Paradoxe
idéologique
Dans la tête de bien des gens aussi confus que cette journaliste,
le capitalisme n'est pas un système économique fondé
sur la propriété privée, la liberté d'entreprendre
et une implication idéalement minimale de l'État dans l'économie,
un système qui a permis ces derniers siècles le plus grand
accroissement de la richesse dans l'histoire humaine; c'est plutôt
une sorte de complot qui permet à de grandes compagnies de leur
voler leur argent par l'entremise du gouvernement.
Ironiquement, l'une des plus évidentes manifestations de l'inutilité
de l'intervention étatique dans l'économie et de la corruption
de la classe de parasites qui nous gouvernent, la distribution de fonds
publics aux entreprises, est donc devenue un argument populaire contre
le libre marché. L'alternative à ce « capitalisme
d'État », où le gouvernement puise de
l'argent dans les poches des contribuables pour le donner aux entreprises,
devient alors pour beaucoup de gens une variante du paradis socialiste,
où le gouvernement « redistribue la richesse
» en taxant plutôt les méchants capitalistes
exploiteurs au profit du petit peuple.
C'est ce type de paradoxe idéologique qui nous fait prendre conscience
à quel point les partisans d'une politique soi-disant «
centriste », interventionniste modérée, à
mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme, peuvent être plus
dangereux à long terme pour la liberté que les socialistes
cohérents qui prônent ouvertement plus d'État. Au moins,
on peut facilement comprendre ce que demandent les seconds: plus de taxes,
de dépenses, de réglementation, de planification, de redistribution
de la richesse, de tyrannie bureaucratique; moins de liberté d'entreprendre,
de commercer, de travailler et de consommer, moins de choix à tous
égards. On peut les attaquer directement pour ce qu'ils sont, sans
détour.
Les premiers au contraire disent reconnaître la supériorité
de l'économie de marché sur l'économie planifiée,
mais veulent toutefois l'encadrer et aider les entreprises à performer,
à devenir compétitives et à se développer avec
l'aide de nos « ressources collectives ».
Ils ne sont pas les ennemis des entrepreneurs et des gens d'affaires, comme
les socialistes plus radicaux, mais adorent plutôt couper les rubans
avec eux et être perçus comme leurs plus grands amis. Ils
donnent donc l'impression de favoriser le capitalisme, mais leurs actions
visent en fait à placer le secteur privé sous la tutelle
d'un État paternaliste, ce qui est exactement le contraire.
Un
grand capitaliste
Le ministre québécois des Finances Bernard Landry est bien
sûr l'archétype de ce politicien interventionniste. On le
voit parcourir le monde à la recherche d'investissements, s'acoquiner
avec les plus importants chefs d'entreprise, annoncer programme d'aide
sur programme d'aide, offrir des subventions, « octrois »
et prêts sans intérêt à qui promet la création
de deux emplois en région ou dans les secteurs à la mode
que sont le multimédia et l'aérospatiale. « Inlassablement,
nous agissons et supportons l'entreprise privée et nous allons continuer
avec la même ardeur et la même vigueur tant que nous n'aurons
pas rejoint et même dépassé le niveau canadien
», explique-t-il dans une récente entrevue à
l'organe officiel du nationalo-étatisme québécois,
le quotidien Le Devoir. Un vrai grand capitaliste, quoi!
Dans le débat politique actuel, presque toute la classe des bien-pensants
est d'accord avec cette approche économique du ministre, malgré
les quelques critiques tièdes contre les excès dépensiers
du « modèle québécois »
qui se manifestent ici et là (voir LA REMISE
EN QUESTION DU MODÈLE QUÉBÉCOIS,
le QL, no 39). M. Landry
s'empresse d'ailleurs de proclamer « la fin d'une intervention
étatique grossière » pour que l'on comprenne
bien que les incessantes intrusions de l'État dans la vie économique
qu'il favorise se justifient par leur subtilité et leur «
efficacité ». Efficace ou pas, grâce à
la multitude d'« instruments financiers »
dont il dispose (Caisse de dépôt, Société générale
de financement, Investissement Québec, etc.), le ministre réussit
sans difficulté à projeter l'image d'un affairiste marchant
main dans la main avec ses amis les entrepreneurs et les investisseurs,
distribuant les largesses au fur et à mesure que l'argent sort de
la poche des contribuables surtaxés.
La faune socialiste radicale et anarchiste de gauche a évidemment
le beau jeu, alors, de dénoncer le gouvernement Bouchard comme «
vendu au capitalisme exploiteur », de dépeindre
le ministre Landry comme un chantre du « néolibéralisme
». L'interventionnisme ainsi dénoncé n'a bien
sûr rien à voir avec le libéralisme classique et le
capitalisme, et le ministre est bien plus proche de la position des socialistes
que de celle des libertariens, mais pourquoi s'empêtrer dans ces
distinctions sémantiques! La propagande fonctionne, le capitalisme
est discrédité par des actions qui lui sont pourtant étrangères,
et les journalistes de magazines économiques tout comme la foule
des bien-pensants et des ignorants goberont le cliché sans trop
se poser de question.
