Montréal,  6 nov. - 19 nov. 1999
Numéro 49
 
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.   
   
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.   
      
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.      
  
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.      
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
ÉDITORIAL
  
DIX ANS PLUS TARD,
LES MURS INVISIBLES
 
par Martin Masse
 
  
          Il y a exactement dix ans, le 9 novembre 1989, une brèche s'ouvrait dans le Mur de Berlin. Dans les mois qui ont suivi, le communisme a achevé de s'effondrer dans les pays d'Europe de l'Est et de l'Union soviétique, derrière ce qu'on a aussi appelé le Rideau de fer.  
  
          Contrairement à ce qu'affirmait au début de la décennie l'auteur américain Francis Fukuyama dans un livre dont le titre est resté célèbre, nous n'assistons cependant pas à la « fin de l'histoire ». La menace collectiviste paraît moins évidente et les enjeux n'ont plus la même urgence que lorsque la terreur nucléaire gardait l'équilibre entre les deux camps. Mais l'affrontement se poursuit toujours entre les idées qui misent sur la liberté et la responsabilité individuelles et celles qui justifient l'autoritarisme et l'asservissement. Seules les lignes de combat se sont déplacées. Et même si le Mur de Berlin est tombé, d'autres murs sont restés en place ou ont été érigés depuis, à l'Est comme chez nous en Occident. 
  
La division persiste à l'Est 
  
          On a parlé beaucoup, au cours de la dernière décennie, du mur invisible qui subsiste entre l'ex-République fédérale et l'ex-République « démocratique » d'Allemagne. Plusieurs anciens Allemands de l'Est qui profitaient de l'ancien régime n'ont tout simplement pas accepté la défaite de leur idéal ou n'ont pas réussi à s'adapter aux nouvelles règles du jeu capitalistes. Les milliards de marks transférés de l'Ouest vers l'Est n'ont pas tout réglé. Et comme l'explique le premier président de la Lituanie libérée Vytautas Landsbergis, la division persiste aussi entre les pays de l'ex-bloc communiste qui ont entrepris des réformes rapides et radicales après la chute du Mur et ceux qui ont tergiversé ou carrément tenté de décourager les changements: 
  
          Another illusion that lingers from that time is the sense that the Berlin Wall has ceased to exist. Alas, it is still here. The bricks and cement it was made of may have disappeared, but the spiritual blocks it left behind have not tracelessly disappeared. They continue to separate and suppress people, and not only in Germany.  
   
          Post-Communist societies can still be divided into two camps. One camp includes countries that had adjusted to the Soviet way of doing things and now experience discomfort from the insecurity that freedom brings. The other camp contains those that are not frightened by the trials that freedom poses. Comfort expressing one's views is the key dividing line. Communist societies awarded people with the privilege not to think or decide for themselves; some countries and people apparently prefer that security to the confusion they now experience. (Wall Street Journal)
 
 
          On se souviendra qu'au début de la décennie, les intellos gauchistes occidentaux qui ne souhaitaient pas voir la liberté et le capitalisme s'installer trop rapidement sur les ruines du communisme suggéraient la méthode des petits pas et dénonçaient les partisans d'un changement trop brusque. Dix ans plus tard, le verdict est clair: les réformistes pressés, ceux qui ne croyaient pas qu'on pouvait se maintenir indéfiniment entre la tyrannie et la liberté, ni qu'une économie pouvait à la fois être flexible et planifiée, ont réussi à ramener leur pays dans le giron de la civilisation occidentale. C'est le cas, notamment, de la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovénie et les pays baltes. Gabor Demszky, maire de Budapest et l'un des dirigeants de l'Alliance des libéraux démocrates en Hongrie, est optimiste quant à l'avenir de ce pays:  
  
          More and more Hungarians want to decide the most important matters themselves. One year after our third free elections, it is increasingly clear that citizens reject the idea of an omnipotent state. The majority of Hungarians have tasted freedom, and it has left a cathartic impression on them. Freedom is no longer an abstract idea. Today, they ask concrete and sensible questions: Who spends the money we earn? Do we make decisions or does some office decide for us? Do we choose a school for our children or does a bureaucrat tell us where to take them? (WSJ) 
  
          Ailleurs, en Russie, au Bélarus, en Ukraine, en Serbie et en Roumanie, les gouvernements n'ont pas réussi à instaurer les institutions et mécanismes essentiels à une société démocratique et à une économie de marché et la situation continue d'être chaotique. Elle le restera aussi longtemps que des réformes capitalistes cohérentes ne seront pas entreprises. Ce ne sont pas des milliards de nos dollars envoyés sans notre consentement par nos gouvernements et le Fonds monétaire international dont ces pays ont besoin, c'est d'une nette rupture avec le passé et d'un engagement ferme en faveur de la liberté, un démantèlement complet des murs invisibles.  
  
Sommes-nous vraiment libres?  
  
          Ici en Amérique du Nord, la bataille contre les totalitarismes n'a bien sûr jamais eu lieu. Communistes et fascistes sont restés une petite minorité, même dans les périodes où ils dominaient sur d'autres continents. Nous vivons une période de prospérité inégalée dans l'histoire de la civilisation, les technologies modernes comme l'internet permettent une liberté de communication et d'expression sans précédent, en même temps que le champs de l'autonomie individuelle s'est élargi avec la disparition de nombreux tabous et normes sociales et religieuses oppressives.  
  
