Montréal,  9 oct. - 22 oct. 1999
Numéro 47
 
  (page 4) 
 
 
page précédente 
            Vos commentaires           
 
 
 
 

 
 

NOVLANGUE
 
 
    « Il nous faut expliquer aux Québécoises et aux Québécois que l'avenir de leur État, que leur capacité comme peuple, comme nation, de contrôler leur destinée, sont en danger comme ils l'ont rarement été auparavant. » 
  
 
Lucien Bouchard
incitant ses militants à relancer la ferveur séparatiste lors d'une réunion du PQ à Drummondville
  
 
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
DÉ(LIVRE)Z-NOUS
DU MARCHÉ
  
 
  par Gilles Guénette
  
          À peine le rapport du Groupe sur la consolidation et la rentabilité du réseau des librairies déposé, la nouvelle ministre québécoise de la Culture et des Communications, Agnès Maltais, annonce la création d'un autre groupe de travail chargé celui-là d'étudier les pratiques commerciales qui régissent le commerce du livre. Le nouveau groupe présidé par l'ex-président de la CSN, le syndicaliste Gérald Larose, et composé des habitués de la faune consensuelle – dans ce cas-ci, les représentants d'associations de libraires (ALQ), d'éditeurs (ANEL) et de distributeurs (ADELF) – a débuté ses travaux le mois dernier et a comme mandat de trouver des moyens d'assurer la viabilité de tous les maillons de la chaîne du livre. 
  
          Au coeur de cette éternelle tourmente – une tourmente récemment ravivée par l'« investissement » de près de 2 millions $ de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) dans la fusion des deux grandes chaînes de librairies Renaud-Bray et Garneau – on retrouve une poignée de libraires indépendants qui se disent de plus en plus menacés par les aléas du libre marché. Et afin de définir les problèmes auxquels ils font face, de bien camper leur position et d'alimenter les interminables discussions du nouveau machin de la ministre Maltais, ces libraires indépendants organisent des colloques régionaux, multiplient les sorties dans les médias électroniques et alimentent les sections « Opinion » dans la presse écrite. En jeu, la santé intellectuelle de toute une nation... ni plus, ni moins. 
 
 
Quand le livre va, tout va 
  
          La librairie de fonds, en plus d'offrir des best-sellers, tient un inventaire de recueils de poésie, de traités philosophiques, d'ouvrages de référence, de petites et grandes oeuvres théâtrales, etc. Selon l'Association des libraires du Québec, on en compte actuellement 296 à travers la province. Sont incluses dans cette liste les quelque 206 librairies agréées par le ministère de la Culture qui fournissent en livres, les commissions scolaires, bibliothèques et autres institutions de la province. Ces entreprises sont de tailles variables, elles sont présentes partout sur le territoire québécois et, sauf celles situées dans la grande région de Montréal, sont toutes généralistes – c'est-à-dire que leur clientèle a accès à l'ensemble de la production francophone, soit environ 350 000 titres, sur place ou sur commande spéciale. 
  
          Le libraire indépendant organise des lectures publiques, des conférences, des tables rondes; il participe à des lancements et à des émissions littéraires diffusées sur les ondes de radios ou de télés; il collabore aux divers salons du livres... bref, il est impliqué à fond dans les milieux de la lecture et de l'édition. Mais voilà que depuis quelque temps, les grandes surfaces viennent jouer dans ses plate-bandes en vendant à rabais des best-sellers. La vente de ces livres grand public aide l'indépendant à poursuivre sa « mission » de promotion de la lecture en amortissant les coûts qu'entraîne le maintien d'un inventaire de livres moins bons vendeurs. En fait, ce qu'il reproche aux grandes surfaces c'est de venir gruger le seul marché qui lui permet de maintenir en place de tels inventaires et, par le fait même, de mettre en péril la poursuite de cette mission qu'il s'est donnée.  
  
