Montréal,
le 12 juin 1999 |
Numéro
39
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Le QUÉBÉCOIS
LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.
Il défend
la liberté individuelle, l'économie de marché et la
coopération volontaire comme fondement des relations sociales.
Il s'oppose
à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes,
de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les
individus.
Les articles publiés
partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques
qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.
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ÉDITORIAL
LA REMISE EN QUESTION DU
MODÈLE QUÉBÉCOIS
par Martin Masse
Le président sortant de la CSN, Gérald Larose, a surpris
un peu tout le monde il y a un mois en critiquant les excès du fameux
« modèle québécois » d'interventionnisme
et de gestion bureaucratique centralisée (voir Le QL, no
37). Ces déclarations ont semblé
ouvrir les vannes du mécontentement qui gronde dans plusieurs milieux
puisque depuis quelques semaines, les pages des journaux sont remplies
de déclarations et de textes qui vont dans le même sens.
Les moutons ont, semble-t-il, reçu la permission de s'aventurer
un peu plus à l'écart du pâturage habituel. Si un syndicaliste
et gauchiste notoire comme M. Larose peut émettre de
tels commentaires, c'est donc qu'il est maintenant possible de le faire
dans la bonne société des parlotteux médiatiques (tous
syndiqués évidemment) sans risquer de passer pour un méchant
néolibéral sans compassion.
Les termes du débat sont évidemment faussés dès
le départ. Le modèle québécois n'a en effet
rien d'un modèle et rien de québécois. Cette expression
sert simplement à renforcer le couplage idéologique entre
le nationalisme québécois et un étatisme pratiqué
sous tous les climats et à toutes les époques. Et chaque
petite élite étatiste se sert du sentiment patriotique pour
prétendre que sa forme d'étatisme a quelque chose de particulier.
On pourrait aussi bien parler de modèle suédois, modèle
allemand ou d'exception française – ou encore de « socialisme
de marché avec caractéristiques québécoises
», pour paraphraser l'expression affectionnée par le
tyran chinois, que ça ne changerait pas grand-chose au fond du débat.
Un débat qui, il ne faut pas trop s'en surprendre, ne fait qu'effleurer
la surface du problème. Inutile de s'exciter, la philosophie libertarienne
n'est pas en voie de conquérir les esprits québécois.
Les moutons peuvent bien s'aventurer maintenant dans les petits boisés
obscurs pour se donner des frissons, mais il n'est pas question de quitter
le troupeau. |
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Libéralisme limité des libéraux
Le Parti soi-disant libéral du Québec a ainsi tenu un conseil
général pour « rénover »
son programme, où l'on a beaucoup discuté de la remise en
question de ces dogmes du modèle québécois. On se
souviendra que Jean Charest avait d'abord soulevé la controverse
pendant la dernière campagne électorale en critiquant l'héritage
étatiste de la Révolution tranquille. Il semble vouloir de
nouveau pousser un peu plus son parti dans cette voie, mais il n'est pas
du tout évident que celui-ci veuille le suivre.
Parmi les résolutions discutées à ce congrès,
l'une présentée par la région d'Abitibi-Témiscamingue
suggérait de carrément forcer les diplômés en
médecine à travailler au moins trois ans en région
de façon à enrayer la pénurie de médecins qui
sévit dans plusieurs d'entre elles. Une façon libérale
de résoudre ce problème serait pourtant d'éliminer
les contingentements dans les facultés de médecine, d'abandonner
la gestion centralisée et bureaucratique de la santé et de
laisser le marché déterminer le niveau de salaire et les
conditions nécessaires pour attirer des médecins de leur
propre gré en région. Mais il a fallu que le député
Henri-François Gautrin se lève pour dire que ce ne sont «
que les États communistes ou totalitaires qui ont des mesures
de ce genre » pour que l'assemblée décide
de remettre à plus tard l'étude de ces mesures coercitives.
Le PLQ a aussi créé divers comités pour revoir le
rôle de l'État, un exercice qui « devra
se faire dans le respect des valeurs libérales et le respect des
libertés individuelles », selon le chef. Lorsque
les jeunes du parti ont proposé, dans cette perspective libérale,
qu'on remette en question le financement des syndicats par une retenue
imposée sur le salaire (la fameuse « formule Rand »),
c'est toutefois lui-même qui a mis le pied sur le frein: ceux qui
veulent des changements dans ce secteur « auront le
fardeau de la démonstration qu'il y a des changements à faire
», a alors tranché Jean Charest.