          Posons-nous toutefois les mêmes questions concrètes que les Hongrois: Qui dépense l'argent que nous gagnons? Prenons-nous nous-mêmes les décisions ou sont-elles prises quelque part dans un bureau quelconque? Pouvons-nous choisir une école pour nos enfants ou est-ce un bureaucrate qui nous indique où les envoyer? Dans tous ces cas, nous ne sommes pas libres: c'est l'État qui confisque la moitié de notre revenu et l'État qui s'arroge le pouvoir de décider un tas de choses qui ne devraient concerner que nous-même.  
  
 
  
« La réalité, c'est que même dans des pays qui ont officiellement été toujours “libres”, des milliers de maçons sont à l'oeuvre pour construire des murs de Berlin invisibles. »
 
 
 
          La réalité, c'est que même dans des pays qui ont officiellement été toujours « libres », des milliers de maçons sont à l'oeuvre pour construire des murs de Berlin invisibles. Tout le monde prétend vouloir la liberté, mais bien peu de gens la défendent de façon cohérente et systématique. Les milieux d'affaires veulent le libre marché, mais préférablement dans le cadre d'un marché protégé où leur industrie est subventionnée; les syndicats veulent la liberté de défendre les employés, mais aussi le droit d'imposer leurs diktats à tous les travailleurs; les artistes veulent la liberté d'expression, mais aussi une protection contre la culture étrangère et des fonds publics qui les rendent dépendants de l'État; le citoyen moyen veut des baisses d'impôts, mais réclame en même temps plus de services publics; des gens qui se disent ouverts et tolérants s'indignent de la persécution policière envers les échangistes, mais demandent du même souffle qu'on persécute les fumeurs et qu'on bannissent l'anglais de la place publique; etc. etc. 
  
Corruption morale à Chandler  
   
          C'est souvent la population elle-même qui réclame à cor et à cri la construction de murs de Berlin invisibles. Ces derniers jours, les citoyens de la petite ville de Chandler en Gaspésie ont manifesté contre la décision de la compagnie Abitibi-Consolidated de fermer la papetière locale, entraînant par le fait même 600 mises à pied. C'est tragique pour les personnes concernées, mais l'usine était l'une des moins productives en Amérique du Nord. L'économie est un système complexe en constant renouvellement, et il est inutile de tenter de figer les choses comme elles l'étaient par le passé. Lorsqu'un processus de création de richesse a perdu sa raison d'être économique, on ne peut le maintenir qu'en le faisant fonctionner à perte, en y engloutissant de la richesse créée ailleurs. 
  
          C'est justement ce que les citoyens de Chandler exigent des gouvernements. Corrompus moralement, comme une partie importante de la population de leur région, par des décennies de dépendance envers l'État – exactement comme l'étaient les citoyens des pays communistes – ils considèrent qu'un revenu stable leur est dû, rationalité économique ou pas. Lors de la manifestation, des pancartes et des orateurs ont dénoncé le « cochon capitaliste » qui dirige la compagnie et demandé aux gouvernements d'intervenir pour la garder ouverte coûte que coûte. Ils ont aussi déclaré que cette usine leur appartenait et que rien n'en sortirait, quelle que soit la décision de la compagnie.  
  
          Le gouvernement provincial a adopté le lendemain de la manifestation un « plan d'urgence » de 12,5 millions $ pour « venir en aide » à la population frappée par la fermeture. Il a assoupli les critères d'entrée pour accorder de l'aide sociale aux employés licenciés et a annoncé le lancement d'un fonds de 7,5 millions $ – un autre fonds de saupoudrage! – pour « accélérer les projets susceptibles de diversifier l'économie de la Gaspésie ». Ce faisant, il ne fait bien sûr que relancer et consolider le cycle de dépendance qui ronge le potentiel de cette région. Au lieu de tenter de s'adapter à la nouvelle situation, les habitants de Chandler pourront donc se retrancher derrière un mur artificiel maintenu par le gouvernement. Mais comme l'écrit Vytautas Landsbergis à propos d'ex-pays communistes toujours dans la dèche, « some countries and people apparently prefer that security to the confusion they now experience » 
  
Les briques dans nos têtes  
  
          La lutte héroïque contre les totalitarismes est peut-être terminée, mais celle qui vise à protéger la liberté contre des centaines de petites attaques se poursuit de plus belle, ici comme dans les ex-pays de l'Est. Il faut maintenant lutter non pas contre une tyrannie sanguinaire, contre un monstre bien identifié qui suscite facilement l'antagonisme, mais plutôt, dans un contexte où tout le monde prétend valoriser la liberté, contre l'incohérence. 
  
          Même s'ils constituent des cibles faciles, il est en effet trop simple de dénoncer uniquement les politiciens et la classe de parasites bureaucratiques qui nous gouvernent. Ces gens n'ont que le pouvoir que nous leur accordons. Ces murs invisibles, ils les construisent en prenant pour matériau les briques que chacun de nous porte dans sa conscience, les briques de la dépendance, de la peur, de l'insécurité, de la résignation, de la complaisance, de l'hypocrisie, de la convoitise, de l'indifférence. 
  
          La liberté n'est pas un cadeau que nous accorderont nos bons dirigeants si nous le méritons; c'est d'abord une attitude, des choix que nous faisons tous les jours, une indépendance personnelle que nous entretenons et des limites que nous imposons à ceux qui tentent de nous contrôler et de nous asservir à leurs causes. Cette attitude est loin d'être très répandue et valorisée dans le Québec contemporain, comme ailleurs en Occident. Dix ans après la chute du Mur de Berlin, il est encore impossible de conclure que la liberté a vraiment triomphé pour de bon.   
  
  
  
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L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
 
  
Le Québec libre des  
nationalo-étatistes  
 
 
          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »   

Alexis de Tocqueville  
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 
 
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