          Comme on s'en doute, les indépendants réclament une intervention du gouvernement afin qu'il légifère et les sauve des mains du libre marché et de la domination des grandes surfaces – les Wal-Mart, Club Price, Zellers, mais aussi tous les Renaud-Bray/Garneau, Champigny, Indigo et Chapters de ce monde. Les solutions suggérées sont toujours les mêmes: le prix unique, le prix plafond, etc. Mais si le service offert par les libraires indépendants est si bon, leurs intentions, si nobles et que les grands magasins n'offrent de toute façon qu'un ramassis de livres de recettes et de best-sellers, pourquoi se sentent-ils si menacés? Les consommateurs sont-ils à ce point aveuglés par l'attrait du rabais? 

Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font 

          À entendre certains petits libraires, les propriétaires des grandes surfaces ne sont en affaires que pour amasser le plus de fric dans le moins de temps possible – alors qu'eux n'y sont que pour le plus grand bien de la collectivité et l'épanouissement de la culture. Hmm... Les grandes surfaces n'embaucheraient que des demeurés qui n'ont jamais lu autre chose que des traductions de romans de Jackie Collins ou de John Grisham et qui ne savent offrir qu'un service bâclé et dépersonnalisé. Quant au consommateur, il n'aurait plus toute sa tête quand vient le temps de magasiner un bouquin... comme s'il était soudainement dépossédé de tous ses moyens et attiré, tel un aimant, vers les grandes surfaces (sans doute, est-ce la force d'attraction qui est plus grande) quand l'appel de la lecture se fait entendre. 
  
 
  
« Les entreprises ne dictent pas les moeurs
de magasinage des consommateurs.
Il n'y aurait pas une multiplication des grandes
surfaces si les gens n'en voulaient pas. »
 
 
 
          La réalité est évidemment tout autre. Le consommateur a plus de chances de trouver ce qu'il cherche dans une grande surface étant donné l'ampleur du choix auquel il a accès sur place – et ce, qu'il sache ce qu'il veut (il a un titre en tête), qu'il sache plus ou moins ce qu'il veut (il a une série de titres et de noms d'auteurs en tête, mais veut bouquiner avant d'arrêter son choix), ou qu'il ne sache pas du tout ce qu'il veut (il ne connaît aucun auteur et n'a jamais lu un livre de sa vie). « Oui mais le libraire indépendant peut suggérer des oeuvres auxquelles le lecteur n'aura pas nécessairement pensé », diront certains. Peut-être, mais comme personne ne détient le monopole des bonnes suggestions de lecture, le consommateur en mal d'idées peut très bien consulter ses amies, ses collègues de bureau, les différentes chroniques qui traitent du sujet et, God forbid!, les employés de grandes surfaces. 

          Et si les Zellers, Wal-Mart et Club Price ne tiennent pas de littérature dite de fonds (philosophie, économie, poésie...), c'est peut-être parce que leurs clients n'en réclament pas. On imagine mal l'étudiant écolo magasiner le dernier essai sur la gestion de l'éco-système en temps de grands bouleversements climatiques chez Zellers. Ou l'étudiant en philo rechercher le controversé traité sur la nature épistémologique de la caverne de Platon au Club Price à Brossard. Ceux qui recherchent ce genre de littérature savent où le trouver et sont très bien servis par les Renaud-Bray, Archambault, Champigny et autres qui en possèdent d'assez bonnes sélections. 
  
          De plus, il n'est pas dit que la cliente du Club Price qui, sous le coup de l'impulsion, achète le dernier roman de Donna Tartt entre le comptoir des viandes froides et le département des luminaires se déplacerait vers une petite librairie de quartier pour acheter ce même livre ou un recueil de nouvelles signé Lise Bissonnette. Dans ce sens, une mesure comme un ajustement (à la hausse) du prix en grande surface aurait pour seul effet de réduire la quantité déjà minime de livres achetés par cette hypothétique cliente. À une époque où on nous les casse constamment avec l'importance de la lecture dans une saine société francophone et tout le bataclan, cette lecture n'est-elle pas autant justifiée que n'importe quelle autre?  

