Montréal, 9 oct. - 22 oct. 1999 |
Numéro
47
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Quand le livre va, tout va
La librairie de fonds, en plus d'offrir des best-sellers, tient un inventaire de recueils de poésie, de traités philosophiques, d'ouvrages de référence, de petites et grandes oeuvres théâtrales, etc. Selon l'Association des libraires du Québec, on en compte actuellement 296 à travers la province. Sont incluses dans cette liste les quelque 206 librairies agréées par le ministère de la Culture qui fournissent en livres, les commissions scolaires, bibliothèques et autres institutions de la province. Ces entreprises sont de tailles variables, elles sont présentes partout sur le territoire québécois et, sauf celles situées dans la grande région de Montréal, sont toutes généralistes – c'est-à-dire que leur clientèle a accès à l'ensemble de la production francophone, soit environ 350 000 titres, sur place ou sur commande spéciale. Le libraire indépendant organise des lectures publiques, des conférences, des tables rondes; il participe à des lancements et à des émissions littéraires diffusées sur les ondes de radios ou de télés; il collabore aux divers salons du livres... bref, il est impliqué à fond dans les milieux de la lecture et de l'édition. Mais voilà que depuis quelque temps, les grandes surfaces viennent jouer dans ses plate-bandes en vendant à rabais des best-sellers. La vente de ces livres grand public aide l'indépendant à poursuivre sa Comme on s'en doute, les indépendants réclament une intervention du gouvernement afin qu'il légifère et les sauve des mains du libre marché et de la domination des grandes surfaces – les Wal-Mart, Club Price, Zellers, mais aussi tous les Renaud-Bray/Garneau, Champigny, Indigo et Chapters de ce monde. Les solutions suggérées sont toujours les mêmes: le prix unique, le prix plafond, etc. Mais si le service offert par les libraires indépendants est si bon, leurs intentions, si nobles et que les grands magasins n'offrent de toute façon qu'un ramassis de livres de recettes et de best-sellers, pourquoi se sentent-ils si menacés? Les consommateurs sont-ils à ce point aveuglés par l'attrait du rabais? Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font
À entendre certains petits libraires, les propriétaires des
grandes surfaces ne sont en affaires que pour amasser le plus de fric dans
le moins de temps possible – alors qu'eux n'y sont que pour le plus grand
bien de la collectivité et l'épanouissement de la culture.
Hmm... Les grandes surfaces n'embaucheraient que des demeurés qui
n'ont jamais lu autre chose que des traductions de romans de Jackie Collins
ou de John Grisham et qui ne savent offrir qu'un service bâclé
et dépersonnalisé. Quant au consommateur, il n'aurait plus
toute sa tête quand vient le temps de magasiner un bouquin... comme
s'il était soudainement dépossédé de tous ses
moyens et attiré, tel un aimant, vers les grandes surfaces (sans
doute, est-ce la force d'attraction qui est plus grande) quand l'appel
de la lecture se fait entendre.
La réalité est évidemment tout autre. Le consommateur a plus de chances de trouver ce qu'il cherche dans une grande surface étant donné l'ampleur du choix auquel il a accès sur place – et ce, qu'il sache ce qu'il veut (il a un titre en tête), qu'il sache plus ou moins ce qu'il veut (il a une série de titres et de noms d'auteurs en tête, mais veut bouquiner avant d'arrêter son choix), ou qu'il ne sache pas du tout ce qu'il veut (il ne connaît aucun auteur et n'a jamais lu un livre de sa vie).
Et si les Zellers, Wal-Mart et Club Price ne tiennent pas de littérature
dite de fonds (philosophie, économie, poésie...), c'est peut-être
parce que leurs clients n'en réclament pas. On imagine mal l'étudiant
écolo magasiner le dernier essai sur la gestion de l'éco-système
en temps de grands bouleversements climatiques chez Zellers. Ou l'étudiant
en philo rechercher le controversé traité sur la nature épistémologique
de la caverne de Platon au Club Price à Brossard. Ceux qui recherchent
ce genre de littérature savent où le trouver et sont très
bien servis par les Renaud-Bray, Archambault, Champigny et autres qui en
possèdent d'assez bonnes sélections.