Moi
homme d'affaires, toi Jane
Ce petit jeu de minage du marché libre et de la philosophie libérale
se joue bien sûr aussi à Ottawa, mais on peut au moins en
admirer les ratés ces jours-ci. L'un des ministres fédéraux
en charge du saupoudrage de fonds publics aux entreprises, la ministre
des Ressources humaines Jane Stewart, est dans l'eau chaude depuis quelques
semaines. Les révélations se poursuivent sur des subventions
de plus d'un milliard $ distribuées à gauche et à
droite par son ministère sans que les vérifications financières
minimales et les suivis habituels aient été faits. En bref,
les fonctionnaires ont lancé l'argent par les fenêtres et
ont permis à des centaines de commerçants et entrepreneurs
de s'emplir les poches sans leur demander de comptes.
« Ironiquement, l'une des plus évidentes manifestations
de l'inutilité de l'intervention étatique dans l'économie,
la distribution de fonds publics aux entreprises, est devenue un argument
populaire contre le libre marché. »
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Les bien-pensants font les gorges chaudes: Comment un tel
gaspillage peut-il survenir? Comment les gestionnaires de nos avoirs collectifs
peuvent-ils faire preuve d'une telle incompétence?
Seuls les plus naïfs s'en surprendront. Cette pratique est vieille
comme le monde et les règles plus ou moins sévères
qui régissent l'attribution de ces subventions ne sont qu'un écran
de fumée expédient, pour nous faire croire qu'il s'agit de
quelque chose de sérieux.
Depuis qu'ils ont compris qu'ils pouvaient consolider leur pouvoir en manipulant
les lois et la fiscalité au profit de certains secteurs dans une
économie industrielle de plus en plus complexe, les gouvernements
ne se gênent pas pour aider les petits amis qui ont contribué
à la caisse du parti, ni pour se faire du capital politique et consolider
leurs appuis chez les électeurs suffisamment crédules pour
succomber au stratagème. L'argument officiel, que pratiquement personne
(sauf, bien sûr, les rares économistes qui comprennent le
fonctionnement du marché) n'a contesté pendant les décennies
de l'hégémonie idéologique keynésienne, et
qui commence à peine à être remis en question, est
encore et toujours que cela « crée de l'emploi
».
Dans un article paru dans La Presse il y a quelques jours, un journaliste
expliquait ainsi pourquoi Ottawa repousse d'un an la 3e phase de son programme
de grands travaux: « Pour des raisons éminemment
électoralistes, les libéraux préfèrent lancer
un nouveau programme d'infrastructures d'envergure en 2001-2002, soit le
plus près des prochaines élections fédérales.
» Qu'est-ce qu'il faut de plus pour s'ouvrir les yeux?
Ça n'empêche pas l'attachée de presse de la ministre
Stewart, une certaine Brigitte Nolet, de continuer à cogner sur
le même clou. Elle justifie les 10 millions $ par année
distribués dans la seule circonscription de sa patronne en pointant
vers la baisse du taux de chômage local: « It
has turned it around ». Si dépenser 10m
$ a vraiment permis de réduire le chômage dans ce comté,
pourquoi ne pas le baisser encore plus ou même l'éliminer
en dépensant 25m $? 50m $? Un demi-milliard
$? Si elle a pu se dénicher cet emploi auprès d'une
ministre libérale, c'est que la dame ne comprend probablement pas
la logique la plus élémentaire. Voici tout de même
la réponse: Parce que les millions viennent de quelque part dans
l'économie et tuent au moins autant d'emplois par les taxes qui
sont prélevées qu'ils en créent artificiellement et
d'une façon corrompue là où ils sont dépensés.
Si on faisait passer un test de compréhension de cette simple règle
économique à nos politiciens, journalistes, commentateurs,
économistes, et autres valeureux « intervenants »
dans le débat public, on pourrait constater que la majorité
en rejettent la pertinence ou ne la comprennent pas, soit par ignorance
et stupidité, soit parce que c'est dans leur intérêt,
comme membres de la caste parasitaire étatique, de ne pas trop s'étendre
sur la question. Mais le contribuable sceptique qui en a assez de se faire
voler la moitié de son salaire, lui, voit surtout une chose: le
gouvernement distribue encore son argent aux entreprises, aux capitalistes,
sans raison valable. Il croit que ce saupoudrage est l'une des manifestations
néfastes du capitalisme, et il en conclut que le capitalisme est
un mauvais système, au lieu d'être la solution à cet
interventionnisme délirant.
La
pire menace pour la liberté
Maintenant que la folie meurtrière du totalitarisme communiste ou
fasciste n'est plus une menace réelle et que les diverses options
qui s'affrontent dans le débat politique sont toutes des variantes
plus ou moins libérales, plus ou moins interventionnistes, plus
ou moins socialistes, du système démocratique développé
en Occident, ce sont les interventionnistes « pro-business
» qui apparaissent de plus en plus comme la pire menace pour
la liberté. Ils sont en effet le cheval de Troie de la tyrannie
bureaucratique et de l'oppression fiscale qui se camouflent derrière
de beaux discours trompeusement favorables à l'économie de
marché.
