Montréal, 19 février 2000  /  No 56
 
 
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Olivier Golinvaux est étudiant ( DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.
 
À BON DROIT
  
LE COUPLE DANS TOUS SES ÉTATS
 
par Olivier Golinvaux
  
  
          Le gouvernement fédéral canadien a annoncé la modification de 68 lois afin d'étendre l'application du régime juridique des couples vivant en union libre aux couples homosexuels. Pour Mme Anne McLellan, ministre de la Justice, ce toilettage textuel est « basé sur un profond engagement de tolérance et d'égalité ». Svend Robinson, député néo-démocrate et lui-même gay, considère qu'« il est approprié que, quelques jours avant la Saint-Valentin, on reconnaisse que nos relations en tant que couples gays et lesbiennes sont aussi fortes et importantes que les relations des couples hétérosexuels ». Tolérance, égalité, reconnaissance: n'en jetez plus!
 
          En fait, sous l'apparat des mots consensuels qui composent le vocabulaire de circonstance, le cadeau de Saint-Valentin que font les hommes de l'État n'est qu'un fruit pourri. Il n'y a vraiment pas de quoi se réjouir, ni pour les homosexuels, ni pour les autres, parce qu'un tel lissage juridique participe d'une logique plus liberticide qu'autre chose. 
 
          La présente réforme a été rendue nécessaire par l'invitation pressante faite au gouvernement par la Cour Suprême « d'assurer un traitement égal aux personnes de même sexe dans une relation d'union et à celles de sexes opposés » explique Mme la ministre Mc Lellan. Ainsi, certaines lois seront modifiées afin d'étendre les obligations légales applicables aux couples mariés à ceux qui ne le sont pas, hétéros et homos. La convergence apparaît sans ambiguïtés dans cette éclairante remarque faite par Mme la ministre: « C'est qu'avec cette législation, nous n'étendons pas seulement les bénéfices, mais aussi les obligations ». 
 
          Cette réforme, loin de consacrer la « mort du mariage » – une expression souvent prononcée ici à l'époque du débat sur le PACS(1) – en consacre au contraire l'expansion infinie. Débaptisé, toiletté, adapté, déguisé, le mariage – entendons, le diktat légal de ce que doivent être nos relations de couple – étend son emprise vers des horizons relationnels nouveaux. C'est la main bien visible des hommes de l'État qui se glisse sous tous les draps, bordés ou pas par un ministre du culte ou un notaire. C'est bien là le sombre revers de la médaille de la « reconnaissance par la société » que célèbrent Mme McLellan et M. Robinson. 

L'utilité du droit 
 
          Les relations de couple naissent sans qu'une force exogène ne soit requise – une évidence, mais c'est souvent une tâche centrale du philosophe que de réaffirmer les évidences nous rappelle Tibor Machan. Il n'y a nul besoin de faire des injonctions, nulle nécessité de distribuer des modes d'emploi impératifs. La raison, l'expérience individuelle de la vie et les conseils des proches qui sont passés par là suffisent. Il est par trop évident que la vie quotidienne d'un couple se déroule sans que les protagonistes ne se réfèrent continuellement au bréviaire étatique idoine. Ils vont sans le dire, à demi mots ou suite à de longues discussions, adopter certains modes de comportement l'un vis-à-vis de l'autre qui permettront les anticipations, la coordination.  
  
          Autrement dit, les partenaires vont d'eux-mêmes élaborer le règlement intérieur unique et évolutif de leur propre relation. Tant que celle-ci dure, cette monolithique et uniformisante réglementation qu'est la législation est tout simplement hors propos. C'est tout de même 99,9% des situations de la vie quotidienne dont nous parlons ici. Rayons-les d'un trait de crayon, ces fameux articles de loi! Le monde continuera à tourner sans eux. 
 

  
     « Les gays et les lesbiennes devraient se dresser pour affirmer leur droit de réglementer leurs relations de couple comme ils l'entendent; et les hétéros gagneraient à faire de même. » 
 
  
          En fait, l'utilité du Droit ne se fait sentir que lorsqu'il y a conflit. Il est vrai qu'il est toujours plus difficile de rester partenaire dans la rupture même, en organisant celle-ci de manière courtoise. Le rôle du Droit, dans ce cas de figure, n'est pas autre chose que d'aider les ex-partenaires à rompre leur relation étroite sans recourir à l'agression. Le Droit est l'art de mettre en oeuvre une règle rationnelle et universelle de justice, d'analyser ce qui est mien et tien dans une situation donnée, de manière à donner à chacun son dû, à ne porter préjudice à aucun(2). Pour nous libertariens, il est évident que cette approche très pratique du Droit pointe directement vers le concept de droit de propriété, noyau même de toute la discipline juridique. Le Droit bien compris n'est donc pas un ensemble plus ou moins complexe de normes comportementales réglementant la vie des gens, contrairement à ce que prétendent habituellement nos légistes inspirés par une vision constructiviste.
 