En gros, le consommateur fréquente la petite librairie de quartier 1) parce qu'elle est située à proximité de chez lui, ou sur le trajet qu'il emprunte tous les jours, 2) parce qu'il a développé une relation amicale avec la propriétaire de l'établissement, 3) parce qu'il a une aversion pour tout ce qui est gros, ou 4) parce que la librairie est spécialisée dans un genre littéraire qui répond à ses goûts. Ce qu'on peut observer là où les grandes surfaces sont plus susceptibles de s'installer, c'est-à-dire dans les grands centres urbains, c'est justement que la plupart de ces petites librairies se sont trouvé une niche (ésotérisme, voyage, littérature gaie, science-fiction, voitures de course...) qu'elles exploitent à fond. Des solutions by the book Le sort des petites librairies ne repose pas entre les mains d'un Lucien Bouchard ou d'une éventuelle intervention de son gouvernement. Il repose sur le dynamisme des libraires, leur originalité et surtout, leur capacité à s'ajuster aux nouvelles réalités de leur clientèle. Une infime minorité de librairies de fonds doivent concurrencer directement les grandes surfaces sur un même terrain. Celles installées en régions ou dans les petits villages sont beaucoup plus menacées par le manque d'intérêt de leurs clients potentiels (le Québécois moyen achète à peine trois livres par an, un adulte sur cinq ne sait pas lire...) que par ces gros supermarchés du livre. Au lieu de se tourner automatiquement vers l'État pour réclamer des solutions à leurs problèmes, les libraires gagneraient à se spécialiser et à promouvoir ce qui les différencie des supermarchés. Une librairie comme l'Androgyne est reconnue parce qu'elle s'est spécialisée dans la littérature gaie. Un Wal-Mart aurait beau s'installer juste en face d'elle sur le boulevard Saint-Laurent qu'elle ne serait pas menacée. Même chose pour des librairies comme Ulysse, spécialisée dans le tourisme et le voyage; Nouvel Âge, dans l'ésotérisme et les sciences occultes; ou Nébula, dans la science-fiction et le fantastique. Au lieu de spontanément se tourner vers l'État pour réclamer de nouvelles protections, les libraires indépendants gagneraient à se regrouper en associations de services et/ou groupes d'achat en commun. Si l'un des principaux problèmes de rentabilité auxquels ils font face est celui de la mince marge de profit, de tels regroupements pourraient, par l'achat en gros, les aider à l'augmenter. De plus, le partage des coûts reliés à d'éventuelles campagnes promotionnelles leur permettrait d'économiser d'importantes sommes. Les entreprises – le marché – ne dictent pas les moeurs de magasinage des consommateurs. Ces derniers ne sont pas les victimes d'un système capitaliste qui forme à un rythme toujours plus effréné de nouvelles tendances sans se soucier de leur capacité de s'adapter ou de payer. Au contraire, les entreprises ne font que s'ajuster aux nouvelles réalités du consommateur. Il n'y aurait pas une multiplication des grandes surfaces si les gens n'en voulaient pas.
Ceci dit, il est à prévoir que le gouvernement Bouchard se
laissera aller une fois de plus à son réflexe habituel et
créera une nouvelle catégorie de privilégiés.
Les libraires indépendants pourront tranquillement continuer à
faire ce qu'ils font, protégés qu'ils seront par un prix
unique, un quelconque programme de primes à l'achat hors grandes
surfaces ou un je ne sais quoi. Nos élus auront cédé
une fois de plus devant un groupe organisé et chacun de nous finira
par payer plus cher, ou également cher, ses livres. On n'en sort
pas, c'est un peu ça le modèle québécois.
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