Montréal, le 31 juillet 1999
Numéro 42
 
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     « Les gens qui veulent suivre des règles m'amusent, car il n'y a dans la vie que de l'exceptionnel. » 
  
  
 Jules Renard
 
 
 
 
 
BILLET
  
NOS DESPOTES
BIEN-AIMÉS
  
par Brigitte Pellerin
   
   
          S'il y a une institution canadienne qui, bien que de façon sporadique, fascine le commun des mortels par son mystère et son imposante grandeur, c'est bien la Cour suprême. La récente sortie du juge en chef Antonio Lamer en a encore une fois fait la démonstration; la question de la place qu'occupe ce banc de neuf hauts personnages et l'importance politique de ses décisions ne laissent personne indifférent.  
  
          Même si on ne comprend pas tout à fait les conséquences des décisions prises par la Cour suprême, et même si on n'est pas exactement confortable avec l'idée que neuf personnes non élues puissent avoir le dernier mot sur les décisions politiques les plus cruciales pour l'avenir du pays, il reste que nous sommes profondément attachés à l'institution que représente la Cour suprême. Un peu comme les Anglais à la reine-mère; tout le monde sait qu'elle coûte une fortune à entretenir et qu'elle ne sert pas vraiment à grand-chose, mais personne n'oserait suggérer qu'on modifie son statut. 
 
 
           Bref, les juges de la Cour suprême ont quelque chose qui manque cruellement aux sénateurs: la crédibilité et la confiance de la population. Les juges de la Cour suprême représentent l'image du gardien de la justice et des droits individuels – du moins dans l'imaginaire collectif – et s'en séparer voudrait dire renoncer au moyen ultime qui s'offre à tout Canadien qui s'estime lésé dans ses droits de chercher réparation.  
  
          Mais sait-on vraiment ce que fabrique la Cour suprême? On ne s'y intéresse que quelques jours lorsqu'une décision importante est rendue ou quand un juge s'amuse à titiller les journalistes. Le reste du temps, bof, on s'en bat les couilles.  
  
          Et là est tout le problème. Si on laisse des personnages aussi importants que ceux-là sans surveillance, on risque de se ramasser avec quelques petites surprises qui nous éclateront tôt ou tard en pleine figure.  
  
L'agenda du juge 
  
          Ce que la populace ignore, c'est que les juges de la Cour suprême ne font pas que prendre des décisions une fois de temps en temps, lorsqu'un cas intéressant se présente à eux. Ils ne font pas que répondre aux questions qui leur sont posées, comme si chaque cas pouvait se résoudre en vase clos. Les juges ont chacun leur idée bien personnelle sur les lois et politiques publiques qui devraient être adoptées par les politiciens, pour le bien de la population. Les juges ont évidemment un agenda politique, qu'ils tentent tant bien que mal de dissimuler, mais qui paraît dans leurs jugements comme une bouton d'acné au milieu de la face.  
  
          Les décisions de la Cour suprême contiennent à peu près toujours des messages cachés quelque part entre les lignes de leurs jugements, parce que les juges savent que les décisions qu'ils rendent seront utilisées par les avocats et juges des cours inférieures dans d'autres cas similaires; et aussi parce que les juges de la Cour suprême sont coincés entre 1) ne pas laisser la porte ouverte à une interprétation trop large de leurs décisions, et 2) se peinturer dans un coin en énonçant des principes de droit clairs et simples qui auraient l'avantage d'être compris par tout le monde mais qui pourraient éventuellement se retourner contre la Cour.  
  
  
« Les juges ont évidemment un agenda politique, qu'ils tentent tant bien que mal de dissimuler, mais qui paraît dans leurs jugements comme une bouton d'acné au milieu de la face. »
 
 
          Dans tous les cas, le texte du jugement contient des indices sur les orientations politiques préférées de la Cour. En prêtant attention aux raisons avancées par les juges pour décider d'une question précise, on finit forcément par trouver des prises de position politiques particulièrement intéressantes en ce qu'elles dictent la direction dans laquelle devraient s'engager les politiciens.  
  
          Par exemple, la récente décision au sujet des droits d'un enfant de poursuivre sa mère pour dommages subis alors qu'elle était enceinte. Un enfant qui naît avec un handicap qui lui vient d'un accident de voiture dans laquelle sa mère était impliquée peut-il la poursuivre pour négligence?  
  
          Pratiquement tout le monde attendait les résultats de cette décision. Les juges allaient-ils pousser la responsabilité civile de la femme enceinte jusqu'à permettre à l'enfant qu'elle portait au moment de l'accident de la poursuivre quelques années plus tard? Ou allaient-ils plutôt favoriser les tenants du pro-choix et des groupes de femmes en disant qu'on ne pouvait quand même pas scruter à la loupe chaque décision – boire un verre de vin, fumer une moitié de cigarette, grimper les escaliers – que prennent les femmes enceintes et transformer leur vie en cauchemar pour neuf longs mois?  
  
          Au grand soulagement de presque tout le monde, les juges ont favorisé la deuxième option. À part les éternels chialeurs et les victimes universelles, pratiquement tout le monde était d'accord pour dire que franchement, il y a quand même des limites. Ce n'est pas comme si la mère avait tout fait pour nuire à son enfant – en passant, elle a aussi été gravement blessée lors de cet accident de voiture – ou comme si la mère ne semblait pas trop comprendre ce qui arrive au foetus lorsqu'on sniffe de la colle trois fois par jour. Les accidents, ça arrive. C'est affreusement triste, évidemment. Mais chercher un coupable – et une indemnité à vie – n'est pas toujours une solution acceptable. Des fois, il n'y a tout simplement pas de coupable.  
  
Entre les lignes 
  
          Mais ce jugement, en y regardant de plus près, nous dit autre chose. Il nous indique, d'une façon presque claire, quelle est la position de la Cour suprême du Canada sur l'avortement.  
  
          Si, si. Pensez-y deux minutes. La Cour décide qu'un enfant ne peut poursuivre sa mère pour dommages subis alors qu'elle était enceinte. L'argument principal: le foetus et la mère ne font qu'un. Il ne s'agit pas de deux « êtres », mais bien d'un seul. Conclusion logique? Si la mère et son foetus ne font qu'un, ça veut dire qu'on ne peut s'opposer à l'avortement. Comment invoquer les droits de quelque chose qui n'existe pas pour empêcher une femme de mettre fin à sa grossesse?  
  
          Le plus important de l'affaire, c'est le message envoyé par la Cour aux politiciens canadiens: si vous interdisez l'avortement, on vous tape sur les doigts. Ce qui compte, c'est de réaliser que les neuf juges non élus qui siègent à la Cour suprême du Canada ont le dernier mot sur à peu près n'importe quelle loi ou politique publique et que si on n'y prête pas attention, on se retrouvera bientôt avec quelques surprises sur les bras.  
  
          Comme quoi on ne devrait jamais laisser un si grand pouvoir sans surveillance. 
 
 
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