Bref, le PLQ reste fidèle à lui-même: un parti de guidounes
centriste et incohérent, qui rassemble des gens de toutes les idéologies
surtout à cause de leur opposition au séparatisme. Et comme
ce fut le cas pendant la campagne électorale quand M. Charest
a fait marche arrière lorsqu'on s'est offensé de sa critique
de la Révolution tranquille, les libéraux oublieront toutes
ces remises en question de l'étatisme dès qu'il deviendra
plus rentable de promettre des subventions à tout le monde.
Les péquistes ont d'ailleurs bien pris soin de reprendre le flambeau
du nationalo-étatisme et de camper clairement, eux, leur position.
Dans un élan de démagogie comme ceux auxquels il nous a habitués,
le premier ministre Bouchard a déclaré que le chef libéral
s'acharne à « égratigner, rapetisser,
noircir » le modèle québécois parce
qu'il nie l'identité québécoise. « La
bataille enclenchée contre le modèle québécois,
c'est une bataille contre l'identité québécoise
», a-t-il dit. Le PQ se prépare déjà
au prochain référendum et on peut être certain que
ceux qui partagent la mentalité de petit peuple frileux qui domine
dans cette société seront réceptifs à ce genre
de discours.
Critiques limitées des commentateurs
Chez les commentateurs de la presse, la critique du modèle québécois
ne va pas tellement plus loin. Tout le monde est bien sûr pour la
vertu, contre les excès bureaucratiques, les taxes écrasantes
et la productivité chancelante. Mais il est impossible de trouver,
dans tout ce qui a été écrit, une analyse radicale
du corporatisme et du socialisme à la québécoise qui
se fonde sur un point de vue cohérent en faveur de l'économie
de marché.
Il y a d'abord ceux qui mêlent tout et qui ne comprennent vraisemblablement
pas les enjeux réels du débat, ou font mine de les ignorer
pour noyer le poisson. C'est le cas du directeur du Devoir, Bernard
Descôteaux, qui se réjouit que les interrogations sur le rôle
de l'État viennent autant de la gauche que de la droite et qui propose
d'encadrer la discussion dans une sorte de commission nationale sur l'économie
et l'emploi, parce qu'« il y a nécessité
de rechercher les consensus autour des stratégies de développement
économique et social du Québec ». S'il
y a pourtant une caractéristique du modèle québécois
qu'il faudrait abandonner de toute urgence, c'est bien cette recherche
obsessionnelle du « consensus » qui mine l'initiative
individuelle et privée et finit toujours par redonner le rôle
prédominant au gouvernement. Mais Le Devoir défendait
déjà le corporatisme à la Franco et à la Mussolini
dans les années 1940 et n'a pas tant changé depuis.
« Les parlotteux
médiatiques qui déblatèrent sur les limites du modèle
québécois ne savent même pas de quoi ils parlent, n'ont
aucune perspective historique sur le phénomène qu'ils analysent,
n'ont aucune pensée cohérente à offrir comme alternative.
»
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Il y a également ceux qui déplorent les excès actuels
de l'étatisme mais qui mettent en garde contre une trop grande remise
en question, parce que le Québec n'est pas... comme les autres!
C'est ce que soutient l'éditorialiste de La Presse, Alain
Dubuc, considéré pourtant par plusieurs comme un idéologue
de droite. M. Dubuc explique que « les questions
de développement social et économique revêtent au Québec
une dimension identitaire propre aux minorités, qui a encouragé
le développement d'un cadre de fonctionnement consensuel. Au lieu
d'imposer aux citoyens des virages brusques, comme en Ontario, où
l'on est passé des excès néo-démocrates aux
excès néo-libéraux, le Québec négocie
ses virages. » Bref, selon l'éditorialiste, le
modèle québécois ne fonctionne plus et il faut le
remettre en question. Mais, parce que l'existence même du modèle
québécois rend le Québec si distinct et si épris
de « consensus », il ne faut pas aller trop loin
dans cette remise en question. C'est donc l'existence même du modèle
québécois qui nous empêche de trop remettre en question
le modèle québécois!
