillet 1996, p. A-7, reproduit ici >> 
5. Voir aussi mes « Mémoires d'outre-tombe d'un criminel », Le Québécois libre, 18 juillet 1998, 
    reproduit ici >> 
6. Texte dit « loi sur les armes à feu », article 33, alinéa b.  >> 
  
  
©Pierre Lemieux 1999 
 
 
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