Montréal,  9 oct. - 22 oct. 1999
Numéro 47
 
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LE DÉFERLEMENT DE L'ÉTAT
  
  
Les dépenses publiques 
au Canada, en 
pourcentage du PIB: 
  
  
1926            15% 
  
1948            21% 
  
1966           30% 
  
1996             46% 
  
  
  
(Source: Statistique Canada) 
 
  
 
 
LE MARCHÉ LIBRE
 
IL Y A 30 ANS, LA RIVIÈRE CUYAHOGA BRÛLAIT
  
par Pierre Desrochers
  
  
          Il y a trente ans cette année, la rivière Cuyahoga, qui coule au coeur de Cleveland (Ohio) avant de se déverser dans le lac Érié, prit feu et brûla pendant 24 minutes. L'événement n'attira au départ que peu d'attention, mais il acquit toutefois au cours des mois suivants une valeur symbolique importante et justifia partiellement l'avalanche de réglementations environnementales américaines du début des années 1970. Il est de bon ton dans la plupart des milieux écologistes, même les plus modérés, de blâmer le libre marché pour cet incident(1). Or dans les faits, ce sont des facteurs naturels et les interventions politiques qui sont les plus responsables.  
  
Les facteurs naturels 
  
          La rivière Cuyahoga est un cours d'eau dont le débit semble comparable, du moins de visu, à celui de la rivière Richelieu au Québec. Sa géographie est toutefois particulière. Sa partie amont est, dans l'ensemble, relativement rectiligne et caractérisée par un fort débit. Sa forme change radicalement dans la ville de Cleveland, alors qu'elle se transforme en l'une des rivières les plus sinueuses qu'il m'ait été donné de voir.  
  
          Il n'est donc pas étonnant qu'à travers son histoire, des débris de bois et d'autres objets aient périodiquement formé d'importants amas contre les piliers de certains ponts du centre de la ville et qu'ils aient pris feu lorsque des étincelles produites par une roue de train défaillante les touchèrent. Et c'est effectivement ce qui se produisit en 1936 et en 1952 lors de feux beaucoup plus importants que celui de 1969. S'il est toutefois indéniable que la rivière Cuyahoga était particulièrement polluée il y a trente ans et que les diverses huiles usées qui flottaient à la surface attisèrent le brasier, il est cependant faux de croire que la pollution de la rivière était attribuable à une défaillance de l'économie de marché. 
 
 
Les facteurs politiques 

          J'ai souligné dans une chronique précédente (voir DÉRÉGLEMENTER N'EST QU'UNE PREMIÈRE ÉTAPE POUR VAINCRE LA POLLUTION, le QL no 1) comment la définition et l'application des droits de propriété, une composante essentielle des économies de marché, est un moyen efficace de combattre la pollution, car lorsque les déchets d'un producteur affectent la propriété d'un autre individu, ce dernier peut intenter une poursuite pour arrêter les activités nuisibles. C'est d'ailleurs ce qui se produisit dans la plupart des pays industrialisés au début du dix-neuvième siècle, car en de nombreux endroits, des entreprises polluantes situées en aval d'une rivière furent poursuivies par d'autres producteurs en amont qui avaient besoin d'eau claire pour leur production. Mais parce que certains producteurs étaient plus influents que d'autres, nombre de politiciens entreprirent de « légaliser la pollution » en la réglementant. L'auteur d'un traité d'ingénierie civile du début du siècle illustre bien le problème en rapportant les propos d'un fonctionnaire belge sur les plaintes formulées par l'industrie des pêcheries: 

          It is, indeed, an exaggeration to demand, as has been done, a system of purification so complete that water, having undergone treatment, shall contain neither ammonia, sulphuric acid, nitrous acid, or any organic matter... nor any organic ferment, nor « algae » or their germs characteristic of impure water... In fact, the committee for the improvement of fisheries have even insisted on the absence of anything injurious to fish in purified effluents on their immediate issue from the factory, and therefore undiluted. In this matter Dr. Weigelt remarks that the income of German river fisheries amounts to eight million of francs, whilst the value of products obtained by manufactures which give rise to refuse water, is eight thousand millions. The same condition of affairs must exist in Belgium(2).
  
  
« Si le feu de la rivière Cuyahoga occupe une place de choix dans le folklore environnementaliste contemporain, il reflète bien davantage les défaillances du système politique que celles du libre marché. »
 
 
 
          On entreprit donc dans plusieurs régions des économies avancées de passer outre au respect des droits de propriété en adaptant des législations spéciales au profit de grandes industries qui transformèrent littéralement les rivières en « égoûts de la nature » n'étant pas assujetties aux poursuites civiles(3). Ce fut notamment le cas de l'Ohio où l'on créa en 1951 le Ohio Water Pollution Control Board (OWPCB). Bien que le libellé du nouvel organisme ait semblé prometteur en déclarant illégale la pollution des rivières de l'État, il contenait cependant une clause spécifiant que la loi s'appliquait partout « ... except in such cases where the water pollution control board has issued a valid and unexpired permit »(4) 
  
          Dans les faits, le OWPCB accorda des permis à toutes les entreprises qui rejetaient leurs déchets dans des rivières déjà polluées. Au début des années 1960, certaines entreprises et individus intentèrent des poursuites contre les principaux pollueurs, mais leurs tentatives échouèrent, car l'autorité du OWPCB fut jugée prépondérante sur la common law. Comme le remarqua le maire de Cleveland après l'incendie de 1969: « We have no jurisdiction over what is dumped in there... The state gives [industry] a license to pollute »(5). 
  
          Malheureusement, bon nombre d'activistes environnementaux entreprirent dès lors de promouvoir l'adoption de lois environnementales fédérales (notamment le Clean Water Act de 1972) plutôt que de revenir au principe de « strict liability ». Cette démarche ne fit au bout du compte que déplacer le problème, car les réglementations fédérales, en imposant l'adoption de certaines techniques et de niveaux tolérables de pollution, « légalisèrent » tout autant la pollution(6). Si le feu de la rivière Cuyahoga occupe une place de choix dans le folklore environnementaliste contemporain, il reflète toutefois bien davantage les défaillances du système politique que celles du libre marché. 
  
  
  
1. Marian R. Chertow and Daniel C. Esty (eds), Thinking Ecologically. The Next Generation 
    of Environmental Policy, New Haven, Yale University Press, p. 1, 1997.  >> 
2. W. Naylor, Trade Waste: Its Treatment and Utilisation. With Special Reference to the Prevention 
    of Rivers Pollution, London, Charles Griffin and Company, p. 5, 1902.  >> 
3. Louis Blumberg and Robert Gottlieb, War on Waste, Washington, Island Press, p. 7, 1989.  >> 
4. Stacie Thomas, « Cuyahoga Revisited », PERC Reports, vol. 17, no. 3, p. 4, June 1999.  >> 
5. Idem.  >> 
6. Roger Meiners and Bruce Yandle, « Common Law and the Conceit of Modern Environmental Policy », 
    George Mason Law Review, vol. 7, no. 4, Summer 1999.  >> 
 
 
 
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