Montréal, le 28 août 1999
Numéro 44
 
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NOVLANGUE
  
 
     « Ça ne peut être plus clair. Alors oui, nous préconisons des réductions de taxes et oui, nous sommes en faveur de dépenses pour faire face à certains problèmes. »   
  
Jean Chrétien
(lors du caucus des députés libéraux à Halifax, où ceux-ci ont discuté de ce que le gouvernement devait faire avec les surplus budgétaires - source: Presse canadienne)
 
 
 
 
 
 
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
 
L'ÉTAT-PROVIDENCE
  
par Pierre Lemieux
   
  
          On connaît des défenseurs de la liberté qui visent les pauvres en attaquant l'État-Providence. Ce mépris des pauvres s'observe non seulement chez les randiens purs et durs et leur gourou elle-même(1), mais aussi chez les chantres obtus de la libre entreprise, qui ignorent qu'en économie, comme dit Buchanan, chaque individu compte pour un (« and that is that »)(2) et que le système étatisé actuel, en récompensant les faux entrepreneurs politiques et les intellectuels stipendiés autant que – pour combien de temps encore? – quelques vrais entrepreneurs, empêche toute une classe de gens de gagner honnêtement leur pain quotidien. 
  
          Nous vivons dans une « société bloquée » (pour reprendre l'heureuse expression de Michel Crozier), où les diktats et les interdits du Prince, appuyés par ses hommes armés, réglementent étroitement l'accès au marché et au travail et en exclut la frange la moins productive de la société. Pensons au salaire minimum, aux réglementations corporatistes (dans la construction ou le taxi, par exemple), aux permis de travail exigés. Si on a sans doute raison de voir dans l'assisté social autant une victime de la coercition étatique qu'un profiteur du système, on peut, en contrepoint, considérer le membre de l'establishment, avec ses subventions d'argent volé, ses privilèges et prébendes étatiques, comme un assisté social de luxe. 
  
          Qui a peur de la Providence? Imaginons qu'un despote éclairé, ou un groupe qui s'intitule « la société » et se dit « responsable de ses membres », cueille chaque année, tombant du ciel, une manne de ressources réelles comme des appartements, des paniers d'épicerie, des hôpitaux et des hospices de même que, pour faire fonctionner ces derniers, des esclaves gratuits et heureux. Imaginons que le cueilleur distribue les biens et services ainsi produits auprès d'individus frappés par le mauvais sort. Supposons enfin que la manne pourrirait sans l'intervention de notre cueilleur. La conclusion est évidente: tant mieux pour les bénéficiaires. 
 
 
L'État assureur
 
          Dans le monde réel, il n'y a pas de manne. Les ressources utilisées pour aider les malheureux ne tombent pas du ciel, mais sont détournées de l'usage auquel les destinaient ceux qui avaient un droit antérieur sur elles. Le béton utilisé dans la construction des HLM aurait autrement été acheté par des constructeurs de salles de théâtre; ou ceux qui détenaient des droits sur des ressources réelles – droits appelés « monnaie » – se seraient procuré autre chose que du béton pour satisfaire leurs propres préférences de consommateur. Bref, les ressources de l'État-Providence ont été prises à quelqu'un, bon gré, mal gré. 
  
          La question de savoir si c'est de bon gré ou de mauvais gré est cruciale. Si on peut présumer que tout le monde consent à ce qu'une association contractuelle appelée « État » assume les fonctions d'une mutuelle d'assurances sociales, celle-ci se nourrit de ressources que les contribuables lui ont volontairement cédées. Ce contractualisme, implicite ou tacite, se présente comme le fondement moral de l'État moderne et de son volet providentiel(3). 
  
          Dans quelle mesure cette justification de l'État en général et de l'État-Providence en particulier est-elle admissible? Question fondamentale de la philosophie politique et de la théorie économique, qu'il ne saurait être question de résoudre ici(4). Disons simplement qu'un État fondé sur un consentement implicite ou tacite est d'autant plus vraisemblable que son domaine d'action et son pouvoir sont limités. De sorte que l'État-Providence a d'autant plus de prétentions à la légitimité qu'il se rapproche du modèle de l'assurance volontaire; inversement, il est d'autant moins légitime qu'il embrigade des individus de force. 
  
  
« L'État qui vole au secours de tous les malheureux doit aussi voler dans l'autre sens du terme, c'est-à-dire prélever des impôts qui atteignent rapidement des niveaux spoliateurs. »
 
  
          C'est pourquoi, si les théoriciens libéraux classiques ont rejeté l'État-Providence à la Bismark, à la Beveridge, à la Mitterrand, à la Chrétien ou à la Clinton, ils ont souvent accepté que l'État joue un rôle dans la sécurité sociale, mais à condition de respecter autant qu'il est possible le modèle de l'assurance volontaire, à condition que l'État ne se réserve pas de monopole (dans l'assurance maladie, par exemple) ni ne prétende instituer une quelconque « justice sociale ». C'est la thèse que soutenait Hayek: « Si plusieurs des nouvelles activités d'assistance des gouvernements représentent une menace pour la liberté, c'est donc parce que, sous l'allure de simples activités de service, elles constituent en fait un exercice du pouvoir coercitif de l'État et reposent sur des privilèges qu'il se réserve dans certains domaines(5). » 
  
          L'État-Providence est dangereux non pas parce qu'il aide les pauvres – ce que, du reste, il fait peu et mal –, mais parce qu'il repose sur la coercition. Il s'écroulerait s'il ne disposait pas d'hommes armés pour faire respecter les contrôles qu'il impose nécessairement avec ses largesses. 
  