Depuis le début des années 1990, les socialistes à
l'ancienne mode ont d'ailleurs bien compris la nouvelle dynamique et se
sont « modernisés » en une soi-disant troisième
voie, qui dit maintenant « accepter les règles
de l'économie de marché tout en rejetant la société
de marché ». Pour le moment, il reste avantageux
pour les politiciens de projeter cette image favorable au monde des affaires.
Mais il n'est pas dit que l'opinion générale ne changera
pas, à la suite d'une récession difficile dans les années
à venir par exemple. Des socialismes plus durs pourraient alors
s'avérer de nouveau plus attrayants pour une partie importante de
la population, qui en aura eu assez de ce qu'elle perçoit comme
les excès du capitalisme.
Le scénario n'est pas difficile à imaginer. Les inepties
sorties de la bouche de l'énergumène qui gouverne ce pays
nous permettent d'en avoir un avant-goût. La semaine dernière,
se portant à la défense de sa ministre Stewart assiégée
par une meute de journalistes lors d'un point de presse, Jean Chrétien
a défendu l'utilité des programmes de saupoudrage au centre
de la controverse: « Tous ces programmes sont de bons
programmes. Pour la création d'emplois, pour la création
d'emplois pour les jeunes, pour l'alphabétisation. . . Mais nous
avons des problèmes administratifs qui doivent être réglés,
c'est certain. Et j'ai confiance, car la ministre et la sous-ministre sont
très compétentes et pourront s'en occuper. »
Ce qui explique « peut-être » ce cafouillage,
a toutefois expliqué le premier ministre, c'est d'une part que plusieurs
décisions se prennent maintenant au niveau régional et, d'autre
part, que le nombre d'employés du ministère a été
réduit de 20% au cours des dernières années. «
Si vous retirez 500 ou 600 employés à un ministère,
s'ajuster à cette réalité peut causer des problèmes,
pour ce qui est du processus. Nous nous penchons là-dessus et nous
allons régler ça », a-t-il ajouté.
L'explication est claire: les programmes sont bons, les responsables sont
compétents, mais il n'y a plus assez de bureaucrates pour s'occuper
de gérer le tout de façon convenable. Non seulement il en
faudrait plus, mais l'administration n'est pas assez centralisée
dans les tours de pousseux de crayons à Ottawa!
Voilà le type de solution qui s'en vient si on ne redonne pas leur
connotation positive au véritable capitalisme et au véritable
libéralisme. Comme ils ont l'habitude de le faire, les étatistes
nous diront que pour régler les problèmes du centralisme
bureaucratique, ce qu'il faut c'est plus de centralisme bureaucratique.
Le
remède est simple
Ces programmes de distribution de fonds publics engendrent inévitablement
de la corruption, aussi bien morale que politique, et non seulement chez
les politiciens et les bureaucrates mais aussi chez ceux qui reçoivent
l'argent et au sein du public en général qui se laisse berner.
Il ne sert à rien de tenter de les réformer, de renforcer
les règles, de resserrer les budgets, de raffermir le processus
d'octroi, d'améliorer le suivi. La seule véritable solution
pour se sortir de ce merdier, les penseurs libéraux l'ont proposée
il y a bien longtemps: enlevez l'État de là, abolissez tous
ces programmes, sortez les bureaucrates dehors et mettez la clé
dans la porte.
Parmi bien d'autres, un écrivain américain du siècle
dernier, Edwin Lawrence Godkin, l'a clairement énoncée en
1873. Cette époque nous apparaît aujourd'hui comme un paradis
libertarien tellement l'État n'a cessé de grossir depuis,
mais les esprits lucides y décernaient déjà les mêmes
tendances néfastes. Et quelques années plus tard les mouvements
populistes et « progressistes » s'appuieront,
pour vendre leur salade, sur une réaction générale
contre un crony capitalism similaire à celui d'aujourd'hui
et défendu par l'élite du temps. Ils réussiront d'ailleurs
à faire du 20e siècle un siècle voué à
l'étatisme, même dans ce pays phare de la libre entreprise
que sont les États-Unis.
« The remedy is simple, écrit Godkin.
The Government must get out of the “protective” business and the “subsidy”
business and the “improvement” and the “development” business. It must
let trade, and commerce, and manufactures, and steamboats, and railroads,
and telegraphs alone. It cannot touch them without breeding corruption.
»(1) Il suffit
de remplacer « bateaux à vapeur »,
« chemins de fer » et «
télégraphes » par aéronautique, informatique
et multimédia pour avoir une prescription plus contemporaine, et
tout aussi pertinente et juste.
1.
Nation, XVI (Jan. 30, 1873), p. 68, cité dans Ekirch, Arthur A.
Jr., The Decline of American
Liberalism, New York, Longmans Green and Company, 1955, p. 151.
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