          En gros, le consommateur fréquente la petite librairie de quartier 1) parce qu'elle est située à proximité de chez lui, ou sur le trajet qu'il emprunte tous les jours, 2) parce qu'il a développé une relation amicale avec la propriétaire de l'établissement, 3) parce qu'il a une aversion pour tout ce qui est gros, ou 4) parce que la librairie est spécialisée dans un genre littéraire qui répond à ses goûts. Ce qu'on peut observer là où les grandes surfaces sont plus susceptibles de s'installer, c'est-à-dire dans les grands centres urbains, c'est justement que la plupart de ces petites librairies se sont trouvé une niche (ésotérisme, voyage, littérature gaie, science-fiction, voitures de course...) qu'elles exploitent à fond. 

Des solutions by the book 

          Le sort des petites librairies ne repose pas entre les mains d'un Lucien Bouchard ou d'une éventuelle intervention de son gouvernement. Il repose sur le dynamisme des libraires, leur originalité et surtout, leur capacité à s'ajuster aux nouvelles réalités de leur clientèle. Une infime minorité de librairies de fonds doivent concurrencer directement les grandes surfaces sur un même terrain. Celles installées en régions ou dans les petits villages sont beaucoup plus menacées par le manque d'intérêt de leurs clients potentiels (le Québécois moyen achète à peine trois livres par an, un adulte sur cinq ne sait pas lire...) que par ces gros supermarchés du livre. 

          Au lieu de se tourner automatiquement vers l'État pour réclamer des solutions à leurs problèmes, les libraires gagneraient à se spécialiser et à promouvoir ce qui les différencie des supermarchés. Une librairie comme l'Androgyne est reconnue parce qu'elle s'est spécialisée dans la littérature gaie. Un Wal-Mart aurait beau s'installer juste en face d'elle sur le boulevard Saint-Laurent qu'elle ne serait pas menacée. Même chose pour des librairies comme Ulysse, spécialisée dans le tourisme et le voyage; Nouvel Âge, dans l'ésotérisme et les sciences occultes; ou Nébula, dans la science-fiction et le fantastique. 

          Au lieu de spontanément se tourner vers l'État pour réclamer de nouvelles protections, les libraires indépendants gagneraient à se regrouper en associations de services et/ou groupes d'achat en commun. Si l'un des principaux problèmes de rentabilité auxquels ils font face est celui de la mince marge de profit, de tels regroupements pourraient, par l'achat en gros, les aider à l'augmenter. De plus, le partage des coûts reliés à d'éventuelles campagnes promotionnelles leur permettrait d'économiser d'importantes sommes.  

          Les entreprises – le marché – ne dictent pas les moeurs de magasinage des consommateurs. Ces derniers ne sont pas les victimes d'un système capitaliste qui forme à un rythme toujours plus effréné de nouvelles tendances sans se soucier de leur capacité de s'adapter ou de payer. Au contraire, les entreprises ne font que s'ajuster aux nouvelles réalités du consommateur. Il n'y aurait pas une multiplication des grandes surfaces si les gens n'en voulaient pas. 

          Ceci dit, il est à prévoir que le gouvernement Bouchard se laissera aller une fois de plus à son réflexe habituel et créera une nouvelle catégorie de privilégiés. Les libraires indépendants pourront tranquillement continuer à faire ce qu'ils font, protégés qu'ils seront par un prix unique, un quelconque programme de primes à l'achat hors grandes surfaces ou un je ne sais quoi. Nos élus auront cédé une fois de plus devant un groupe organisé et chacun de nous finira par payer plus cher, ou également cher, ses livres. On n'en sort pas, c'est un peu ça le modèle québécois.  
 
 
  
Articles précédents de Gilles Guénette 

 
 
 
sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO
page suivante