          Une conséquence dramatique de cette la vision constructiviste du monde est que la législation qui s'en inspire remplit fort mal son office s'agissant de résoudre les conflits humains par l'application d'une règle de justice. Tout ce qu'une réglementation monolithique des relations de couple peut faire est de servir de patron pour analyser si le règlement intérieur qu'avaient adoptés les partenaires lui était conforme ou non. Et le juge – la bouche de la loi – effectuera ex-post les corrections qu'impliqueraient les écarts par rapport au modèle, en octroyant une « compensation » financière à l'un ou à l'autre par exemple; peu important soit alors le fait que les comportements « déviants » aient été volontairement suivis, consentis par les partenaires durant leur relation.
 
          Par exemple, le modèle altruiste-collectiviste qui envahit même la jurisprudence a amené les juges français à faire cracher au bassinet la personne commerçante – mariée ou pas d'ailleurs – qui aurait bénéficié dans son activité de l'aide gracieuse consentie durant la vie commune par son partenaire. Par « compensation » ex-post, celui ou celle-ci peut bénéficier des effets d'un contrat de travail là où la vie réelle avait été faite de bénévolat. Ce type de décision est une violation flagrante du Droit de propriété [et] est fondamentalement de nature à favoriser la dégénérescence des relations entre les gens, plutôt qu'à les faciliter.
 
Étendre la logique parasitique 
 
          Bien sûr, certains pourront me rétorquer que la justice, dans le couple et dans la famille, est faite de bien plus que le simple respect de l'intégrité des espaces moraux en présence. Soit. Je ne le nie pas. Ceci étant, la justice à laquelle ils se réfèrent là n'a de sens que dans le cadre de relations exclusives, très étroites, qui se nouent dans une communauté volontaire. Or le problème est que dans les situations dont je parle, cette communauté volontaire n'existe déjà plus, elle a été dissoute par la volonté des partenaires de se séparer! Le seul principe dès lors applicable, c'est le principe universel de non-agression, principe d'ordre qui impose à tout un chacun d'avoir un comportement juste à l'égard de tous ses semblables. Or qu'on le déplore ou non, le partenaire dont on ne veut plus partager l'intimité redevient un semblable comme un autre. La tâche du Droit est de faire en sorte qu'il ne devienne pas moins qu'un autre.
 
          Or, un grand merci au système de réglementation-étalon, le discours de nombre de personnes en instance de divorce n'est pas autre chose que celui-ci: « M. le juge, je ne veux plus vivre avec X. Ceci dit, je demande le maintien d'une communauté de vie avec son portefeuille, le temps que X règle les droits-créances que le législateur dans sa grande bonté a mis à sa charge. Vous comprenez, je n'ai pas pris tout ce que le législateur m'autorisait à prendre à mon ex durant la vie commune, alors je le prend la différence maintenant: compensez! »
 
          Il n'y a vraiment pas de quoi se réjouir lorsque cette logique voit son application étendue plutôt que restreinte. Elle a déjà fait du mariage une relation potentiellement aussi parasitique en cas de rupture que le contrat de travail version syndicaliste. Va-t-elle maintenant gangrener la vie de tous les gens dont les relations de couple se distendent, homos y compris? On en prend le chemin dirait-on, dès lors que certaines des obligations légales imposées aux couples mariés sont étendues à tous les « conjoints de fait », homos comme hétéros.
 
          Bien entendu, je vis sur terre et je sais pertinemment que derrière la « reconnaissance » tant acclamée, il y a souvent la satisfaction très légitime de pouvoir esquiver un peu l'impôt grâce à un régime de matraquage moins sévère. Je sais pertinemment que derrière la « reconnaissance », il y a aussi le recul des coups bas portés par la législation sur les successions, qui empêche les gens de gratifier qui ils souhaitent et comme bon leur semble.
 
          Mais faut-il se lancer à corps perdu vers un mariage étatique diffus et qui ne dit pas son nom pour s'opposer aux violations de propriété plus musclées qui minent la vie des personnes légalement célibataires? Pourtant, plus encore que les autres, les homosexuels devraient être sensibles à l'idée d'espace moral individuel. Les gays et les lesbiennes devraient se dresser pour affirmer leur droit de réglementer leurs relations de couple comme ils l'entendent; et les hétéros gagneraient à faire de même: « Messieurs et mesdames les faiseurs de Lois, ma relation de couple ne vous regarde pas! Les conventions que je passe avec mon ou ma partenaire ne vous concernent pas; je ne vous autorise pas à leur substituer quelque autre qui serait plus à votre convenance pour régler mes affaires. Laissez nous vivre! »
 
 
1. Pacte civil de solidarité, « mariage homo » selon l'expression consacrée en France.  >>
2. Sur la pierre tombale de Lysander Spooner, juriste et anarchiste américain du XIXe siècle, on peut lire « To live honestly is to hurt no one and give to every one his due ». Il s'agit tout simplement du triptique du jurisconsulte romain Ulpien, revisité et explicité « Honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere »>>
 
 
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