          L'État qui vole au secours de tous les malheureux doit aussi voler dans l'autre sens du terme, c'est-à-dire prélever des impôts qui atteignent rapidement des niveaux spoliateurs – plus de 50% des revenus dans la plupart des démocraties actuelles. Pour prélever ces impôts, il doit étouffer la résistance avec toute une inquisition fiscale et sa panoplie de contrôles. Il pourchasse les travailleurs illégaux et emprisonne des évadés fiscaux. Comme l'argent ne règle pas tout, il doit aussi égaliser et contrôler de plus en plus les conditions de la vie, qu'il s'agisse de l'éducation des enfants, des soins à donner aux malades, ou des choix et de la discrimination naturelle dans les relations humaines, et cetera. 
  
          L'État devenu dispensateur de toutes grâces, les groupes corporatistes s'organisent pour mettre la main sur la cagnotte. L'État-Providence incarne ainsi une forme du corporatisme moderne. 
  
L'État répressif 
  
          Ce n'est pas tout. L'État-Providence doit tout savoir, au mieux pour retrouver celui qui a besoin d'aide, au pire pour retracer le mauvais contribuable et le citoyen asocial. Il numérote et fiche ses citoyens. Il rode la tyrannie administrative jusqu'au point où, contrôlé avec douceur, le citoyen est heureux comme un chien qui a un bon maître. La main de velours de l'État fait oublier son gant de fer. Qui résisterait à un maître si doux – à supposer, bien sûr, que le maître lui ait laissé les moyens de la résistance? Ainsi, disait Hayek il y a un demi-siècle, l'État nous conduit sur « la route de la servitude »(6). 
  
          Si on était forcé de choisir entre, d'une part, l'idéal social-démocrate de l'État-Providence et, d'autre part, la tyrannie administrative des États réglementeurs et contrôleurs actuels, le partisan de la liberté jetterait certes son dévolu sur le premier. Mais le problème est que l'État-Providence a besoin des moyens de la tyrannie administrative. 
  
          On touche ici à la question de la fin et des moyens. Comme le disait Hayek, « le problème ici n'est pas tellement dans les objectifs que dans les moyens utilisés par l'État »(7). Le drame de la politique moderne est que l'on trouve toujours une bonne raison, variable selon les modes mais toujours aussi impérieuse, pour augmenter les pouvoirs de l'autorité politique, écraser l'individu et réduire sa liberté. Prenons un exemple: aucune raison ne devrait justifier la police d'interroger sur leurs chagrins d'amour des individus pacifiques et accusés d'aucun crime; la tyrannie administrative en a pourtant trouvé(8). Nous sommes de plus en plus esclaves parce que nous acceptons que la fin politique justifie les moyens administratifs-policiers. 
  
          L'expression « État policier » relève du pléonasme, puisque l'État se justifie d'abord par sa fonction policière. Si tout État est par nature policier, il demeure que certains sont plus supportables ou moins insupportables que d'autres. L'État-Providence des sociaux-démocrates naïfs est moins dangereux que la tyrannie administrative, encore que celle-ci est, en pratique, nécessaire à celui-là. Ainsi, le problème de l'État-Providence se trouve davantage dans l'État que dans la Providence. 
  
  
1. On trouvera une remarquable introduction à l'oeuvre de Ayn Rand dans Chris Matthew Sciabarra, 
    Ayn Rand. The Russian Radical, University Park, Pennsylvania State University Press, 1995.  >> 
2. James M. Buchanan, The Limits of Liberty. Between Anarchy and Leviathan, Chicago, University 
    of Chicago Press, 1975, p. 2; traduction française: Les limites de la liberté, Paris, Litec, 1993.  >> 
3. On glisse ainsi de James Buchanan à John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, 
    Harvard University Press, 1971.  >> 
4. Voir, par exemple, John T. Sanders et Jan Narveson (sous la direction de), For and Against the State. 
    New Philosophical Readings, Londres, Rowman & Littlefield, 1996; ainsi que ma recension intitulée 
    « Sommes-nous moralement tenus d'obéir aux lois? », Le Figaro-Économie, 12 septembre 1996, 
    et reproduite à http://www.pierrelemieux.org/artlegit.html >> 
5. Friedrich A. Hayek, The Constitution of Liberty, Chicago, University of Chicago Press, 1960, p. 258: 
    « The reason why many of the new welfare activities of government are a threat to freedom, then, is that, 
    though they are presented as mere service activities, they really constitute an exercise of the coercive 
    powers of government and rest on its claiming exclusive rights in certain fields. »  >> 
6. Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, Chicago, University of Chicago Press, 1944; traduction française: 
    La Route de la Servitude, Paris, Librairie de Médicis, 1945.  >> 
7. Friedrich A. Hayek, The Constitution of Liberty, p. 258: « Our problem here is not so much the aims 
    as the methods of government action. »  >> 
8. Ce n'est pas une figure de style; voir mon « Questionnaire policier pour citoyens idiots et irresponsables », 
    Le Devoir, 29 juillet 1996, p. A-7, reproduit à http://www.pierrelemieux.org/artaaaf.html >> 
  
  
©Pierre Lemieux 1999 
 
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