Il y a enfin ceux qui croient eux aussi que le modèle québécois
est révolu, mais qu'il a joué un rôle positif dans
le passé. Le collègue de M. Dubuc à La
Presse, le chroniqueur économique Claude Picher, défend
ce point de vue. Selon lui, cette recette interventionniste, «
même si elle semble dépassée aujourd'hui, a
donné de bons résultats ». Parmi ces bons
résultats, « la Caisse de dépôt
a permis de canaliser l'épargne québécoise vers les
titres québécois; Hydro-Québec a favorisé l'éclosion
et le développement de maisons de génie-conseil de réputation
internationale; tous les Québécois, riches et pauvres, ont
pu avoir accès à des soins de santé de qualité;
le régime des rentes a adouci les vieux jours de centaines de milliers
de retraités. » Mais comme l'explique pourtant
lui-même M. Picher plus loin, trente ans après
ces merveilleux accomplissements, les systèmes de santé et
de pension sont en quasi-faillite, les taxes et la bureaucraties sont atrocement
lourdes et l'économie québécoise est systématiquement
moins performante que celle de ses voisins, alors qu'elle gardait le pas
jusque dans les années 1960. Quel beau sens de la contradiction,
comme s'il n'y avait pas là un phénomène évident
de cause à effet!
S'il faut remettre en question le modèle québécois,
ce n'est pas seulement parce que le monde a changé depuis 40 ans,
comme l'explique M. Picher: c'est parce que l'étatisme n'a tout
simplement jamais fonctionné, pas plus dans les années 1960
qu'avant ou qu'aujourd'hui.
Perspective historique limitée
Au lieu de garder les yeux rivés sur le nombril québécois
et sur les quarante dernières années, quelques lectures sérieuses
auraient bien sûr permis à Claude Picher et à ses collègues
de comprendre ce fait essentiel et universel. Dans la préface à
son essai Liberalism: The Classical Tradition, le grand économiste
de l'école autrichienne Ludwig von Mises déplorait ainsi
en 1962 que la vague étatiste contemporaine, après avoir
pris son envol en Allemagne au siècle dernier, s'emparait maintenant
des esprits aux États-Unis. Là aussi, on considérait
qu'il s'agissait d'un « modèle » de développement
typiquement américain:
«
Surprisingly enough, these ideas are in this country viewed as specifically
American (...). Only a few people realize that these allegedly progressive
ideas originated in Europe and that their most brilliant nineteenth-century
exponent was Bismarck, whose policies no American would qualify as progressive
and liberal. Bismarck's Sozialpolitik
was inaugurated in 1881, more than fifty years before its replica, F.
D. Roosevelt's New Deal. Following in the wake of the German Reich, the
then most successful power, all European industrial nations more or less
adopted the system that pretended to benefit the masses at the expense
of a minority of "rugged individualist." The generation that reached voting
age after the end of the first World War took statism for granted and had
only contempt for the "bourgeois prejudice," liberty. »
Comme on le voit, ce débat n'est pas d'hier, même si nos fins
esprits distincts s'évertuent à réinventer la roue.
Il faudra un jour qu'un sociologue se penche sur ce paradoxe: alors que
notre culture, pour une si petite société, fait preuve d'une
originalité et d'un dynamisme remarquables et suscite un intérêt
qui dépasse nos frontières, nos débats intellectuels
sont d'une superficialité absolument sidérante. Les parlotteux
médiatiques qui déblatèrent sur les limites du modèle
québécois ne savent même pas de quoi ils parlent, n'ont
aucune perspective historique sur le phénomène qu'ils analysent,
n'ont aucune pensée cohérente à offrir comme alternative.
Presque jamais ils ne citent d'auteurs qui se sont penchés sur la
question. Ce débat tourne à vide et va simplement faire place
à d'autres débats plus pressants mais tout aussi vides de
sens d'ici quelques jours, sans qu'il en soit ressorti quoi que ce soit
de durable et de pertinent.
Notons que le quotidien The Gazette a au moins eu le mérite,
dans sa critique du modèle québécois faite en éditorial,
d'avoir référé à l'excellent livre de notre
collaborateur Jean-Luc Migué sur cette question (Étatisme
et déclin du Québec, Éditions Varia, 1999). Pour
le reste, il n'y a encore que dans les pages du QL qu'on trouvera,
parmi les publications québécoises, une critique soutenue
et cohérente de ce soi-disant modèle québécois
qui n'est en fait rien d'autre qu'un vieil étatisme universel.
Articles précédents
de Martin Masse |
Le Québec libre des
nationalo-étatistes
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« Après avoir pris ainsi
tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir
pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur
la société tout entière; il en couvre la surface d'un
réseau de petites règles compliquées, minutieuses
et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux
et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser
la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les
plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse
à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche
de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il
énerve, il éteint, il hébète, et il réduit
enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux
timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »
Alexis de Tocqueville
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE
(1840) |
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