Montréal,  5 février 2000  /  No 55
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur
 
  
  
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.
 
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.
 
     Il s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.
 
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.
 
EDITORIAL
 
LE CHEVAL DE TROIE DE L'INTERVENTIONNISME PRO-BUSINESS
 
par Martin Masse
  
  
          J'assistais récemment à une conférence où un économiste expliquait, chiffres et tableaux à l'appui, que les politiques interventionnistes des gouvernements québécois depuis les années 1960 avaient rendu l'économie québécoise moins productive et dynamique que les économies ontarienne, albertaine et américaine. Une journaliste assise à ma table, envoyée d'un des nombreux magazines à la mode consacrés au monde des affaires (Commerce, Affaires +, Entreprendre, etc.) semblait confuse devant l'explication du conférencier, qui tenait un discours clairement pro-marché et anti-étatiste.  
  
          Lorsque je lui ai fait remarquer en guise d'explication qu'en effet, le Québec n'a pas vraiment une économie capitaliste mais bien une économie mixte avec un gouvernement qui intervient partout, elle s'est exclamée: « Comment ça, pas capitaliste? Bernard Landry n'arrête pas de donner des millions aux compagnies! »  
   
          Outre ce qu'il révèle de l'ignorance qui règne dans le monde journalistique lorsqu'il est question d'économie (et ce, même dans un magazine spécialisé!), ce commentaire montre à quel point la propagande socialiste a réussi à salir et à détourner de son sens le terme « capitalisme ». La dame, qui s'opposait manifestement et avec raison à cette pratique de saupoudrage de fonds publics, n'y voyait pas une tare interventionniste mais plutôt une manifestation du capitalisme. Surprise de voir des gens identifiés comme des partisans du marché et du capitalisme s'y opposer, elle avait cru jusque-là qu'il fallait au contraire être à gauche, donc anti-capitaliste, pour dénoncer ce genre de pratique. 
 
Paradoxe idéologique 
   
          Dans la tête de bien des gens aussi confus que cette journaliste, le capitalisme n'est pas un système économique fondé sur la propriété privée, la liberté d'entreprendre et une implication idéalement minimale de l'État dans l'économie, un système qui a permis ces derniers siècles le plus grand accroissement de la richesse dans l'histoire humaine; c'est plutôt une sorte de complot qui permet à de grandes compagnies de leur voler leur argent par l'entremise du gouvernement.  
  
          Ironiquement, l'une des plus évidentes manifestations de l'inutilité de l'intervention étatique dans l'économie et de la corruption de la classe de parasites qui nous gouvernent, la distribution de fonds publics aux entreprises, est donc devenue un argument populaire contre le libre marché. L'alternative à ce « capitalisme d'État », où le gouvernement puise de l'argent dans les poches des contribuables pour le donner aux entreprises, devient alors pour beaucoup de gens une variante du paradis socialiste, où le gouvernement « redistribue la richesse » en taxant plutôt les méchants capitalistes exploiteurs au profit du petit peuple.  
  
          C'est ce type de paradoxe idéologique qui nous fait prendre conscience à quel point les partisans d'une politique soi-disant « centriste », interventionniste modérée, à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme, peuvent être plus dangereux à long terme pour la liberté que les socialistes cohérents qui prônent ouvertement plus d'État. Au moins, on peut facilement comprendre ce que demandent les seconds: plus de taxes, de dépenses, de réglementation, de planification, de redistribution de la richesse, de tyrannie bureaucratique; moins de liberté d'entreprendre, de commercer, de travailler et de consommer, moins de choix à tous égards. On peut les attaquer directement pour ce qu'ils sont, sans détour.  

          Les premiers au contraire disent reconnaître la supériorité de l'économie de marché sur l'économie planifiée, mais veulent toutefois l'encadrer et aider les entreprises à performer, à devenir compétitives et à se développer avec l'aide de nos « ressources collectives ». Ils ne sont pas les ennemis des entrepreneurs et des gens d'affaires, comme les socialistes plus radicaux, mais adorent plutôt couper les rubans avec eux et être perçus comme leurs plus grands amis. Ils donnent donc l'impression de favoriser le capitalisme, mais leurs actions visent en fait à placer le secteur privé sous la tutelle d'un État paternaliste, ce qui est exactement le contraire. 
  
