Montréal,  5 février 2000  /  No 55
 
 
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Pierre Desrochers est Senior Research Fellow (Urban Studies) à l'Institute for Policy Studies de l'Université Johns Hopkins à Baltimore 
 
LE MARCHÉ LIBRE
 
LES PIRATES DE LA FORÊT PUBLIQUE
(seconde partie)
 
par Pierre Desrochers
  
  
          Le film L'erreur boréale du poète Richard Desjardins et le cirque médiatique qui a suivi sa sortie ont sensibilisé plusieurs Québécois à la problématique forestière de leur province. Malgré les propos rassurants de certains fonctionnaires affirmant sans gêne que nos pratiques faisaient l'envie des Scandinaves, certains conflits latents, notamment entre pourvoyeurs et représentants de compagnies forestières, ont finalement été exposés au grand jour. À travers tout ce débat, plusieurs contribuables ont donc eu l'impression très nette que cette « richesse collective » était en train d'être dilapidée. 
 
          Pour couronner le tout, le chroniqueur environnementaliste du Devoir, Louis-Gilles Francoeur, constatait récemment que les Québécois s'étaient fait passer le « sapin du siècle », car « plus personne ne peut couper un sauvageon en forêt publique sans devenir un pilleur du bien public ». Selon le journaliste, cette situation illustre à quel point « le gouvernement est devenu l'intendant des grands exploitants forestiers, qui ont obtenu le monopole d'exploitation des arbres vivants ». M. Francoeur suggère toutefois une solution pire que le mal qu'il souhaite guérir: redonner à la forêt québécoise le statut de bien commun.  
  
          Or comme je l'ai expliqué plus en détail dans ma dernière chronique, un système où la propriété est considérée comme une ressource gratuite et peut être utilisée par tout le monde mène inévitablement à la destruction de cette ressource. C'est ce que l'on qualifie de « tragédie des biens communs ». La situation de la forêt québécoise est toutefois un peu différente, car elle correspond davantage à un modèle que certains auteurs ont qualifié de « tragédie des pâtures bureaucratiques ». 
  
Usage privé, abus public  
  
          La tragédie des pâtures bureaucratiques est un phénomène de dégradation des ressources que l'on observe lorsque des intérêts privés se font accorder un monopole d'exploitation temporaire sur des ressources publiques. Un chercheur américain résume le problème à partir des terres gouvernementales de l'Ouest de son pays: 
          Les gestionnaires bureaucratiques gagnent lorsque leurs agences croissent et prennent de l'importance et lorsqu'ils obtiennent des budgets et des équipes plus importantes. C'est en conséquence dans leur intérêt d'accorder un surcroît d'attention aux plus puissants, aux plus organisés et aux plus bruyants de leurs électeurs, ce qui explique qu'ils ont favorisé au fil de l'histoire les propriétaires de ranchs, les compagnies d'exploitation du bois et les compagnies minières. [Il est donc] peu surprenant que la plus grande partie des terres de l'Ouest ait été utilisée à l'excès ou que des pratiques de coupes d'arbres trop coûteuses et inutiles y aient été effectuées.  
   
          Il y a qui plus est une sorte de tradition administrative de renouvellement précaire des locations. Dans la mesure où les droits sont temporaires et peuvent être retirés, [leurs détenteurs] n'ont pas d'incitation à traiter les terres de pâture comme ils traiteraient leur propre propriété privée. Ils les traitent plutôt comme une sorte de propriété commune « allouée ». Ils n'ont pas d'incitation à procéder aux moindres améliorations, tout spécialement aux améliorations à long terme, et, comme dans la tragédie des biens communs, ils ont relativement peu d'incitations à ne pas sur-utiliser [la ressource](1).
          Il y a une solution bien simple à la tragédie des biens communs et des pâtures bureaucratiques: privatiser les ressources naturelles. Comme je l'ai expliqué dans une autre chronique (voir LES BOLCHÉVIKS DE L'ENVIRONNEMENT, le QL, no 37), la propriété privée, par opposition à la propriété publique, pousse le propriétaire à maintenir et à améliorer la valeur de son capital dans le long terme. Certaines forêts privées américaines illustrent ce principe de façon éclatante et démontrent que l'entreprise privée a tout intérêt à répondre aux différentes demandes du public. L'exemple de la compagnie International Paper (IP) est particulièrement éclairant à cet égard. 
  
