Dans un article d'une rare lucidité, le journaliste s'est finalement
rendu compte que ce n'est pas parce qu'une ressource est publique qu'elle
appartient vraiment aux contribuables! M. Francoeur a connu
son chemin de Damas au début du mois de décembre lorsqu'il
a suggéré à ses lecteurs d'aller se chercher un sapin
sur les terres publiques. Le journaliste s'est toutefois rapidement fait
rabrouer par une attachée de presse du ministre des Ressources naturelles
qui lui rappela qu'au Québec, personne n'a le droit de couper un
arbre pour usage personnel sur les terres publiques, un droit définitivement
retiré à la population en 1986 lors de l'abolition des dernières
forêts cantonales.
Profondément indigné de la situation, M. Francoeur
y est allé d'une rare réflexion personnelle dans sa chronique
du 22 décembre dernier:
«
On en est là, au Québec! Les campeurs qui coupent
trois sapins pour monter une grosse tente sont des pirates de la forêt.
Le randonneur qui arrache une petite pousse plantée au milieu d'un
tapis de mousse pour se reposer est un braconnier d'arbres. Le chasseur
qui s'ouvre un sentier pour sortir son orignal est un pilleur d'arbres.
Le canotier qui s'ouvre un accès à l'eau est un requin de
la forêt publique. Nettoyer un carré de tente en coupant le
malheureux sapin planté au milieu du seul espace plat du coin n'est
ni plus ni moins qu'une coupe à blanc sauvage: une vraie. Pensez
à l'iniquité qui en résulterait pour les pauvres multinationales
de la forêt qui doivent, elles, pour couper à blanc, obtenir
des permis, faire des plans de coupe, acheter d'énormes machines?
»(1)
Cette situation paraît d'autant plus étonnante au chroniqueur
que « 100 000 sauvageons de moins, répartis dans
l'ensemble des forêts publiques, n'a la plupart du temps que des
effets bénéfiques sur la productivité forestière
vu la propension des sapins à pousser en talles où chacun
étouffe ».
M. Francoeur poursuit donc sa montée de lait dans un autre paragraphe
digne de mention:
«
Hydro-Québec paye pour faire couper les sapins bien rondelets
qui poussent dans ses emprises électriques! Mais c'est illégal
de les couper dans les emprises publiques (on peut le faire dans les emprises
privées avec permission du propriétaire). Quant au gouvernement,
il encourage ouvertement les fermiers à nettoyer leurs boisés
pour en stimuler la productivité. Et tout le milieu forestier fait
à grands frais des éclaircies pré-commerciales pour
permettre à la forêt de respirer. Mais personne ne peut couper
un sauvageon en forêt publique sans devenir un pilleur du bien public.
Cela montre à quel point le gouvernement est devenu l'intendant
des grands exploitants forestiers, qui ont obtenu le monopole d'exploitation
des arbres vivants. »
« Un système où la propriété est
considérée comme une ressource gratuite qui est l'héritage
commun de l'humanité et peut être utilisé par tout
le monde mène inévitablement à la destruction de cette
ressource. »
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M. Francoeur a donc finalement réalisé, après plus
d'une vingtaine d'années passées à couvrir les questions
environnementales, que le bon peuple – le « véritable
propriétaire de la forêt » – n'a rien à
dire dans la gestion de la « richesse collective
». Le journaliste a toutefois une solution toute trouvée
pour remédier au problème: redonner à la forêt
québécoise le statut de « bien commun
». Son remède est toutefois pire que le mal qu'il décrit.
La
tragédie des biens communs
La solution de M. Francoeur est très simple: redonner à nos
forêts le statut juridique des ressources hydriques:
«
Lors des audiences publiques sur l'eau, des procureurs sont venus
expliquer à quel point le statut juridique de l'eau était
intéressant parce que cette ressource était, selon notre
code civil, une res communa, un bien commun dont le gouvernement
peut, évidemment, régir certaines formes d'exploitation mais
dont chacun peut s'assurer un usage domestique inconditionnel. »
Cette approche est toutefois suicidaire. Le problème, c'est qu'un
système où la propriété est considérée
comme une ressource gratuite qui est l'héritage commun de l'humanité
et peut être utilisé par tout le monde mène inévitablement
à la destruction de cette ressource. Le processus est bien connu
depuis des lustres et a par exemple été décrit par
Aristote pour expliquer certains problèmes de l'utopie communiste
de Platon. L'article contemporain le plus influent sur le sujet, The
Tragedy of the Commons, a été publié par le biologiste
et écologiste Garret Hardin en 1968 dans le prestigieux magazine
Science.
Hardin présente le problème de façon succinte: «
Imaginez une prairie ouverte à tous. On peut s'attendre à
ce que chaque berger essaie d'élever autant d'animaux que possible
sur la prairie commune. De tels arrangements peuvent fonctionner de manière
relativement satisfaisante pendant des siècles parce que les guerres
tribales, les famines, les maladies maintiennent le nombre des animaux
et des hommes bien en dessous des capacités de la terre. »(2)
Il arrive toutefois un moment où une certaine stabilité sociale
s'établit et où la logique inhérente aux biens communs
engendre immanquablement la tragédie.
Le problème, c'est que chaque berger cherche à maximiser
ses gains et se demande donc: « Quelle est l'utilité
pour moi d'ajouter un animal supplémentaire à mon troupeau?
» La réponse va de soi. Parce que la ressource naturelle
qu'est le pâturage appartient à tout le monde, la seule action
rationnelle pour un berger est d'ajouter un animal de plus à son
troupeau, puis un autre, et un autre. Et il va sans dire que tous ses confrères
font de même. Et c'est là que réside la tragédie,
car chaque exploitant est enfermé dans une logique qui l'amène
à accroître son troupeau sans limites dans un monde où
personne n'a d'incitatifs à augmenter la productivité du
pâturage, ce qui conduit à brève échéance
à sa destruction. Comme le souligne Hardin, « dans
une société qui croit en la liberté des pâtures
communes, chacun cherchant à servir au mieux ses intérêts,
la ruine est la destination vers laquelle tous les hommes se précipitent.
La liberté des biens communs apporte la ruine à tous
». Il en est ainsi depuis des temps immémoriaux. Aristote
a aussi développé une argumentation similaire en observant
la dégradation progressive des îles grecques à son
époque.
La tragédie des biens communs est un phénomène qui
est, règle générale, bien compris par les écologistes
un peu sophistiqués. Ces derniers s'en servent toutefois le plus
souvent pour invoquer la nécessité de la réglementation
publique, ce qui mène immanquablement à des restrictions
sévères comme celles mises en place par les fonctionnaires
du ministère des Ressources naturelles et que dénonce Louis-Gilles
Francoeur.
Il y a toutefois une autre solution à la tragédie des biens
communs: la privatisation des ressources. Comme je l'ai souligné
plus en détail dans une chronique précédente, le propriétaire
d'une ressource a beaucoup plus d'incitatifs que les fonctionnaires à
en planifier la gestion à long terme (voir LES
BOLCHÉVIKS DE L'ENVIRONNEMENT – seconde partie,
le QL, no 37). Ce qui est
paradoxal, c'est que les citoyens ont souvent un meilleur accès
aux forêts privées qu'aux forêts publiques, comme nous
le verrons dans la prochaine chronique.
1.
Louis-Gilles Francoeur. « Se faire passer le sapin
du siècle
», Le Devoir, 22
décembre 1999, p. B5. >>
2.
Les citations françaises de Hardin sont tirées de
Max Falque et Guy Millière,
Écologie
et Liberté,
Paris, Litec, 1992. >>
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