Un grand capitaliste 
  
          Le ministre québécois des Finances Bernard Landry est bien sûr l'archétype de ce politicien interventionniste. On le voit parcourir le monde à la recherche d'investissements, s'acoquiner avec les plus importants chefs d'entreprise, annoncer programme d'aide sur programme d'aide, offrir des subventions, « octrois » et prêts sans intérêt à qui promet la création de deux emplois en région ou dans les secteurs à la mode que sont le multimédia et l'aérospatiale. « Inlassablement, nous agissons et supportons l'entreprise privée et nous allons continuer avec la même ardeur et la même vigueur tant que nous n'aurons pas rejoint et même dépassé le niveau canadien », explique-t-il dans une récente entrevue à l'organe officiel du nationalo-étatisme québécois, le quotidien Le Devoir. Un vrai grand capitaliste, quoi! 
  
          Dans le débat politique actuel, presque toute la classe des bien-pensants est d'accord avec cette approche économique du ministre, malgré les quelques critiques tièdes contre les excès dépensiers du « modèle québécois » qui se manifestent ici et là (voir LA REMISE EN QUESTION DU MODÈLE QUÉBÉCOIS, le QL, no 39). M. Landry s'empresse d'ailleurs de proclamer « la fin d'une intervention étatique grossière » pour que l'on comprenne bien que les incessantes intrusions de l'État dans la vie économique qu'il favorise se justifient par leur subtilité et leur « efficacité ». Efficace ou pas, grâce à la multitude d'« instruments financiers » dont il dispose (Caisse de dépôt, Société générale de financement, Investissement Québec, etc.), le ministre réussit sans difficulté à projeter l'image d'un affairiste marchant main dans la main avec ses amis les entrepreneurs et les investisseurs, distribuant les largesses au fur et à mesure que l'argent sort de la poche des contribuables surtaxés.  
  
          La faune socialiste radicale et anarchiste de gauche a évidemment le beau jeu, alors, de dénoncer le gouvernement Bouchard comme « vendu au capitalisme exploiteur », de dépeindre le ministre Landry comme un chantre du « néolibéralisme ». L'interventionnisme ainsi dénoncé n'a bien sûr rien à voir avec le libéralisme classique et le capitalisme, et le ministre est bien plus proche de la position des socialistes que de celle des libertariens, mais pourquoi s'empêtrer dans ces distinctions sémantiques! La propagande fonctionne, le capitalisme est discrédité par des actions qui lui sont pourtant étrangères, et les journalistes de magazines économiques tout comme la foule des bien-pensants et des ignorants goberont le cliché sans trop se poser de question.  
 
Moi homme d'affaires, toi Jane 
 
          Ce petit jeu de minage du marché libre et de la philosophie libérale se joue bien sûr aussi à Ottawa, mais on peut au moins en admirer les ratés ces jours-ci. L'un des ministres fédéraux en charge du saupoudrage de fonds publics aux entreprises, la ministre des Ressources humaines Jane Stewart, est dans l'eau chaude depuis quelques semaines. Les révélations se poursuivent sur des subventions de plus d'un milliard $ distribuées à gauche et à droite par son ministère sans que les vérifications financières minimales et les suivis habituels aient été faits. En bref, les fonctionnaires ont lancé l'argent par les fenêtres et ont permis à des centaines de commerçants et entrepreneurs de s'emplir les poches sans leur demander de comptes. 
  

  
     « Ironiquement, l'une des plus évidentes manifestations de l'inutilité de l'intervention étatique dans l'économie, la distribution de fonds publics aux entreprises, est devenue un argument populaire contre le libre marché. »  
 
 
          Les bien-pensants font les gorges chaudes: Comment un tel gaspillage peut-il survenir? Comment les gestionnaires de nos avoirs collectifs peuvent-ils faire preuve d'une telle incompétence? Seuls les plus naïfs s'en surprendront. Cette pratique est vieille comme le monde et les règles plus ou moins sévères qui régissent l'attribution de ces subventions ne sont qu'un écran de fumée expédient, pour nous faire croire qu'il s'agit de quelque chose de sérieux.  
  