Terres privées, bénéfice public(2) 
  
          Au début des années 1980, un biologiste du nom de Tom Bourland fut nommé responsable de la gestion des ressources animales sur les terres de IP au Texas, en Louisiane et en Arkansas. Malgré son titre, le rôle de Bourland était essentiellement de maintenir les relations de bon voisinage avec les propriétaires adjacents aux terres de IP, d'apaiser les groupes écologistes et de prévenir l'adoption de réglementations environnementales toujours plus envahissantes et mal avisées. Bourland jugea toutefois rapidement que la meilleure option pour protéger la faune sur son territoire était d'en augmenter la valeur marchande pour son entreprise, notamment en faisant la promotion d'activités récréo-touristiques de qualité. Il tenta donc de convaincre ses collègues de facturer l'utilisation des terres de l'entreprise et de les contrôler davantage. Plusieurs parmi ceux-ci se montrèrent d'abord très réticents, car les forêts de IP avait traditionnellement été libres d'accès aux campeurs, chasseurs et pêcheurs vivant à proximité. Nombre de gestionnaires locaux craignaient également les réactions de certaines têtes fortes qui ne manqueraient pas selon eux d'avoir recours au vandalisme et à l'intimidation s'ils tentaient de faire respecter la nouvelle politique de l'entreprise. 
  
  
     « La propriété privée, par opposition à la propriété publique, pousse le propriétaire à maintenir et à améliorer la valeur de son capital dans le long terme. »  
 
 
          Les responsables d'IP allèrent toutefois de l'avant, tant en raison du bénéfice financier qu'ils pouvaient espérer des frais d'accès que de la tragédie des biens communs qui frappaient leurs forêts. En effet, le libre accès des usagers avait au fil des années causé nombre de feux de forêts, de sérieux problèmes d'ordures, de même que l'ouverture de sentiers trop nombreux. De plus, le braconnage et une chasse légale trop importante avait presque décimée la faune de leur territoire. Bourland et ses supporters au sein d'IP soutinrent donc l'idée que les revenus additionnels générés par une surveillance accrue et la mise en valeur de la ressource animale compenseraient amplement l'investissement nécessaire pour instaurer la nouvelle politique.  
 
          Les principaux gestionnaires d'IP adoptèrent finalement la suggestion de Bourland en 1983. Ils confièrent la gestion de leur faune en sous-traitance à plus de 1400 associations de chasseurs. Ils adoptèrent également certaines pratiques, notamment des feux préventifs, afin d'éclaircir davantage le couvert forestier et de favoriser l'essor de plusieurs espèces allant des dindes aux perdrix en passant par les cerfs et les lapins. Au bout de trois ans, les revenus que l'entreprise tirait des activités récréo-touristiques dans la région correspondaient au tiers de la valeur résultant de l'exploitation de la matière ligneuse. Comme le soulignait Bourland en 1986: 
          Managed fee hunting programs are gaining acceptance among hunters seeking exclusivity, safer conditions, and abundant game. Reaction to these market dynamics is influencing International Paper Company's approach to wildlife management on approximately 2.3 million acres of land in Texas, Arkansas, and Louisiana. « Open » lands are being converted to traditional fee access programs. Market research, consumer profiles, and customary financial tests are being employed to design commercial operations aimed at promising market segments. Future emphasis will be on customer relations and profitability.
          Le succès de IP a depuis influencé les pratiques de plusieurs autres entreprises forestières américaines qui tirent maintenant une portion croissante de leurs revenus d'un meilleur équilibre entre les activités récréo-touristiques et l'exploitation traditionnelle de la forêt. Les exploitants forestiers s'assurent donc maintenant d'avoir des rivières et des lacs attrayants tant pour les chasseurs que pour les campeurs et les randonneurs. De plus, toutes les analyses faites sur les terres que l'on exploite tant pour la matière ligneuse que pour d'autres activités confirment que le nombre et la variété des espèces animales se sont améliorés de façon significative en raison d'un habitat de meilleure qualité et de prélèvements moins importants.  
  
          On peut évidemment opposer au succès d'IP le fait que les consommateurs doivent maintenant payer pour l'utilisation de la forêt. Les frais sont toutefois le plus souvent minimes (aux environs d'une dizaine de dollars par jour dans la plupart des cas pour le canotage, le camping, la randonnée et la pêche) et n'empêchent pas annuellement plus de 60 000 usagers de profiter des terres de l'entreprise dans le sud et le nord-est des États-Unis. Une chose est en tout cas certaine: contrairement à l'expérience québécoise, la plupart des forêts privées américaines n'ont rien d'une « erreur méridionale ». 
  
  
1. Robert J. Smith, « Privatiser l'environnement », in Max Falque et Guy Millière, 
    Écologie et Liberté, Paris: Litec, 1992, p. 51-52.  >> 
2. L'étude de cas de la International Paper est tirée de Enviro-Capitalists: Doing Good 
    While Doing Well, de Terry Anderson et Donald Leal, New York: Rowman & Littlefield, 1997, 
    p. 4-8. Pour plus de détails et d'autres exemples similaires, voir le site web du 
    Political Economy Research Center.  >> 
 
 
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