          Depuis qu'ils ont compris qu'ils pouvaient consolider leur pouvoir en manipulant les lois et la fiscalité au profit de certains secteurs dans une économie industrielle de plus en plus complexe, les gouvernements ne se gênent pas pour aider les petits amis qui ont contribué à la caisse du parti, ni pour se faire du capital politique et consolider leurs appuis chez les électeurs suffisamment crédules pour succomber au stratagème. L'argument officiel, que pratiquement personne (sauf, bien sûr, les rares économistes qui comprennent le fonctionnement du marché) n'a contesté pendant les décennies de l'hégémonie idéologique keynésienne, et qui commence à peine à être remis en question, est encore et toujours que cela « crée de l'emploi ». 
  
          Dans un article paru dans La Presse il y a quelques jours, un journaliste expliquait ainsi pourquoi Ottawa repousse d'un an la 3e phase de son programme de grands travaux: « Pour des raisons éminemment électoralistes, les libéraux préfèrent lancer un nouveau programme d'infrastructures d'envergure en 2001-2002, soit le plus près des prochaines élections fédérales. » Qu'est-ce qu'il faut de plus pour s'ouvrir les yeux? 
  
          Ça n'empêche pas l'attachée de presse de la ministre Stewart, une certaine Brigitte Nolet, de continuer à cogner sur le même clou. Elle justifie les 10 millions $ par année distribués dans la seule circonscription de sa patronne en pointant vers la baisse du taux de chômage local: « It has turned it around ». Si dépenser 10m $ a vraiment permis de réduire le chômage dans ce comté, pourquoi ne pas le baisser encore plus ou même l'éliminer en dépensant 25m $? 50m $? Un demi-milliard $? Si elle a pu se dénicher cet emploi auprès d'une ministre libérale, c'est que la dame ne comprend probablement pas la logique la plus élémentaire. Voici tout de même la réponse: Parce que les millions viennent de quelque part dans l'économie et tuent au moins autant d'emplois par les taxes qui sont prélevées qu'ils en créent artificiellement et d'une façon corrompue là où ils sont dépensés 
  
          Si on faisait passer un test de compréhension de cette simple règle économique à nos politiciens, journalistes, commentateurs, économistes, et autres valeureux « intervenants » dans le débat public, on pourrait constater que la majorité en rejettent la pertinence ou ne la comprennent pas, soit par ignorance et stupidité, soit parce que c'est dans leur intérêt, comme membres de la caste parasitaire étatique, de ne pas trop s'étendre sur la question. Mais le contribuable sceptique qui en a assez de se faire voler la moitié de son salaire, lui, voit surtout une chose: le gouvernement distribue encore son argent aux entreprises, aux capitalistes, sans raison valable. Il croit que ce saupoudrage est l'une des manifestations néfastes du capitalisme, et il en conclut que le capitalisme est un mauvais système, au lieu d'être la solution à cet interventionnisme délirant.  
  
La pire menace pour la liberté 
  
          Maintenant que la folie meurtrière du totalitarisme communiste ou fasciste n'est plus une menace réelle et que les diverses options qui s'affrontent dans le débat politique sont toutes des variantes plus ou moins libérales, plus ou moins interventionnistes, plus ou moins socialistes, du système démocratique développé en Occident, ce sont les interventionnistes « pro-business » qui apparaissent de plus en plus comme la pire menace pour la liberté. Ils sont en effet le cheval de Troie de la tyrannie bureaucratique et de l'oppression fiscale qui se camouflent derrière de beaux discours trompeusement favorables à l'économie de marché. 
  
          Depuis le début des années 1990, les socialistes à l'ancienne mode ont d'ailleurs bien compris la nouvelle dynamique et se sont « modernisés » en une soi-disant troisième voie, qui dit maintenant « accepter les règles de l'économie de marché tout en rejetant la société de marché ». Pour le moment, il reste avantageux pour les politiciens de projeter cette image favorable au monde des affaires. Mais il n'est pas dit que l'opinion générale ne changera pas, à la suite d'une récession difficile dans les années à venir par exemple. Des socialismes plus durs pourraient alors s'avérer de nouveau plus attrayants pour une partie importante de la population, qui en aura eu assez de ce qu'elle perçoit comme les excès du capitalisme.  
  
          Le scénario n'est pas difficile à imaginer. Les inepties sorties de la bouche de l'énergumène qui gouverne ce pays nous permettent d'en avoir un avant-goût. La semaine dernière, se portant à la défense de sa ministre Stewart assiégée par une meute de journalistes lors d'un point de presse, Jean Chrétien a défendu l'utilité des programmes de saupoudrage au centre de la controverse: « Tous ces programmes sont de bons programmes. Pour la création d'emplois, pour la création d'emplois pour les jeunes, pour l'alphabétisation. . . Mais nous avons des problèmes administratifs qui doivent être réglés, c'est certain. Et j'ai confiance, car la ministre et la sous-ministre sont très compétentes et pourront s'en occuper. »  
  
          Ce qui explique « peut-être » ce cafouillage, a toutefois expliqué le premier ministre, c'est d'une part que plusieurs décisions se prennent maintenant au niveau régional et, d'autre part, que le nombre d'employés du ministère a été réduit de 20% au cours des dernières années. « Si vous retirez 500 ou 600 employés à un ministère, s'ajuster à cette réalité peut causer des problèmes, pour ce qui est du processus. Nous nous penchons là-dessus et nous allons régler ça », a-t-il ajouté. L'explication est claire: les programmes sont bons, les responsables sont compétents, mais il n'y a plus assez de bureaucrates pour s'occuper de gérer le tout de façon convenable. Non seulement il en faudrait plus, mais l'administration n'est pas assez centralisée dans les tours de pousseux de crayons à Ottawa!  
  
          Voilà le type de solution qui s'en vient si on ne redonne pas leur connotation positive au véritable capitalisme et au véritable libéralisme. Comme ils ont l'habitude de le faire, les étatistes nous diront que pour régler les problèmes du centralisme bureaucratique, ce qu'il faut c'est plus de centralisme bureaucratique.  
  
Le remède est simple 
  
          Ces programmes de distribution de fonds publics engendrent inévitablement de la corruption, aussi bien morale que politique, et non seulement chez les politiciens et les bureaucrates mais aussi chez ceux qui reçoivent l'argent et au sein du public en général qui se laisse berner. Il ne sert à rien de tenter de les réformer, de renforcer les règles, de resserrer les budgets, de raffermir le processus d'octroi, d'améliorer le suivi. La seule véritable solution pour se sortir de ce merdier, les penseurs libéraux l'ont proposée il y a bien longtemps: enlevez l'État de là, abolissez tous ces programmes, sortez les bureaucrates dehors et mettez la clé dans la porte.  
  
          Parmi bien d'autres, un écrivain américain du siècle dernier, Edwin Lawrence Godkin, l'a clairement énoncée en 1873. Cette époque nous apparaît aujourd'hui comme un paradis libertarien tellement l'État n'a cessé de grossir depuis, mais les esprits lucides y décernaient déjà les mêmes tendances néfastes. Et quelques années plus tard les mouvements populistes et « progressistes » s'appuieront, pour vendre leur salade, sur une réaction générale contre un crony capitalism similaire à celui d'aujourd'hui et défendu par l'élite du temps. Ils réussiront d'ailleurs à faire du 20e siècle un siècle voué à l'étatisme, même dans ce pays phare de la libre entreprise que sont les États-Unis.  
  
          « The remedy is simple, écrit Godkin. The Government must get out of the “protective” business and the “subsidy” business and the “improvement” and the “development” business. It must let trade, and commerce, and manufactures, and steamboats, and railroads, and telegraphs alone. It cannot touch them without breeding corruption. »(1) Il suffit de remplacer « bateaux à vapeur », « chemins de fer » et « télégraphes » par aéronautique, informatique et multimédia pour avoir une prescription plus contemporaine, et tout aussi pertinente et juste.  
  
  
1. Nation, XVI (Jan. 30, 1873), p. 68, cité dans Ekirch, Arthur A. Jr., The Decline of American 
    Liberalism, New York, Longmans Green and Company, 1955, p. 151. 
 
 
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Le Québec libre des  nationalo-étatistes  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
  
        « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »    

Alexis de Tocqueville   
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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